“Les inégalités : un mal… ou un bien ?”, Les Échos, 11 janvier 2013.

Les inégalités hantent les démocraties contemporaines, dont certaines vouent un culte à l’égalité. Le problème, sempiternel, ne date pas d’hier. Il serait particulièrement criant, dans ses conséquences politiques, aux Etats-Unis. La question des inégalités (in)justifiées n’est pas pour autant tranchée. Trois ouvrages en anglais, pour un tour d’horizon.

Héritage de l’inégalité

Du souffle dans l’étude des inégalités ! Sans tableaux de données ni équations indigestes. Dans un gros pavé, discuté, deux spécialistes d’archéologie et d’anthropologie, reviennent sur le thème lancinant de leur origine. Actualisant le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau (1755), Flannery et Marcus promènent le lecteur sur Terre à partir de -15 000 avant notre ère. Traitant de la transmission héréditaire du pouvoir, ils décrivent comment des communautés sédentaires ont pu se transformer en cités stratifiées puis en royaumes, voire en empires. La division des tâches, dans des sociétés se complexifiant, nécessite différenciation et hiérarchisation. Surgissent des chefs. Et émerge la question des droits de leur descendance. L’inégalité héréditaire ne s’impose pas forcément. Elle n’est pas naturelle, martèlent les auteurs qui convoquent encore Rousseau. Apparaissant vers – 5 000 en Mésopotamie, elle est depuis discutée, souvent violemment. Flannery et Marcus repèrent toujours une tension entre nécessité de la hiérarchie et aspirations égalitaires. Rien de bien neuf sous le soleil contemporain, mais un formidable voyage dans l’histoire de l’humanité, de la servitude, de l’esclavage et du pouvoir. On sait que Voltaire avait répondu au « nouveau livre contre le genre humain » de Rousseau qu’il lui prenait, à le lire, « envie de marcher à quatre pattes ». L’impact sera peut-être le même sur certains lecteurs de cette somme. Discutable mais incontournable, elle propose une préhistoire de la stratification sociale. On en retiendra que les sociétés plus inégales sont souvent plus puissantes (sur les plans de la protection ou de la prédation). On en extraira aussi que la plus ancestrale inégalité sociale est bien entre hommes et femmes. Si ce n’est pas le sujet de ces pages érudites, elles le montrent de façon éclatante.

Malaise dans la représentation

Membre de la Cour Suprême des Etats-Unis, le progressiste Louis Brandeis estimait, il y a presqu’un siècle, que « Nous pouvons avoir la démocratie dans ce pays, ou nous pouvons avoir une forte concentration de la richesse, mais nous ne pouvons pas avoir les deux ». C’est pour vérifier ce commentaire que Martin Gilens, Professeur à Princeton, s’est lancé dans l’étude croisée d’une quarantaine d’années de données d’opinion et de décisions politiques. La situation américaine actuelle se caractérise par des niveaux d’inégalité inégalés depuis les années 1920. Gilens montre que si l’égalité civile est assurée, les préoccupations des plus aisés influencent disproportionnellement les décisions de Washington. Les préférences des mieux lotis sont mieux servies. Plus ouverts sur les droits des homosexuels ou l’avortement, moins allants sur la fiscalité, les opulents/influents occupent l’agenda politique. Pour le résumer en une formule triviale (qui plaira à gauche de l’échiquier), il n’y aurait pas de démocratie d’opinion, mais une démocratie du pognon. L’ouvrage n’est pourtant pas un énième pamphlet contre les traders et les ploutocrates. Il ne porte pas sur les millionnaires, ni sur le seul 1 % (rendu célèbre par les indignés de tout poil), mais sur les 10 % les plus favorisés (qui concentraient un tiers des revenus en 1950, la moitié aujourd’hui). L’analyse de Gilens ne met pas au jour une opinion et un peuple manipulés, mais des élites et lobbies efficaces. Si l’action publique se développe généralement au détriment des préférences des pauvres et de la classe moyenne, il n’en va pas ainsi pour la protection sociale. En l’espèce, la vaste majorité dispose d’alliés de poids (les retraités, les syndicats, l’industrie sanitaire). Pour se sortir d’une telle institutionnalisation de l’inégalité il faudrait d’abord, selon Gilens, plus de compétition politique, au delà donc du système bipartisan, et moins d’argent dans les campagnes électorales. L’analyse illustre, dans les circonstances américaines, un incontestable désenchantement démocratique.

Corrélations disputées

En 2009, avec leur ouvrage The Spirit Level, les deux épidémiologistes anglais Richard Wilkinson et Kate Pickett avaient rencontré le succès des deux côtés de l’Atlantique (voir Les Échos, 3 septembre 2009). Dans l’éternel débat académique, moral et politique sur les inégalités, ils soutenaient, une multitude de corrélations et de graphiques à l’appui, que les inégalités étaient dangereuses pour les individus et pour les sociétés. Dans une attaque virulente contre les favorisés, les deux auteurs écrivaient que les pays riches, par leurs niveaux élevés d’inégalités, seraient « dysfonctionnels », « malades », connaissant « un succès matériel mais un échec social ». Leur compatriote Christopher Snowdon instruit un dossier à charge contre ce travail. En s’appuyant sur d’autres données et en distillant d’autres résultats de la littérature spécialisée, il soutient, totalement à l’inverse, que l’inégalité c’est la prospérité et la santé ! D’une discussion serrée, il ressort des graphiques et corrélations, en miroirs de ceux de Wilkinson et Picket, aboutissant à des conclusions opposées. À quel Saint donc se vouer ? À défaut d’une théologie universellement acceptée, chacun trouvera aisément de l’information et de l’analyse sur les sites de l’OCDE (www.oecd.org/els/social/inegalite) et de l’Observatoire des inégalités (www.inegalites.fr). Et les interprètera en fonction de ce qu’il croît, mais aussi de ce qu’il voit.

Kent Flannery, Joyce Marcus, The Creation of Inequality. How Our Prehistoric Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery and Empire, Harvard University Press, 2012, 658 pages.
Martin Gilens, Affluence & Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton University Press, 2012, 348 pages.
Christopher Snowdon, The Spirit Level Delusion. Fact-Checking the Left’s New Theory of Everything, Little Dice, 2011, 171 pages.

 

 

1 réflexion sur « “Les inégalités : un mal… ou un bien ?”, Les Échos, 11 janvier 2013. »

  1. Merci Julien pour ce travail synthétique : plus de 1000 pages en une seule, c’est puissant! L’ouvrage historique me semble le plus enrichissant (pour ainsi dire, vu le sujet), à savoir qu’il n’est pas orienté à priori et plein d’enseignements. Le deuxième…bof…côté conclusion qui n’en est pas une, même si d’un point de vue historique et analytique il est sans doute intéressant. Quant au 3ème, inégalités = santé et prospérité ! Un auteur qui n’a jamais du sortir de son loft…

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