Les familles recomposées : contours, évolutions et situations. Une tentative de synthèse
Familles recomposées. L’expression, après hésitations, a été proposée par des chercheurs avant de pénétrer le vocabulaire courant[1]. Ces cellules familiales aux contours incertains, tant pour leurs membres que pour les observateurs, ne sont pas une entière nouveauté. Les recompositions familiales étaient autrefois courantes, et souvent rapides. Consécutives à des décès, elles passaient par le remariage d’un veuf ou d’une veuve. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les unions étaient rompues par la mort d’un des deux conjoints alors qu’aujourd’hui la cause principale des ruptures est le divorce (ou la séparation dans les couples non mariés). Les recompositions familiales concernaient autrefois des orphelins, qui trouvaient ainsi un beau-père (parâtre) ou une belle-mère (marâtre). Aujourd’hui, les enfants des recompositions sont les enfants des désunions.
Les recompositions contemporaines, procédant non du destin et de la fatalité mais de l’aspiration et de la volonté, sont devenues une problématique majeure du droit civil et du droit social de la famille[2]. Avant d’être politiques, philosophiques et morales, de multiples interrogations pratiques et méthodologiques nourrissent la gazette de l’expertise des recompositions. Il est, indubitablement, délicat de définir, décrire, délimiter, dénommer et décompter les familles recomposées, et les individus qui les composent.
De quoi parle-t-on ? Combien de personnes, et, parmi elles, combien d’enfants sont-ils concernés ? Le phénomène est-il vraiment en expansion ? Si les parents et grands-parents sont souvent inquiets, l’expert est parfois perplexe. Les recompositions produisent moins des configurations stabilisées que des trajectoires difficiles à suivre et malaisées à synthétiser dans des tableaux de données. Il faut, en effet, rendre compte de situations de facto et de jure souvent embrouillées, sans que le droit ne cerne toujours bien la situation de fait. Pour ne rien dire d’un appareil statistique construit pour suivre des situations plus stables.
D’abord une question de frontières
Définir et délimiter sont des exercices compliqués. Tout d’abord, les formes de recomposition varient. Surtout, la recomposition peut s’apprécier à des niveaux différents, selon les unités ainsi nommées (le nombre de familles recomposées), les adultes engagés (les hommes et les femmes vivant en couple dans des familles recomposées), les enfants impliqués (le nombre de mineurs vivant avec un beau-parent et/ou avec un demi-frère ou une demi-sœur).
Une préoccupation statistique essentielle, retentissant sur des préoccupations affectives et quotidiennes, est celle des périmètres et frontières. Où la famille recomposée commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? Le choix est nécessaire pour toute observation de portée générale. Stricto sensu, la famille recomposée, c’est la cellule familiale qui entoure directement, et très généralement dans un même logement, un enfant avec son père ou sa mère et son nouveau conjoint. Lato sensu, la famille recomposée, du point de vue de l’enfant, peut aussi comprendre le foyer de son autre parent (si la recomposition n’est pas liée à un décès) avec ses autres enfants éventuels, mais aussi des grands-parents nombreux.
Doit-on étendre le cercle familial à l’ensemble du réseau familial constitué du passé conjugal des parents de manière à circonscrire une famille élargie ou étendue ? Le problème technique premier tient dans la non correspondance entre le seul noyau résidentiel et l’environnement familial de l’enfant. La famille recomposée ne peut pas se définir totalement par le logement. Elle peut notamment inclure des enfants nés d’unions antérieures et vivant ailleurs.
Doit-on mesurer les recompositions au seul prisme du droit ? À ce titre les remariages – les anciennes « secondes noces » – feraient office d’indice principal, mais la donnée n’embrasserait qu’une partie limitée des recompositions. Doit-on les mesurer à l’aune de l’intensité des liens de parents et beaux-parents avec des enfants et beaux-enfants ? Mais alors quels gradients prendre en considération ?
La demi fratrie est caractéristique des difficultés de catégorisation. Deux enfants vivent sous le même toit. L’aîné a vécu la séparation de ses parents et vit avec son parent gardien et un beau-parent. Le cadet vit avec ses deux parents biologiques. Ils sont demi-frères (ou demi-sœurs). Dans le même foyer, l’un vit avec un couple uni, l’autre en famille recomposée. Doit-on aussi, et alors comment, repérer les éventuelles demi fratries nées d’une nouvelle union d’un parent mais ne cohabitant pas avec l’enfant ? Si affectivement les relations ne sont pas quotidiennes, elles comptent fortement pour la répartition des ressources financières, en particulier pour le paiement des pensions alimentaires et au moment des successions.
Se pose aussi le problème de seuil temporel. La grande majorité des enfants de parents séparés voient leur père ou leur mère (voire les deux) s’engager dans une nouvelle union, quand ce n’est pas plusieurs. À partir de quand la relation devient-elle union, puis à partir de quand l’union devient-elle, au moins aux yeux du statisticien, recomposition ?
N’y a-t-il recomposition que lorsqu’il y a cohabitation ? Bien des enfants de familles monoparentales, peuvent peut-être nommer beau-père ou belle-mère les relations, pas forcément poussées, de leur parent gardien. En tout état de cause c’est la quasi intégralité des enfants de couples désunis qui sont concernés par la perspective, sinon par la réalité objective et établie statistiquement, de la recomposition.
Pour être efficace, il faut faire des choix. L’approche INSEE (que l’on peut résumer par un couple qui élève ensemble un ou plusieurs enfants qui ne sont pas tous de lui) fournit un cadre. Supposer la cohabitation des membres de la famille recomposée ne satisfera pas complètement l’observateur averti, tout comme les familles vivant le phénomène. Pour autant, cette convention a le mérite de dessiner un périmètre, ce qui autorise ensuite les analyses et les estimations. Celles-ci ne sont pas commodes à établir. Il est difficile d’identifier les ménages concernés et, en leur sein, les spécificités familiales des individus. Depuis le milieu des années 1980, les experts ont affiné les méthodes et produit des chiffrages successifs. Ces derniers ne sont pas entièrement comparables, en raison d’abord des évolutions méthodologiques.
Les données établies sur une trentaine d’années ont été parcellaires et fragiles. Avec les progrès accumulés, elles permettent cinq estimations : nombre de familles recomposées, de beaux-parents, d’enfants dans des familles recomposées, d’enfants avec des beaux-parents, d’enfants avec des demi-frères et sœurs. Les analyses autorisent aussi un portrait des familles recomposées au regard des familles dites traditionnelles et des familles monoparentales. Les recomposées sont d’ailleurs, dans la grande majorité des cas, nées d’anciennes familles monoparentales, elles-mêmes issues de familles traditionnelles.
Prendre comme unité de compte les enfants mineurs
Compter, comme gouverner, c’est choisir. Premièrement, on fera le choix, sur le registre des délimitations et décomptes statistiques, d’abandonner le point de vue des adultes pour adopter la perspective des enfants. Ensuite, on considérera les enfants mineurs.
Les recompositions familiales, maintenant principalement conséquences de l’instabilité conjugale, sont souvent analysées du point de vue des parents. Pourtant l’unité de compte adulte ou famille n’est pas la plus simple, ni vraiment la plus éclairante. L’unité de compte la plus valable est l’enfant. Pour apprécier ces familles recomposées, il faut les voir, statistiquement, des yeux des enfants concernés. L’option est d’ailleurs cohérente avec le primat donné maintenant par le droit de la famille à l’intérêt de l’enfant. Elle est également pleinement cohérente avec l’idée selon laquelle c’est maintenant l’enfant qui fait la famille (et non le mariage). On peut discuter mille ans de la validité générale d’une telle affirmation. Elle est incontestable dans le cas des familles recomposées. En effet, c’est parce qu’il y a des enfants que l’on parle de recomposition familiale. Une nouvelle union, après une séparation, sans enfant ne pose aucun des problèmes contenus dans la problématique des recompositions familiales. La définition même de la famille recomposée tient dans la présence d’un enfant qui vit, en permanence ou en alternance, avec un de ses parents et son conjoint. C’est bien l’enfant qui fait la famille. L’approche de la famille recomposée recentre la famille sur l’enfant, et pas sur le couple. Tous les phénomènes (séparation, recomposition) conservent la même tournure mais n’ont pas exactement les mêmes dimensions ni la même signification si l’on se place du point de vue des enfants et que l’on examine quand et comment ils interviennent dans leur vie.
Le deuxième choix effectué ici est de ne prendre en considération, parmi les enfants des familles recomposées, que les enfants mineurs. Il est tout à fait défendable de prendre d’autres seuils que 18 ans. On peut, par exemple, ne pas prendre du tout de limite et intégrer tous les descendants d’un couple à une famille recomposée. Rien ne l’interdit. On peut aussi, ce qui est très souvent fait, prendre le seuil de 25 ans. Le seuil de 18 ans nous paraît pertinent au moins car, par sens commun et conformément à la règle juridique, un enfant est d’abord un mineur. Il n’est, ensuite, pas évident de devoir considérer comme recomposée une famille avec deux parents qui se mettent en couple après l’arrivée à l’âge de la majorité des enfants qu’ils n’ont pas eu ensemble.
Les difficultés de la mesure
Toutes ces précisions méthodologiques faites, que peut-on dire ? L’affirmation est récurrente : il y aurait multiplication des séparations et des recompositions. Si la statistique du divorce est suivie très précisément, il n’en va pas de même des séparations (qui ne sont pas enregistrées juridiquement) comme des recompositions (dont la statistique ne fait pas encore l’objet de séries). En évolution, des recompositions, on peut juste signaler des ordres de grandeur, qui d’ailleurs ne vont pas nécessairement, comme on pourrait pourtant s’y attendre, dans le sens d’une explosion du phénomène.
Première faille statistique : le nombre des séparations. On connaît bien le nombre total de divorces dans lequel sont concernés des enfants, soit 75 000 par an. Le nombre total de séparations dans des couples avec enfant(s) est assez mal connu. Il serait, selon le Haut Conseil de la Famille[3], de 150 000 par an (avec une incertitude de plus ou moins 20 000). Le veuvage, qui n’implique pas de nombreux enfants, est assez mal cerné. Au sens strict, il ne couvre que les personnes mariées dont le conjoint est décédé et qui ne se sont pas remariées. Mais au sens large, on trouve des parents qui ont perdu leur concubin ou leur partenaire. Au total, sur environ 150 000 ruptures de couples par an impliquant des enfants, la moitié sont des divorcés, l’autre moitié des séparations de parents non mariés (concubins et partenaires). Après les séparations, la remise en couple est relativement fréquente. La moitié des parents divorcés ne vivent plus seuls au bout de cinq ans. Le fait que les mères aient plus souvent les enfants en garde après rupture explique en partie le fait qu’elles reforment moins souvent que les pères un couple cohabitant. De nos jours, elles se remettent, relativement, plus souvent en couple après une rupture que dans les années 1970, à l’inverse des hommes, mais toujours moins qu’eux.
La statistique familiale se nourrit de trois sources principales : les enregistrements de l’état civil ; les recensements administratifs ; les enquêtes ad hoc. Les familles recomposées disparaissent dans les données sur les familles fournies par le recensement. Celui-ci ne permet pas de distinguer, parmi les familles biparentales, celles qui sont « intactes » de celles qui sont recomposées.
Il n’en va pas de même pour la monoparentalité. La statistique, en la matière, est précise et la direction claire. Sur une trentaine d’années, la proportion des familles monoparentales a doublé. En 1990, 12,5 % des familles avec enfant(s) de moins de 18 ans au domicile étaient comptées comme monoparentales. C’était le cas de 16,9 % d’entre elles en 1999 et de 20,6 % en 2008. Concentrons-nous sur la perspective des enfants, en les prenant là aussi comme unités de compte. En 2008, 18,3 % des enfants mineurs vivent dans des familles monoparentales (celles-ci étant d’une taille moyenne plus réduite). Une famille sur cinq est donc une famille monoparentale. Cette donnée montre une évolution, mais n’est pas une stratification figée. Il est vrai qu’il est difficile de passer de la « structure familiale », supposée stable, à des trajectoires familiales, par essence possiblement heurtées. La volonté générale des experts est de dépasser une vision statistique de la photographie, pour une vision dynamique et cinématographique des flux et trajectoires. Les familles monoparentales ne représentent en tout cas bien souvent qu’une forme transitoire entre deux unions libres ou deux mariages. La monoparentalité, ou uniparentalité comme on le dit parfois, peut n’être qu’un épisode.
Venons-en aux recompositions. Celles-ci ne peuvent donc pas, à la différence des situations de monoparentalité, être appréciées par l’intermédiaire des recensements de la population. Afin d’approcher des situations qui échappent largement à l’état civil et aux recensements administratifs, l’enquête démographique s’impose. Ce sont des questions spécifiques qui permettent de reconstituer statistiquement les recompositions, de distinguer entre les enfants et les beaux-enfants de chaque personne. Les premières mais rares sources ont été des enquêtes particulières sur la famille, ou à base d’échantillons d’enfants, où le répondant est l’enfant, sur les trajectoires conjugales de ses parents et ses propres trajectoires résidentielles et familiales. Ces enquêtes singulières sont coûteuses, avec de formidables questions techniques et pratiques. Où réside l’enfant ? Là uniquement où il se trouve le jour du recensement, tel que d’ailleurs ceci est déclaré par l’un seulement des parents ? Un jour un enfant peut être compté en famille monoparentale, lorsqu’il se trouve chez sa mère séparée, le lendemain il se trouvera en famille nombreuse avec son père, sa nouvelle conjointe et leurs nouveaux enfants. Par ailleurs, si l’enfant est l’unité statistique, il faut savoir qui doit répondre pour lui lorsqu’il n’est pas capable de discernement (au moins statistique). En l’occurrence c’est souvent la mère, supposée être la personne qui le connaît le mieux.
Des évolutions difficiles à retracer
Comme le sujet est difficile à cerner juridiquement et les réalités mouvantes, les perspectives sont difficiles à retracer. En 2000, l’INSEE titrait sur « 1,6 million d’enfants vivent dans une famille recomposée », en posant 25 ans comme limite d’âge, et en 2009, malgré l’affirmation selon laquelle les transformations familiales allaient s’accentuant, sur « 1,2 million d’enfants de moins de 18 ans vivent dans une famille recomposée »[4]. Les chiffrages, repris en série, peuvent, en première lecture, induire en erreur sur l’ampleur et l’évolution du phénomène. Il faut donc une lecture attentive pour faire attention aux différences de champ et aux limites d’âge.
On reprend maintenant la suite des quatre principales estimations qui ont été faites en environ un quart de siècle. On apporte les principaux résultats, pour la perspective des enfants de moins de 18 ans, en soulignant les caractéristiques des familles recomposées qui sont restées stables, et celles qui ont évolué.
En 1985, selon l’enquête « Situations familiales » (INED, INSEE), 680 000 enfants mineurs vivent dans une famille recomposée, 1 120 000 dans une famille monoparentale. 86 % des enfants vivant en familles recomposées ont d’abord vécu avec leurs deux parents ensemble. Les deux tiers ont vécu une période en famille monoparentale. La très grande majorité avaient, en 1985, des parents biologiques mariés puis divorcés, ou mariés et séparés. Les autres avaient des parents séparés après une union libre (8 %) ou bien avaient connu le décès d’un parent (6 %). On a là l’illustration du déclin du veuvage comme fait générateur de la recomposition, mais aussi une illustration du mouvement de hausse rapide, depuis, de l’union libre.
En 1990, selon l’enquête « Famille » (INSEE), les enfants de moins de 18 ans sont 750 000 à vivre dans plus de 500 000 familles recomposées. Ils représentent 9,1 % du total des mineurs. Les situations se partagent globalement en trois tiers : ils sont nés d’une union précédente et vivent avec un demi-frère ; ils sont nés d’une union précédente et vivent sans demi-frère ; ils sont les enfants du couple actuel. Cette tripartition ne varie pas ensuite.
En 1999, selon l’enquête « Histoire familiale » (INSEE), plus de 1,1 million de mineurs vivent dans des familles recomposées. Cependant, le parti pris dans la valorisation de ces travaux est de mettre l’accent sur les moins de 25 ans. En comparant avec l’enquête de 1990, les analyses relèvent la progression du nombre de familles recomposées et de la proportion d’enfants concernés (plus 10 % environ en dix ans). L’étude rend compte de la taille de ces familles recomposées, plus nombreuses que les familles monoparentales et traditionnelles. Le tableau tiré de cette comparaison entre ces deux enquêtes est, rétrospectivement, à prendre avec précaution. Il importe au moins en raison du fait que ces chiffres ont alors été largement communiqués et utilisés.
Répartition des familles et des enfants selon le type de famille familles, en 1990 et 1999 (en %)
1990 |
1999 |
|
Les familles… | ||
…traditionnelles |
77,6 |
73,4 |
…monoparentales |
15,3 |
18,6 |
…recomposées |
7,1 |
8 |
Les enfants vivant dans une famille | ||
…traditionnelles |
69,3 |
65,7 |
…monoparentales |
11,4 |
15 |
…recomposées |
7,3 |
8,7 |
Source : INSEE.
Note : il s’agit des enfants de moins de 25 ans.
En 2006, selon un travail approfondi de l’INSEE, un peu moins de 1,2 million d’enfants de moins de 18 ans vivent dans une famille recomposée en France métropolitaine. Cette étude qui fournit une méthode d’estimation reproductible est celle dont les résultats autorisent un portrait actuel des familles recomposées[5]. Comme le signalent bien ses auteurs, il faut prendre garde aux rapprochements avec les enquêtes précédentes.
Les séries statistiques ne sont pas établies. Si l’on se permet – ce qui peut agacer le puriste – de reprendre les estimations successives, on note une progression au cours des années 1980 et 1990, puis une stabilisation du nombre de mineurs dans les familles recomposées (0,68 million en 1985 ; 0,75 en 1990 ; 1,1 en 1999 ; 1,16 en 2006). Ces variations d’une période à l’autre reflètent des révisions fondées sur des méthodes et des estimations nouvelles, plutôt que des changements de niveau à partir d’une définition et d’une méthode intangibles.
La rigueur statistique oblige à la prudence. Les conclusions sur les tendances à la hausse doivent être prudentes. Pour autant, il semble assez clair que la tendance soit haussière, même si ce n’est, dans les années récentes, que légèrement. Les évolutions que l’ont peut tirer des enquêtes Emploi de l’INSEE montrent elles aussi une petite progression des famille recomposées, entre 2003 et 2007. En 2003, 8,7 % des enfants étaient, dans cette enquête, comptés comme vivant dans des familles recomposées. Ils étaient 9,2 % en 2007. L’augmentation n’est pas spectaculaire et à la limite de la significativité statistique.
Au delà des données fraîches et des grandes enquêtes démographiques sur la famille des études ponctuelles viennent confirmer l’augmentation, sur un temps un peu plus long, de la proportion d’enfants concernés par les recompositions. Ainsi, une étude de quatre cohortes d’enfants (nés entre 1959 et 1978) [6] met en lumière la croissance de la part des enfants ayant vécu une recomposition : de 3 % dans les générations 1959-1962 à 11 % dans les générations 1974-1978. C’est dans la catégorie sociale des employés (certes d’une grande hétérogénéité) que le phénomène s’est le plus étendu, passant de 7 % des enfants à 20 % sur un quart de siècle.
Proportion des mineurs ayant vécu une recomposition familiale selon l’origine sociale et l’année de naissance (en %)
1959-1962 |
1963-1967 |
1968-1973 |
1974-1978 |
|
Agriculteur |
1 |
1 |
2 |
3 |
Artisan – commerçant |
2 |
6 |
5 |
12 |
Cadre |
3 |
6 |
8 |
10 |
Profession libérale |
5 |
6 |
8 |
10 |
Employé |
7 |
6 |
8 |
20 |
Ouvrier |
3 |
4 |
4 |
8 |
Total |
4 |
5 |
7 |
11 |
Source : Paul Archambault, Les enfants de familles désunies en France. Leurs trajectoires, leur devenir, Paris, INED, 2007
Lecture : 3 % des enfants nés entre 1959 et 1962, vivant dans une famille dont la personne de référence était un ouvrier, ont connu avant 18 ans une recomposition familiale. C’était le cas de 8 % d’entre eux pour la cohorte 1974-1978.
On ne peut savoir précisément, malgré cette apparente abondance de données, ce qu’ont été les évolutions du nombre de familles recomposées. Les estimations consécutives sont difficilement comparables. Assurément, la progression, puisque progression il y a tout de même, a été bien moindre que pour les familles monoparentales. Comment l’expliquer ? Tout d’abord, tous les monoparents, en particulier les femmes (peut-être car elles ont plus souvent la charge d’enfants), ne se remettent pas en couple. De surcroît, les recompositions peuvent être de courte durée et échapper à une caractérisation en tant que telle (ceci autant par l’appareil statistique que par les personnes directement concernées). Enfin, lorsque les mineurs issus d’une précédente union quittent le domicile, la famille est à nouveau considérée, statistiquement, comme traditionnelle. Comme les enfants, une fois majeurs, quittent plus précocement les familles recomposées, les impacts statistiques sont significatifs. De fait, l’évolution du nombre de familles recomposées à un instant t peut être moins rapide que l’évolution du nombre total des enfants qui ont pu, à un moment ou un autre, être concernés.
Un portait possible de la situation
La rétrospective est imprécise. Le portrait peut maintenant, grâce aux efforts récents, être plus détaillé.
L’étude qui permet des estimations au 1er janvier 2006 s’appuie à la fois sur les données du recensement, pour compter les enfants vivant avec un couple parental, et sur celles des enquêtes Emploi de l’INSEE pour les ventiler (ou les « décomposer ») entre diverses structures familiales (en l’occurrence traditionnelles ou recomposées).
En 2006, sur les 1,2 million d’enfants vivant au sein d’une famille recomposée, 780 000 vivent avec un beau-parent, le plus souvent un beau-père (pour 600 000 d’entre eux). Les autres vivent avec leurs deux parents, mais aussi avec des demi-frères ou demi-sœurs. On note toujours une répartition en à peu près trois tiers selon la situation des enfants : environ 0,4 million vivent avec un beau-parent et un enfant de l’union actuelle, 0,4 avec leurs deux parents et au moins un enfant issu d’une précédente union, et 0,4 uniquement avec un beau-parent.
Répartition des 1 160 000 enfants vivant dans des familles recomposées
Source : INSEE, 2009
On compte 580 000 familles recomposées, 450 000 beaux-pères et 140 000 belles-mères. 7 % des hommes vivant avec un mineur sont beaux-pères, 2 % des femmes sont belles-mères.
En termes de caractéristiques sociodémographiques, les familles recomposées comportent des fratries plus nombreuses et sont plus modestes. La moitié des enfants concernés vivent dans une famille de trois enfants et plus (ce n’est le cas que du tiers des enfants dans les familles « traditionnelles »). Dans les familles recomposées avec au moins un enfant de l’union actuelle, 70 % des enfants vivent dans une famille nombreuse (avec trois enfants ou plus). Il y a là un point important : de plus en plus les familles nombreuses sont des familles recomposées[7]. En effet, alors que le nombre de familles nombreuses « traditionnelles » baisse, celui des familles recomposées augmente. Et les familles recomposées, du fait de la coexistence d’enfants issus des unions précédentes et de l’arrivée de nouveaux enfants, deviennent souvent des familles nombreuses (c’est-à-dire de plus de 3 enfants). Deuxième caractéristique, comme les familles monoparentales, les familles recomposées ont des situations socioéconomiques moins favorisées que les familles traditionnelles. Un quart des femmes n’ont aucun diplôme. Elles sont inactives dans une même proportion. Par ailleurs, dans ces familles, la femme est, plus souvent que dans les familles traditionnelles, plus âgée que l’homme. C’est le cas une fois sur trois dans les familles recomposées, une fois sur cinq dans les familles traditionnelles.
D’autres enquêtes permettent de pénétrer dans l’univers quotidien des familles recomposées. En l’espèce, les familles recomposées se distinguent des familles traditionnelles sans pour autant bouleverser totalement les habitudes. Des études signalent un partage des tâches parentales et domestiques plus égalitaires, avec une gestion budgétaire plus individualisée[8]. Ce sont toujours majoritairement les femmes qui préparent les repas et s’occupent du linge. Mais les hommes s’investissent davantage, même si cette implication supplémentaire relève encore surtout de la sociabilité. En ce qui concerne certaines tâches ménagères comme la vaisselle ou pour la gestion des achats quotidiens, les couples recomposés partagent plus les activités. Les couples dans les familles recomposées sont donc plus égalitaires, même si les grandes hiérarchies, inégalités et différences (on choisira son mot) de rôle ne sont pas définitivement écartées.
Ce recueil commenté de données sur les familles recomposées ne saurait se terminer sans souligner leur hétérogénéité. Bien entendu, dans des groupes de taille si importante, les différences sont de mise, comme pour les familles monoparentales. Dans ce cas, par exemple, il n’y a pas grand de chose de commun, sur le plan des contraintes économiques quotidiennes, entre, une femme cadre supérieur très active (et bien rémunérée), ne souhaitant pas s’engager avec un nouveau conjoint (pour des raisons personnelles et/ou pour son enfant) et une femme employée, à horaires décalés, qui a besoin de stabilité financière. Il y a d’ailleurs là une partie de l’explication de la sur représentation des femmes employées parmi les recomposées : les femmes les plus diplômées, pouvant assumer seule leur(s) enfant(s), vivent plus volontiers seules. Pour les recompositions familiales, il en va de même. Celles-ci impliquent différemment hommes et femmes, mères et belles-mères, pères et beaux-pères. Les expériences et les contraintes ne sont pas les mêmes selon les niveaux socioéconomiques. Les arrangements sont plus ou moins facilités par l’aisance financière, mais aussi (et surtout) par l’entente des ex-conjoints. Ce thème de l’entente entre les ex conjoints mais aussi entre les nouveaux conjoints et les ex est très souvent souligné comme déterminant dans les traités pratiques portant sur les recompositions familiales
Cette diversité à l’esprit, il faut tout de même terminer un portrait par des images claires. Si l’on doit se souvenir d’un chiffre alors retenons cette donnée simple : 70 % des enfants vivent en famille traditionnelle, 20 % en famille monoparentale, 10 % en famille recomposée. Ces familles recomposées se singularisent par quatre principaux traits qui sans les caractériser intégralement, les distinguent relativement : elles sont plus jeunes, plus nombreuses, plus modestes et plus égalitaires. Elles sont peut-être aussi plus fragiles – ne serait-ce que sur le plan juridique.
[1]. Voir Marie-Thérèse Meulders-Klein, Irène Théry (dir.), Les recompositions familiales aujourd’hui, Paris, Nathan, 1993.
[2]. Pour un panorama efficace, voir Isabelle Corpart, Familles recomposées. Le couple, l’enfant, les parents, le patrimoine, le logement, Rueil-Malmaison, Éditions Lamy, 2011.
[3]. Haut Conseil de la Famille, Ruptures et discontinuités de la vie familiale, Note adoptée le 8 juillet 2010. www.hcf-famille.fr
[4]. Voir INSEE Première (n° 901, juin 2003 ; n° 1259, octobre 2009)
[5]. Olivier Chardon, Emilie Vivas, « Les familles recomposées : entre familles traditionnelles et familles monoparentales », Document de travail, n° F0904, INSEE, 2009.
[6]. Voir Paul Archambault, Les enfants de familles désunies en France. Leurs trajectoires, leur devenir, Paris, INED, 2007.
[7]. Plus globalement, voir Laurent Toulemon, « Qu’est-ce qu’une famille recomposée ? », Informations sociales, n° 115, 2004, pp. 18-33.
[8]. Voir Pauline Domingo, « Le quotidien des familles recomposées », Politiques sociales et familiales n° 96, 2009, pp. 96-104