Regards vers le futur
Quel avenir ? De la donnée, de la robotique, des organisations nouvelles. C’est ce qui ressort de trois ouvrages en anglais, aux origines et observations différentes, mais qui n’oublient pas de rappeler que ce sont les comportements contemporains qui font le monde de demain.
Désillusions numériques
Jaron Lanier est un drôle d’oiseau. Prophète et gourou de la Silicon Valley, musicien et essayiste aux cheveux longs, il est salarié de Microsoft et spécialiste de réalité virtuelle. Connu pour avoir dénoncé ce qu’il appelle le « maoïsme digital » et le « collectivisme en ligne » (c’est-à-dire la captation de données gratuites par les géants du Net), il s’interroge sur qui, aujourd’hui, détient l’avenir. Sa thèse globale est celle d’une révolution numérique qui profite d’abord à l’élite et aux grandes compagnies, conduisant à une polarisation sociale croissante et au rétrécissement des classes moyennes. Celles-ci, attirées telles des Ulysse modernes par ce que Lanier baptise des « serveurs sirènes », se brûlent les comptes en banque et leur avenir en cédant gratuitement leurs données. Si les tendances devaient se poursuivre l’avenir appartiendrait totalement aux dirigeants de grandes compagnies régnant sur des fermes numériques et des populations appauvries et anesthésiées. Pour Lanier, il faut que chacun puisse être rémunéré, par micro-paiements, pour ses données. Dans cet ouvrage peu banal, ponctué d’interludes et de digressions, l’auteur se montre avant tout sceptique sur les conséquences de ce qu’il a lui-même un temps valorisé : le futur positif d’une vie numérique et supposée aussi ouverte que gratuite.
Conseils pratiques
Les consultants du BCG s’intéressent, de fait, à la question posée par Lanier. Qui peut détenir le futur ? À l’occasion des 50 ans du cabinet de stratégie, 50 papiers d’expertise sont proposés pour préparer les 50 ans qui viennent. Il n’en ressort pas une matrice unique, mais un fourmillement d’idées. De cette « sagesse collective » du BCG on perçoit un monde où data et design compteront bien davantage. Un monde, plus compétitif, avec des stratégies plus axées encore sur le low-cost (voir, à cet égard, les remarques sur Gutenberg et l’imprimerie comme ancêtres du low-cost). Un monde, plus volatil, où la capacité d’adaptation mais aussi la confiance seront des avantages comparatifs. Un monde, plus global, où l’on voit déjà poindre des sources de croissance (14 billions de dollars d’investissements immobiliers d’ici 2030 dans les villes des marchés émergents) avec l’affirmation des classes moyennes émergentes (qui ne sont pas encore touchées par les problèmes soulignés par Jaron Lanier). Un monde, composé d’individus hyperconnectés (la moitié de l’humanité sur Internet d’ici 2016), qui sera plus efficient et plus créatif. Un monde, où tout le monde peut entrer partout en concurrence pout tout, et où les leaders devront inspirer pour créer de la loyauté plutôt qu’intimider ou véritablement diriger (ce qui change certainement le métier). Un monde d’organisations qui seront plus faites d’assemblages de groupes de jazz que structurées en un orchestre symphonique. Il s’ensuit que les leaders ne doivent plus chercher à penser en dehors de la boîte (comme le susurre tout opus de prêt-à-manager) mais dans de nouvelles boîtes. Au total, un ouvrage qui invite à naviguer à travers les turbulences et l’accélération du temps. Avec des idées business, mais pas seulement. À déguster et à compléter par son site compagnon (bcgperspectives.com) avec une idée optimiste à l’esprit : on peut maîtriser les circonstances et ne pas demeurer leur prisonnier. Voici la clé BCG.
Observations robotiques
À la différence de Jaron Lanier, devenu non pas technophobe mais au moins sceptique, Illah Reza Nourbakhsh (qui enseigne la robotique à Carnegie Mellon) a conservé tout son enthousiasme, né, entre autres, de Star Wars. Dans un ouvrage percutant, comme savent les faire les Presses du MIT, l’auteur nous implique dans une prospective sensée et sensible des l’univers des robots. La grande question est de savoir comment nous allons mieux vivre avec ces créations, de plus en plus présentes et puissantes, aux frontières des deux mondes physique et digital. Remplis de capteurs, de processeurs et de moteurs, les robots (qu’aucun spécialiste de robotique ne se risquerait à définir), vont révolutionner nos existences sur les trois plans de l’action, de la perception et de la cognition. Plus seulement ménagers ou domestiques, ils vont pleinement investir l’espace public, qu’il faudra désormais aménager et partager avec eux. Court mais copieux, le livre est composé de scénettes de science-fiction, aux horizons 2030, 2050 ou 2231, suivies de développements moins imaginés, mais tout aussi instructifs. Alors que l’être humain est déjà de plus en plus instrumenté (Smartphone oblige), ses comportements seront toujours davantage scrutés et mesurés. Multiplication des capteurs et augmentation des capacités de data mining, au quotidien, dans les rues, vont transformer nos existences, qui seront de plus en plus coexistence avec des robots. Nourbakhsh a une jolie formule. Vers 2035, il n’est certain que d’une chose : nous serons presque en permanence aux côtés de robots dont nous ne connaîtrons pas immédiatement grand chose, mais qui eux sauront beaucoup de choses sur nous. Au fond, nous deviendrons comme des stars de cinéma. Les robots, beaucoup moins coûteux, à connectivité, dextérité et autonomie largement renforcées, seront plus souvent assemblés et utilisés sur un mode DIY (do-it-yourself). Pour Nourbakhsh, il convient de les envisager comme une nouvelle espèce, à la fois concrète et virtuelle (car amenée à communiquer plus encore que les humains sur le Net). À plus long terme, des nanorobots pourront probablement équiper l’humanité et la réparer, au jour le jour. Et l’auteur de rappeler que la robotique a plus à voir déjà avec la biologie moléculaire qu’avec la mécanique. Une lecture captivante à compléter, comme pour le BCG, par le site compagnon du livre (robotfutures.org).
Jaron Lanier, Who Owns the Future?, Simon and Schuster, 2013, 397 pages.
Michael Deimer, Richard Lesser, David Rhodes, Janmejay Sinha, Own the Future, Wiley, 2013, 374 pages.
Illah Reza Nourbakhsh, Robot Futures, MIT Press, 2013, 133 pages.