« Des corps sains dans des villes saines », Les Échos, 6 décembre 2013

Des corps sains dans des villes saines

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

Les villes contemporaines se préoccupent d’environnement et de qualité de vie. Alors qu’ils sont au cœur de nos existences quotidiennes, les réseaux urbains de gestion de l’eau et des déchets sont assez mal connus. Deux regards d’historiens sur les évolutions des statuts de l’eau et du propre, avec une étude originale des décisions municipales qui ont permis de tant améliorer les aspects sanitaires de la vie urbaine.

 

Variations sur la propreté corporelle

Georges Vigarello compte parmi les célèbres historiens des comportements et de l’intime. Son ouvrage sur l’histoire de l’hygiène corporelle est réédité, comme beau livre doté de formidables illustrations. Cette plongée dans les représentations et prescriptions de ce qui est décent et indécent, de ce qui est soigné ou immonde, rappelle combien les normes de propreté et de civilité ont changé. Vue et odorat sont affectés différemment selon les époques par la promiscuité de l’encombrement, du déchet et de ce qui est considéré comme laid. Les sensations changent tandis que les pratiques se métamorphosent. Il en va des images de ce qui est sain comme des usages des bains (chauds ou froids, individuels ou collectifs). S’il fallait, il y a longtemps, plus laver son linge que son corps afin de nettoyer ce qui est visible, la révolution pasteurienne pousse à se préoccuper des « monstres invisibles » (les microbes). Vigarello s’intéresse ici au processus de civilisation (analysé par le sociologue Norbert Élias), qu’il nomme aussi le « polissage de la conduite ». Avec le développement parallèle de l’urbanisation et de l’hygiénisme le 20ème siècle va induire une révolution pour les soins corporels et l’ensemble des équipements, aériens et souterrains, qui améliorent considérablement la qualité de vie urbaine.

 

Révolutions de la salubrité urbaine

Dans le sillon, entre autres, des travaux de Vigarello la thèse de Stéphane Frioux porte sur l’expansion, au tournant des 19ème et 20ème siècles, des services urbains de propreté. Progrès techniques et transformations des mœurs se conjuguent dans des contextes politiques locaux variés. En s’intéressant aux plus grandes villes (Paris et Lyon en particulier), mais aussi à des municipalités de taille plus restreinte (comme Crosne-sur-Loire « ville laboratoire » ou Privas), l’auteur décrit les fondements des grands investissements pour l’adduction d’eau potable, le traitement des eaux usées et des fumées, la collecte des ordures ménagères. Les propositions savantes rencontrent, localement, le volontarisme ou l’attentisme politique, alors que s’affirment des compagnies privées. À la Belle Époque, bactériologie et hygiénisme traduits en actes ambitionnent d’en finir avec cloaques, gadoues et immondices qui nourrissent les épidémies. Frioux, qui nous fait participer aux conseils municipaux par l’intermédiaire des archives, montre que l’affaire n’était pas évidente. Des élus n’étaient pas convaincus par la fiabilité et les coûts de travaux colossaux. Des habitants se mobilisaient contre l’installation de décharges. Des municipalités, plus d’ailleurs en coopérant qu’en mettant en œuvre des directives étatiques, ont su canaliser leurs eaux, organiser la gestion de leurs déchets tout en cherchant à discipliner leurs habitants. Frioux observe la question de l’hygiène comme un « ciment de l’intermunicipalité ». Il estime que les édiles locaux ont été beaucoup plus puissants que ce qui est généralement rapporté. Signalant l’effacement progressif des antiques chiffonniers, il a raison de souligner, au-delà des prouesses techniques des ingénieurs, le caractère déprécié et dangereux de ces « travailleurs de l’aube » (qui nettoient les déchets) et de ces « travailleurs de l’eau ». Des constats encore parfaitement valables aujourd’hui. Le lecteur peut regretter d’achever son voyage par les Trente Glorieuse (que Frioux baptise, incidemment, les « Trente Pollueuses »). L’intérêt, cependant, est de déborder le seul cas français. Les observations de Vigarello et les analyses de Frioux s’appliquent, en effet, pleinement à la dynamique contemporaine d’urbanisation mondiale, qui est largement une bataille pour l’accès à l’hygiène.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, 2013, 277 pages, 39 €.

 

Stéphane Frioux, Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, PUF, 2013, 388 pages, 24 €.

 

 

 

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