Politiques familiales et allocations familiales
Traits et évolutions
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)
www.eclairs.fr
L’essentiel
Les politiques familiales campent en bonne place au sein de l’édifice français de protection sociale. En leur cœur historique se trouvent les allocations familiales, cette prestation souvent confondue avec l’ensemble des prestations familiales. Les politiques familiales à la française se distinguent par des traits spécifiques : haut niveau de dépense, institutionnalisation poussée, diversité des instruments, centration sur les problématiques de fécondité, gouvernance éclatée. Dans ce panorama, qui est affecté par les évolutions familiales, les allocations familiales n’ont plus la place qu’elles ont pu occuper. Régulièrement discutées, notamment pour être modulées en fonction des ressources des parents, elles sont, de fait, concurrencées par d’autres priorités. Il en va notamment ainsi de l’accueil de la petite enfance, un domaine d’intervention publique qui prend toujours davantage d’importance.
Mots-clés : Politique familiale * Allocations familiales * Petite enfance * Sécurité sociale * Prestations * Investissement social
L’ensemble institutionnel et financier constitué par les politiques familiales ne dispose pas, en France, et a fortiori dans le contexte international, de délimitation organique indiscutable. L’expression est une facilité de langage destinée à rassembler des dispositifs nés à diverses époques, conçus avec des visées variées, appuyés sur des conceptions différentes et qui désignent désormais un mécanisme socio-fiscal plus ou moins consistant selon les pays.
Concrètement, les politiques familiales sont des programmes publics qui identifient les familles comme cibles d’actions mises en œuvre pour modifier les ressources des ménages, la vie quotidienne des enfants et des parents, les équilibres domestiques, la dynamique démographique d’un pays, voire les structures familiales elles-mêmes.
La France tient la famille en haute considération symbolique, politique et économique. Les politiques familiales françaises sont très denses (ne serait-ce que sur un plan financier), expressément formulées (même si incarnées par un assortiment composite d’institutions et de prestations), soutenues, dans leur principe général, par toutes les formations politiques. Elles bénéficient d’un regard positif, aussi bien à l’échelon national qu’à l’étranger, en raison d’un niveau de fécondité relativement élevé au sein des économies avancées (même si le lien entre dépenses de politique familiale et niveau de fécondité peut être discuté).
Dans cette contribution, on s’intéressera, d’abord, à ce qui fait la diversité et le pluriel des politiques familiales. On mettra, ensuite, en évidence dix spécificités des politiques familiales en France. Enfin, on montrera combien les allocations familiales sont aujourd’hui concurrencées, en faits et en idées, par d’autres priorités, dont l’accueil de la petite enfance.
Le pluriel des politiques familiales
Il importe de noter combien l’année 2013 aura été marquée par une puissante mobilisation contre le projet de « mariage pour tous ». Les échanges et polémiques autour du mariage homosexuel ont certainement ravivé les feux de controverses qui, avec le temps, avaient été apaisées. Le thème de la famille qui depuis le début des années 2000 faisait globalement consensus est, à nouveau, disputé. Il est bien tôt pour savoir ce que seront les conséquences des clivages et fractures qui se sont (ré)ouvertes. Mais ces évènements, dans la rue comme dans le droit, n’enlèvent probablement rien à un constat général, celui de l’acceptation du pluriel pour les politiques familiales comme, à moindre raison peut-être, pour les formes familiales. Le pluriel est de rigueur pour les politiques familiales françaises car il signe l’évolution même de ce pan de l’intervention publique et de la conception sous-jacente de la famille. Alors qu’originellement, la politique familiale portait sur la famille, ce sont désormais les familles qui sont concernées. Il n’y a pas seulement là un jeu, au fond assez classique, de mots et d’écriture. Le pluriel, célébré par certains, regretté par d’autres, est largement accepté. Significativement, la codification du droit est passée, dans les années 2000, d’un Code de la famille et de l’aide sociale à un Code de l’action sociale et des familles[1].
En France, la famille est depuis très longtemps envisagée comme une institution intermédiaire, cruciale, à la charnière des domaines public et privé. Aussi, depuis la fin du XIXe siècle, les interventions sociales en direction spécifique de la famille, et ce jusqu’aux années 1960, se sont-elles surtout intéressées à une forme particulière de famille : celle du père employé et de son épouse au foyer pour élever leurs enfants. Désormais, la palette des prestations, dispositifs et établissements sociaux cherche à s’adapter à la diversification des structures familiales[2].
Le pluriel, sur le plan de l’action publique, se justifie plus encore si l’on considère les politiques familiales au niveau international[3]. Il n’existe pas dans tous les pays de l’Union européenne et de l’OCDE une politique familiale cohérente et explicite. L’expression, d’ailleurs, n’a dans certains pays ni traduction possible ni grand sens. Et ils n’ont pas tous un département ministériel pour la famille, ni même une structure administrative dédiée. Néanmoins, on trouve partout un cadre juridique et des moyens pour réguler la vie privée (mariage, héritage, etc.), réduire les inégalités entre ménages avec et sans enfants et faciliter le quotidien des familles. Les options divergent sur les formes, le contenu et l’étendue des actions. Les politiques familiales diffèrent grandement selon la distribution des responsabilités et des obligations à l’égard des membres de la famille, entre les pouvoirs publics, les familles elles-mêmes, le marché et la société civile (églises, associations).
Tous les gouvernements n’identifient pas explicitement la famille comme cible. Dans les pays du Sud de l’Europe, et plus largement dans les pays de tradition catholique, il s’agit d’intervenir en direction de la famille. Mais dans les pays du Nord, majoritairement protestants, les prestations correspondent plutôt à des droits dirigés individuellement vers les enfants.
Qu’il y ait ou non une politique explicitement familiale, on trouve désormais dans tous les pays, au moins dans l’Union européenne, des mesures et programmes développés autour de trois grands types d’objectifs : la redistribution des revenus ; le soutien à la natalité ; la promotion de l’égalité entre hommes et femmes.
Certains États poursuivent simultanément les trois objectifs ; d’autres se concentrent sur un seul d’entre eux. Avec le temps et les événements, l’objectif principal peut évoluer. La Belgique et la France ont historiquement développé une politique familiale à visée nataliste. L’Italie, le Portugal et l’Espagne, après leur accès à la démocratie, se sont au contraire longtemps refusé à investir expressément en ce sens, associant cette démarche à leur passé totalitaire et patriarcal. Dans les pays d’Europe centrale et orientale qui ont rejoint l’Union européenne en 2004, les problèmes de déclin démographique ont justifié la promotion de mesures familiales. Pour autant, dans ces pays qui ont fait l’expérience d’une conception de la famille annexée à l’État, l’aversion à l’intervention étatique dans l’espace privé peut être forte. Il en va de même, en dehors de l’Europe, dans des pays comme le Japon ou la Corée du Sud, frappés par de très faibles niveaux de fécondité et marqués par des conceptions très traditionnelles des rôles masculin et féminin, n’appelant pas de politique publique (ou seulement résiduelle).
Dans les pays scandinaves et en France, la politique familiale est hautement structurée et légitimée. À l’inverse, au Sud et à l’Est, les mesures renvoyant à la politique familiale sont souvent hésitantes, sans cohérence et parfois contestées. Entre ces deux pôles, on trouve des pays, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, où la rhétorique pro-familiale est désormais très présente, mais où les acteurs politiques demeurent souvent réticents à l’idée d’intervenir dans la vie privée. Dans le cas anglais, les très hauts niveaux de pauvreté chez les enfants ont conduit les gouvernements à investir massivement à partir de la fin des années 1990 dans le soutien aux familles défavorisées, en se fixant même l’objectif ambitieux d’éradiquer la pauvreté infantile d’ici 2020. En Allemagne, ce sont les préoccupations démographiques qui ont amené les pouvoirs publics à mettre en place des mesures visant à aider les femmes à mieux concilier désir d’enfant et aspirations professionnelles. Il est même prévu, depuis 2013, que tous les enfants allemands disposent d’un droit personnel – à faire valoir – pour un mode de garde.
Les législations nationales reflètent des particularités historiques, philosophiques et religieuses. Il en ressort des normes juridiques comprenant des dispositions très variées pour ce qui relève des droits et devoirs respectifs des conjoints, de l’autorité parentale, ou encore des obligations réciproques des membres de la famille.
Les différences en matière de montants de règles d’attribution des prestations familiales illustrent cette diversité dans le domaine social. On trouve des points communs dans la mesure où pour déterminer le niveau des prestations, le rang de l’enfant dans la fratrie, le nombre des enfants et leur âge sont très généralement pris en considération. Les paramètres sont cependant disparates. En Autriche, en Belgique, au Danemark, en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas et au Portugal, les prestations augmentent avec l’âge de l’enfant. L’âge limite pour le service des prestations familiales est de 16 ans en Irlande, au Portugal, en Suède et au Royaume-Uni, de 17 ans aux Pays-Bas, de 20 ans en France, et 18 ans ailleurs[4].
Les logiques, l’organisation et les instruments des politiques familiales se composent à partir d’un ensemble d’outils que n’utilisent pas tous les pays (prestations sociales, équipements, allégements fiscaux, congés parentaux, etc.). Les États mettent plus ou moins l’accent sur des prestations monétaires ou sur des équipements et services. La France, en particulier pour ce qui concerne l’accueil des petits enfants, se situe parmi les pays qui privilégient les prestations en espèces par rapport aux prestations en nature (services et équipements). Pour la seule branche famille de la Sécurité sociale, 95 % des dépenses sont constituées de dépenses directes vers la famille, 5 % sont consacrées au financement des équipements et des services.
Les clivages sont également prononcés pour ce qui relève des prestations sous condition de ressources. Les pays d’Europe du Nord à tradition universaliste s’opposent au Royaume-Uni où la majorité des prestations familiales sont sous condition de ressources. Autre dissemblance, le montant des prestations varie de 1 à 15, entre les pays les plus généreux, comme le Luxembourg, et les pays du Sud qui accordent les allocations les plus faibles.
Tous ces contrastes relatifs aux montants et à l’organisation des dépenses en direction des familles ne s’expliquent pas simplement par l’histoire, la prégnance des problèmes démographiques ou le niveau de richesse des pays. Ils reflètent aussi les choix et la volonté politiques des gouvernements[5].
Dix spécificités des politiques familiales en France
Après le balayage de la diversité des politiques familiales, on peut mettre en lumière dix spécificités françaises. Cet exercice permet de recenser certains traits qui distinguent totalement la France (comme le fait d’être le seul pays dans l’UE à ne pas servir d’allocations familiales au premier enfant), et d’autres traits qui sont tout simplement plus prononcés que dans la plupart des autres pays (comme l’adhésion même de la population à l’idée qu’il faut soutenir les familles).
1. Dans le concert international, la France se distingue d’abord par l’ampleur de son investissement dans les politiques familiales. Si les nomenclatures et paramètres peuvent être longuement discutés, les comparaisons établies par l’OCDE sont claires : la dépense publique, rapportée au PIB, compte parmi les importante, avec près de 4 % du PIB affectés, en France, à la politique familiale[6]. Si l’on veut être plus précis, il faut indiquer qu’en 2007, il en allait très clairement ainsi dans la zone OCDE, si l’on prend en compte les dépenses publiques de politique familiale, rapportées au PIB, sous les trois formes des avantages fiscaux, des services et des prestations monétaires. En 2009, toujours avec la même source OCDE, il n’en allait plus exactement de même. La France était, dans le palmarès OCDE de la dépense de politique familiale, en quatrième position. Elle se situait notamment derrière le Royaume-Uni et l’Irlande. Ces deux pays, de tradition dite libérale pour ce qui concerne la protection sociale, ont beaucoup investi pour lutter contre la pauvreté infantile.
2. Une palette très développée d’instruments (prestations, fiscalité, travail social, etc.) autorise des interventions universelles ouvertes à tous (les allocations familiales), des prestations contributives (notamment pour les personnes ayant travaillé ou exerçant actuellement une activité – c’est le cas de la prestation d’accueil du jeune enfant), et des mesures ciblées (avec des barèmes tenant compte de la structure familiale dans le cas des minima sociaux). Parmi ces instruments, la France se singularise, entre autres, par l’importance accordée au mécanisme du quotient familial, visant à tenir compte de la taille du foyer pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Le montant de cette dépense fiscale – très discutée sur le plan des principes, notamment en qu’elle favoriserait les plus aisés – est de l’ordre de 0,6 point de PIB[7].
3. La politique familiale à la française – qui conserve parfois ce singulier de grandeur – présente un haut degré de structuration et d’identification dans l’architecture administrative, avec, de surcroît, l’institutionnalisation d’opérateurs particuliers : les associations familiales fédérées au sein de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Ces associations ont un rôle d’opérateurs mais aussi une fonction reconnue par le législateur de représentation des intérêts familiaux. Aucun autre pays n’a institué une représentation de ce type avec une telle force.
4. Les politiques familiales bénéficient, en France, d’un fort consensus politique quant à la légitimité des interventions, même si la direction des réformes à entreprendre soulève toujours des polémiques. La politique familiale, dans son essence, fait bien consensus, au moins compromis. Mais dès qu’il s’agit des périmètres financiers, et, surtout, des priorités, les choses deviennent plus discutées. Soumise à des attentes et des objectifs à certains égards contradictoires, hésitant entre politique dite familiale et politique dite sociale, oscillant entre politiques des revenus, de l’emploi, du handicap, du logement, de lutte contre les exclusions, les éléments qui composent les politiques familiales font, depuis longtemps, l’objet d’âpres affrontements. Gauche et droite, conservateurs et progressistes des deux camps, ne s’affrontent plus véritablement sur la légitimité et les fondements des politiques familiales, mais sur leurs curseurs, leurs paramètres et leurs moyens. En témoignent l’âpreté et l’importance des débats, en 2012 et 2013, autour certes du mariage pour tous, mais aussi autour du niveau du plafond du quotient familial.
5. Traditionnellement, les politiques familiales françaises se concentrent sur les familles nombreuses (par la progressivité des prestations sociales et du quotient familial). Plus le nombre d’enfants est important, plus les mécanismes sont favorables. L’orientation est clairement, depuis l’origine, nataliste. L’illustration criante est celles des allocations familiales : rien au premier enfant, environ 130 euros par mois au deuxième, environ 300 au troisième. D’autres pays font ce choix de la progressivité ou de la prime selon le nombre d’enfants. La France est, rappelons-le, le seul État membre de l’UE à ne pas verser d’allocations familiales au premier enfant[8].
6. La gouvernance des politiques familiales apparaît très éclatée entre de multiples opérateurs[9]. Classiquement, la branche famille de la Sécurité sociale (les caisses d’allocations familiales – CAF) se trouve au cœur des dispositifs. Mais elle est de plus en plus concurrencée par l’État qui détient le monopole de la norme, et par les collectivités territoriales qui participent de façon croissante aux politiques sociales. Surtout, malgré la présence, dans la plupart des gouvernements constitués depuis une quinzaine d’années, d’un ministre de la Famille, celui-ci doit toujours davantage composer avec ses collègues chargés du Budget, de l’Éducation ou encore de l’Emploi. Si les politiques familiales à la française semblent dotées d’une forte cohésion, elles se révèlent de plus en plus dispersées.
7. D’abord développée pour les salariés de l’industrie et du commerce comme un risque de Sécurité sociale – la politique familiale française est très liée à l’emploi de par son histoire, notamment dans son financement, qui repose sur des cotisations patronales. Généralisées depuis 1978, il est régulièrement affirmé qu’il n’y aurait plus forcément de raison de financer les prestations familiales par des charges pesant sur le coût du travail[10]. Cette singularité, liée à un État providence de tradition bismarckienne, s’atténue avec la fiscalisation progressive des outils relevant de la politique familiale. Il est possible qu’à terme – en témoignent les débats autour de la TVA sociale – la plus grande partie des politiques familiales soit financée par le biais de la fiscalité. Que ceci soit un bien ou un mal.
8. Concernant leurs effets, les politiques familiales à la française sont, comparativement, plus défavorables aux classes moyennes. La courbe de leurs effets redistributifs (prestations et fiscalité) suit, en effet, le profil d’un « U ». Les moins favorisés bénéficient des prestations ; les plus favorisés bénéficient des allègements fiscaux. Au milieu, les « classes moyennes » ne bénéficient pas aussi nettement que les plus modestes des prestations, et pas aussi fortement des avantages fiscaux que les plus aisés. Ce profil en « U » est discuté[11]. Pour certains, la mesure des performances de la politique familiale ne saurait se faire qu’en fonction de la compensation de la perte de niveau de vie occasionnée par la présence d’enfants. Il n’en reste pas moins que cette courbe est bien la description d’une réalité des incidences du système socio-fiscal sur le revenu des ménages, distinguant assez nettement la France de nombreux autres pays riches[12].
9. Sur le plan des réussites, le taux relativement élevé de fécondité – situant la France, selon les années, au premier ou au deuxième rang européen derrière l’Irlande, avec plus de deux enfants par femme – est très souvent avancé comme le principal succès des politiques familiales à la française. Le constat est discutable car la corrélation entre niveau de dépenses familiales et niveau de fécondité n’a rien d’évident. Il n’en reste pas moins que la France, dans les instances européennes ou dans d’autres cercles internationaux (comme l’OCDE) fait valoir cet argument, avec une situation démographique bien moins dégradée que nombre de pays riches.
10. Sur le plan des échecs et des insuffisances, de très nettes faiblesses sont mises en avant pour ce qui relève du traitement efficace de la monoparentalité et de la pauvreté des enfants. Des critiques soulignent également le caractère paradoxal des mesures en faveur des mères, conduisant à soutenir à la fois le maintien en activité et le maintien au foyer. Il est vrai que ce ne sont pas là les visées originelles des politiques françaises. Il s’agit pourtant probablement de chantiers de très grande importance pour l’avenir.
Au terme de cette liste en dix points, on ne saurait ériger une unique spécificité des politiques familiales en France, mais bien des caractéristiques qui distinguent, plus ou moins profondément, ce pan particulier des politiques publiques françaises, par rapport aux autres pays riches. Il n’en reste pas moins que dans tous les pays, les défis sont similaires. Il en va ainsi de l’adaptation des politiques familiales au vieillissement de la population, aux transformations des familles et aux tensions budgétaires. C’est probablement sur ce dernier point que le sujet est le plus lourd en France, car il porte sur des montants considérables et sur des mécanismes toujours difficilement réformables car touchant à une matière jugée cruciale et sensible, celle de la famille[13].
Le virage : des allocations familiales à l’accueil de la petite enfance
Le plus important virage de la politique familiale n’est pas le plus commenté. On parle très souvent du passage d’une politique familiale vers une politique sociale, avec les mises sous condition de ressource de certaines prestations ou encore les abaissements du plafond du quotient familial. Ces sujets, à nouveau discutés en 2013, masquent une transformation bien plus importante. En raison de l’extension de l’activité féminine et souvent pour l’encourager, les principales nouvelles mesures en faveur des familles ont consisté, depuis les années 1970, en interventions visant la petite enfance. Sans programme planifié ni vision d’ensemble générale, la politique petite enfance (mais c’est le cas de la plupart des politiques publiques) s’est structurée avec le temps, et l’addition des instruments. C’est dans les travaux du Commissariat au Plan, dans les années 1970 que s’élaborent une pensée et des propositions en termes de « conciliation vie familiale et vie professionnelle ». Alors que l’accueil de la petite enfance était, avant ces premières réflexions, essentiellement envisagée comme une politique sanitaire ou de lutte contre la pauvreté ouvrière, ce champ d’action publique se construit progressivement avec une ambition plus généraliste.
Dès 1970, l’Etat et les CAF décident de subventionner les crèches, par de l’action sociale. En 1977, les nourrices, rebaptisées assistantes maternelles (mais toujours appelées « nounous », au moins par les enfants), se voient conférer un statut par la loi. A partir de 1980 les CAF aident financièrement les parents employeurs. A partir de 1983 les CAF passent des « contrats crèches » avec les communes qui investissent. En 1989 des déductions fiscales sont aménagées pour frais de garde. En 1985, sous un gouvernement de gauche, une allocation parentale d’éducation (APE) est créée à l’attention du parent (quasi-systématiquement la mère) renonçant partiellement ou totalement à son activité professionnelle pour se consacrer à l’éducation de ses enfants (à partir du troisième enfant). Cette allocation se situe à l’intersection des mesures pour résorber le chômage et des mesures classiques de politique familiale. Il en va ainsi souvent de la pertinence de la politique petite enfance : elle se situe au carrefour de politiques différentes (le soutien à l’activité, l’éducation, la lutte contre le travail dissimulé, le rayonnement international de la France, etc.). En 1986, sous un gouvernement de droite, une allocation pour la garde d’enfant à domicile (AGED) est mise en place, favorisant de fait les foyers aisés, mais permettant également de participer au développement des emplois de service, tout en luttant contre le travail au noir. Après la création de l’aide aux familles pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée (AFEAMA) en 1990, la loi famille de 1994 a élargi le bénéfice de l’APE au deuxième enfant.
D’un côté des prestations proposent donc aux parents (la mère) la possibilité d’interrompre leur carrière pour garder leurs enfants ; de l’autre des prestations aident les parents à pouvoir faire garder leurs enfants pendant qu’ils travaillent. Le principe affiché au fondement du développement des accueils collectifs, des prestations individuelles pour la garde des enfants, et de la rémunération des congés parentaux est celui du « libre choix » (une expression très française en matière de politique publique). Les pouvoirs publics souhaitent soutenir toutes les aspirations des familles (des mères) : soit demeurer ou revenir au foyer, soit s’investir dans une activité professionnelle.
Les différents paramètres de ces diverses modalités d’intervention ont fait l’objet de nombreux débats, et d’évolutions dans des sens variés. L’AGED a ainsi donné lieu, comme tous les avantages fiscaux liés à la garde des enfants, à des aménagements plus ou moins favorables selon les majorités au pouvoir. Là aussi les tensions ont pu s’apaiser (avant peut-être de reprendre un jour), et le souci affiché est toujours de développer l’offre, sous toutes ses formes, de mode de garde.
La volonté a également été de simplifier un dispositif jugé trop éparpillé. En 2004 a ainsi été créée la Prestation d’Accueil du Jeune Enfant (PAJE). La PAJE, répond au double objectif de simplifier la législation en faveur de la garde des jeunes enfants et de favoriser un « libre choix » des parents. Cette prestation doit leur permettre de choisir le type d’accueil qu’ils jugent préférable pour leur enfant ou de réduire, voire suspendre, leur activité professionnelle pour se consacrer à l’éducation de leur enfant. Pour toute naissance ou adoption les familles peuvent bénéficier de cette prestation nouvelle qui vient en remplacer cinq. Elle comprend une prime à la naissance ou à l’adoption et une allocation de base. Elle comprend aussi un complément de libre choix d’activité (CLCA), un complément de libre choix du mode de garde (CMG). Ce dernier est versé lorsque des parents exerçant une activité professionnelle choisissent de faire garder leur enfant à domicile ou bien, plus souvent, par une assistante maternelle. Ce complément remplace l’AFEAMA et l’AGED. Le CLCA se substitue à l’APE, et s’en différencie car il est attribuable dès le premier enfant.
Les toutes récentes années ne se distinguent pas par des innovations radicales, mais par des réflexions fondamentales. Depuis 2007, deux projets, largement convergents, sont ponctuellement évoqués. Il s’agirait d’aller vers un « service public de la petite enfance » ou bien vers un « droit opposable à un mode de garde ». Dans les deux cas, le principe, inspiré des politiques des pays scandinaves, serait de proposer à tous les enfants de moins de trois ans, une solution d’accueil. C’est en tout cas précisément dans les pays du Nord de l’Europe que sont signalées les politiques les plus denses et les mieux notées pour la petite enfance. Pour la France, aller vers une telle réorganisation (service public et/ou droit opposable), suppose une refonte générale de la gouvernance de la politique familiale française[14].
Sur le registre des évolutions globales des politiques familiales, les courbes des dépenses sont claires. Avant le milieu des années 1980, la branche famille ne dépensait rien, ou presque, pour l’accueil du jeune enfant (i.e lorsqu’il a moins de trois ans). Depuis lors, les innovations et créations ont très largement porté sur ce dossier. Depuis 2010, la branche Famille dépense plus, pour ce qui concerne les prestations légales, en matière d’accueil du jeune enfant qu’en allocations familiales. Et les collectivités territoriales s’impliquent, en lien avec les CAF, considérablement. L’ensemble pèse autour de 1 point de PIB (surtout si l’on intègre les dépenses liées à la préscolarisation à l’école maternelle).
En une quarantaine d’années s’est donc affichée et affirmée une politique composite pour la petite enfance. Et en une trentaine d’années seulement, on est passé d’une dépense tout à fait résiduelle à une dépense significativement supérieure (si on prend en compte l’action sociale des Caisses et celle des collectivités territoriales) aux allocations familiales. La conciliation vie familiale/vie professionnelle est devenue l’un des principaux objectifs explicites de la politique familiale, tandis qu’il consomme toujours davantage de financements.
Aujourd’hui les politiques petite enfance sont soutenues et développées certes au nom maintenant traditionnel de la conciliation vie professionnelle/vie familiale, mais également au nom d’un principe baptisé « investissement social ». L’idée d’investissement social consiste à insister sur une première ambition de la protection sociale : celle-ci ne doit pas uniquement viser l’indemnisation en cas de problème, mais, plus volontairement, l’égalité des chances en donnant à chacun la possibilité des bases de son autonomie.
On peut relever une récente – et à certains égards étonnante – effervescence internationale autour de l’expression[15]. La perspective est celle d’un virage des politiques sociales dans un sens favorable aux familles, aux femmes actives, aux jeunes et aux enfants. L’idée, d’abord évoquée dans les couloirs de cénacles universitaires, de la Commission européenne ou de l’Ocde, est forte. Elle s’appuie sur deux principes. Le premier n’a rien d’inédit : il vaut mieux prévenir que guérir. Le deuxième est plus sophistiqué : les systèmes de protection sociale, en particulier en Europe, avec leurs différences, se sont constitués non pas pour prévenir les problèmes sociaux, mais plutôt pour compenser les charges liées à leurs conséquences. Sur le plan de la politique familiale française, les allocations familiales sont typiquement présentées comme un instrument de compensation.
Sur le plan doctrinal, les animateurs du mouvement en faveur de l’investissement social appellent à considérer la protection sociale comme une condition de possibilité et non un obstacle à une croissance économique soutenue. On retrouve pleinement cet argument dans le cas de la politique petite enfance, depuis même ses prémices de structuration dans les années 1970, quand le thème de la conciliation vie familiale/vie professionnelle a émergé.
Raisonner et suggérer en termes d’investissement c’est contrer cette critique de l’Etat-providence selon laquelle les dépenses sociales seraient essentiellement et seulement une charge et un coût. Surtout, approcher les politiques sociales de cette manière, c’est s’autoriser plusieurs types de gains. Tout d’abord, pour les enfants défavorisés, mettre l’accent sur une intervention le plus tôt possible, avec une politique volontariste d’accueil de la petite enfance, c’est viser la réalisation d’un objectif d’égalité des chances. Ensuite, passer par ce développement de modes d’accueil de qualité pour tous, c’est permettre aux familles de réaliser à la fois leurs souhaits d’investissement professionnel et leurs désirs d’enfant(s). La logique d’investissement social, en ce premier sens, se veut favorable à la démographie. Troisième observation et proposition : l’investissement dans la petite enfance est favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes car il permet l’émancipation et l’autonomie des femmes. Ces dernières – quatrième effet positif attendu d’un tournant souhaité vers l’investissement social – trouveraient plus d’offres d’emploi dans une économie favorisant les services à la personne (aux petits enfants en particulier).
Parler d’investissement social, c’est donc montrer que investissement dans le social est rentable. Il existe ainsi toute une littérature de démonstration de la rentabilité sociale (en termes de coûts postérieurs évités comme de contributions directes à la croissance) d’interventions précoces. De multiples études montrent ainsi qu’investir dans l’enfance, dans la petite enfance au premier chef, permet de limiter des coûts postérieurs.
Une illustration très frappante (et très connue) des logiques d’investissement social se trouve dans la célèbre « courbe de Heckman ». Du nom du Prix Nobel d’économie James Heckman, spécialiste de capital humain, elle met en relation l’âge du destinataire d’une politique, avec son rendement. L’image est claire : plus l’intervention est précoce, plus l’efficacité est élevée. Le bénéfice des interventions précoces (accueil de la petite enfance) est, en outre, majoré pour les moins favorisés. La courbe de Heckman montre que le rendement des investissements dans l’éducation est fortement décroissant. Si l’investissement dans le primaire est à rentabilité plus élevée que l’investissement dans le secondaire ou le supérieur, cela conduit à une priorité souhaitée dans les dépenses consacrées à la petite enfance.
Heckman estime même qu’il faut passer d’une logique de redistribution à une logique de predistribution, en concentrant l’ensemble des dépenses sociales sur les premiers âges. Dans les termes de Heckman, les politiques « prédistributives » sont plus justes et plus efficientes économiquement[16].
Au-delà des néologismes et du caractère clinquant et parfois grandiloquent des analyses valorisant la logique dite d’investissement social, le constat est simple. La logique fondatrice des allocations familiales, celle de la compensation des charges familiales, est puissamment remise en question par plusieurs dynamiques. Tout d’abord, la crise des finances publiques invite à faire des économies sur des prestations sociales. Les allocations familiales, à la française, sont de bonnes clientes pour des réformes paramétriques ou radicales (même si elles ont du mal à voir le jour). Ensuite, en termes d’adaptation aux évolutions familiales (notamment les recompositions et l’activité féminine) les allocations familiales n’ont pas connu d’évolution sensible. Et elles présentent maintenant des incongruités (la première d’entre elles étant d’être organisées à partir du deuxième enfant seulement). Enfin, et surtout, c’est en termes à la fois de savoirs et de doctrine que les allocations familiales françaises sont concurrencées. Concurrencées par d’autres mécanismes (les services et équipements), et par d’autres priorités (notamment l’accent mis, et probablement à mettre encore davantage sur la petite enfance). L’avenir des allocations familiales passera peut-être par des révisions comme une modulation en fonction des ressources[17] ou par de moindres revalorisations. Mais le sujet central est bien celui de la priorité réelle des politiques familiales. Les allocations familiales en ont été le navire amiral ou la locomotive (chacun choisira son image). De fait, elles n’occupent déjà plus cette place.
[1]. Signalons au lecteur qui ne verrait pas la nuance que c’est bien le pluriel qui apparaît. Et, au-delà du Code, pour s’intéresser à tous les aspects des transformations familiales, à l’aune de la question des familles recomposées, voir Isabelle Corpart, Familles recomposées. Le couple, l’enfant, les parents, le patrimoine, le logement, Rueil-Malmaison, Éditions Lamy, 2011 ; Julien Damon, Les familles recomposées, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2012.
[2]. Pour une approche historique et sociologique, voir Julien Damon, Les politiques familiales, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2007.
[3]. Voir le site Internet et les différentes publications de l’OCDE, notamment le rapport Doing Better for Families, (OCDE, 2011). Voir également le travail de Olivier Thévenon, « Les politiques familiales des pays développés : des modèles contrastés », Population et sociétés, n° 448, 2008. Voir aussi Quentin Skinner (dir.), Families and States in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
[4]. Sur le suivi de ces différences, notamment pour ce qui concerne les allocations familiales (au sens propre), voir les différents travaux de Philippe Steck.
[5]. Pour une vision plus complète, qu’il faut régulièrement actualiser, des convergences et des divergences nationales, au sein de l’Union européenne, voir Julien Damon, « L’Europe des politiques familiales : la convergence dans l’hétérogénéité », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 4, 2008, pp. 601-618.
[6]. En fonction d’autres délimitations, plus larges, du périmètre des politiques familiales, on peut aboutir à des estimations significativement plus élevées.
[7]. Sur le quotient familial, voir les deux papiers de points de vue opposés, signés par Noam Leandri et Louis Maurin, pour l’un et Henri Sterdyniak pour l’autre, dans Les Cahiers français, n° 369, 2012.
[8]. À ce sujet, et avec une proposition versée au débat, voir Julien Damon, « De l’allocation familiale au premier enfant à l’allocation par enfant : la forfaitisation des allocations familiales », Droit social, n° 12, 2007, pp. 1270-1277.
[9]. À ce sujet, voir les travaux de Jérôme Minonzio.
[10]. Sur ce point, voir la contribution de Antoine Math.
[11]. Pour une critique de cette représentation en « U » voir les travaux de Henri Sterdyniak, par exemple, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n° 116, 2011.
[12]. Pour une discussion de ce « U », et, plus largement, des impacts du système sociofiscal on se permet de renvoyer, encore, à un de nos travaux : Julien Damon, Les classes moyennes, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2013.
[13]. Pour une série d’analyses et de propositions récentes de réforme générale voir Medhi Ben Jelloul, Clément Schaff , « Réformer la politique familiale. Pourquoi et pour qui », Revue de l’OFCE, n° 122, 2012, pp. 1-33.
[14]. Voir, notamment, Centre d’analyse stratégique, Rapport sur le service public de la petite enfance, Paris, La Documentation française, 2007.
[15]. Voir, notamment, Jacques Delors, Michel Dollé, Investir dans le social, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Nathalie Morel, Bruno Palier, Joakim Palme (dir.), Towards a Social Investment Welfare State? Ideas, Policies and Challenges, Londres, Policy Press, 2012. Relevons que l’idée n’est pas si neuve. On la trouve même de manière assez explicite au cœur du solidarisme. Voir l’anthologie de Serge Audier, La pensée solidariste. Aux sources du modèle républicain français, Paris, PUF, 2010. Mais c’est une autre histoire.
[16]. Pour une courte introduction et une vive discussion, voir l’ouvrage de James Heckman, Giving Kids a Fair Change, Cambridge, MIT Press, 2013. L’économiste y développe sa position, et dix auteurs critiques (dont Charles Murray) font part de leurs réserves ou compléments.
[17]. À ce sujet très controversé de la mise sous condition de ressources et de la modulation des allocations familiales, on s’autorise un dernier renvoi vers une contribution personnelle : Julien Damon, « La mise sous condition de ressources des allocations familiales : une discrimination vraiment positive ? », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 2, 2008, pp. 336-352