L’économiste Laurent Davezies, dans un petit ouvrage à grand succès, rappelle que le modèle social français constitue assurément un amortisseur de crise. Dans La Crise qui vient (Seuil, 2012), tout récemment distingué par le Prix de l’École Nationale de la Sécurité Sociale (En3s), il souligne que les mécanismes stabilisateurs constituent également un amortisseur de reprise. Selon ses termes, les remèdes traditionnels consistant à injecter dans les territoires du salaire public et de la prestation sociale deviennent des poisons. Revue de situations et de perspectives.
On oppose maintenant souvent une France des métropoles, qui réussirait, et une France périphérique, qui serait mise de côté. Cette vision binaire des territoires a-t-elle vraiment un sens ?
La question « être ou ne pas être une métropole » devient absolument cruciale. Pour autant, il faut veiller à ne pas verser dans l’hystérie sur la fracture territoriale comme, un temps, on s’est trop focalisé sur la fracture sociale. Christophe Guilluy – qui a montré des phénomènes importants, et qui très écouté – a raison même si son analyse pousse le bouchon. Il distingue une France métropolitaine (avec 40 % des habitants, 80 % du PIB, 80 % des immigrés) et une France périphérique (avec, donc, 60 % des habitants dits oubliés ou invisibles). Cette image duale est très exagérée. Ce sont plutôt 20% de la population qui se trouvent dans des territoires vraiment pénalisés ; ce qui est déjà trop. L’important est de bien souligner l’émergence d’une nouvelle géographie et de nouvelles logiques territoriales. On s’intéressait auparavant aux fractures internes des métropoles. C’est-à-dire à une opposition, au sein des métropoles, entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Nous sommes passées aujourd’hui à une autre lecture géographique – dans les discours publics – avec une opposition entre les métropoles et le reste du territoire. Ces discours ont un puissant impact, laissant penser à la majorité des territoires qu’ils sont marginalisés. Et au même moment on institue par la loi les métropoles, envoyant ainsi un signal de leur privilège. Toutes ces évolutions et décisions créent assurément une addition de troubles.
Mais vous même vous parlez d’une nouvelle « fracture territoriale ». Et elle serait plus à venir que déjà repérable…
Les changements sont à la fois perceptibles et à venir. Ils sont alimentés par deux mécanismes. Tout d’abord l’injonction à la compétitivité met principalement les métropoles sur le devant de la scène. Et les chiffres sont là. Ils indiquent effectivement une dissociation entre les métropoles et le reste du pays. En France, le nombre total d’emplois est plus faible en décembre 2012 qu’en décembre 2007. Sur les 700 aires urbaines françaises, 10 ont pourtant significativement créé de l’emploi sur la période. C’est le cas des métropoles : Ile-de-France, Lille, Lyon, Marseille-Aix, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes. Le deuxième changement est largement à venir. Il sera la résultante des décisions qui seront prises sur la diminution des dépenses publiques. Le Président de la République est allé pleinement dans ce sens. Cette inflexion, qui est loin d’être amorcée, va puissamment réduire le filet de protection que l’on a tendu, depuis 20 ou 30 ans, sur les territoires. Avec des effets très différenciés mais très puissants sur les territoires. Les espaces non métropolitains, que l’on a voulu protéger de l’ajustement à la mondialisation, vont maintenant faire face à une voilure réduite en matière de dépenses publiques et sociales. Ce sont les villes et campagnes qui dépendent le plus de l’emploi public et de la redistribution qui vont être pénalisés. Avant 2007, ces périphéries marchaient mieux que les métropoles en termes de démographie, d’emploi, de revenu. C’était une anomalie. Ce vers quoi on tend est plus logique, mais pas forcément réjouissant. Les territoires moteurs de la croissance française vont en tirer plus en bénéfice. Et les territoires entraînés par croissance des métropoles vont ralentir.
On a longtemps opposé Paris et le désert français, Paris vidant les provinces de leurs richesses. Or c’est, selon vous et selon bien d’autres, l’inverse qui prévaut. Pourquoi tant de gens et d’élus sont-ils encore persuadés que Paris et l’Ile-de-France vit aux dépens du reste du pays ?
Paris et l’Ile-de-France ne vivent pas sous perfusion de la province. C’était, il y a encore quelques décennies, vrai sur le plan démographique. La capitale attirait puissamment les jeunes de province. Ce n’est plus vrai. En tout cas l’attraction est moins puissante. En revanche, du point de vue de la redistribution des richesses, la métropole parisienne est de loin la plus grosse contributrice. Ce constat se vérifie aussi dans nombre d’autres pays. Le Grand Londres est une machine à redistribuer pour tout le Royaume-Uni. Ce sont les régions riches qui financent les régions pauvres car elles génèrent plus de ressources fiscales et sociales qu’elles n’en bénéficient. Et au fond, il n’y rien que de bien normal à cela. Ces énormes transferts, explicites ou implicites, permettent de faire Nation.
Quelles dépenses publiques diminuer ?
Je ne peux pas fournir la liste, et je ne peux que souligner combien le sujet est compliqué et douloureux. Puisque nous sommes arrivés au taquet sur les prélèvements obligatoires, puisque la relance de la croissance ne se décrète pas, l’option, aujourd’hui annoncée au plus niveau de l’Etat, est de réduire la dépense. Celle-ci représente 57 % du PIB. Pour vraiment diminuer déficit et dette, c’est plusieurs points de PIB d’économie, soit à chaque fois 20 milliards d’euros, qu’il faut trouver. En gros, si on nous parle de 50 milliards d’euros de diminution, c’est peut-être 100 milliards qu’il faut viser. C’est absolument colossal. Les pouvoirs publics peuvent tenter de puiser dans les dépenses sociales. Mais en période de crise elles sont sanctuarisées et mécaniquement appelées à augmenter. Donc il sera très pénible, et politiquement très périlleux, de s’y attaquer. Les pouvoirs publics peuvent aussi s’attaquer aux dépenses des collectivités territoriales. En l’espèce, les masses en jeu, tout en restant considérables, ne sont pas aussi importantes. Mais il est possible, politiquement, d’agir là de façon un peu moins dangereuse. Ce sont donc les collectivités territoriales qui seront dans le collimateur. Au fond, je suis tout de même assez pessimiste sur la capacité de s’accorder sur les nécessaires modérations avant qu’elles ne soient imposées. Je pense tout de même que la RGPP aura été un bien. La logique en était brutale, mais il faut remercier la RGPP d’avoir enclenché le mouvement. On doit pouvoir maintenant continuer à tenter de diminuer la dépense publique en étant plus intelligent. Le paradoxe cruel est que la nécessité de cette baisse concorde avec des demandes de hausse dans de nombreux secteurs…
Que penser des annonces récentes sur sur les recompositions de l’administration territoriale ? Quel échelon faudrait-il supprimer ?
Ces affaires, très sensibles, de découpage et d’organisation des territoires, ne font l’objet d’aucune doctrine, d’aucune philosophie. La gestion multicouche, à plusieurs niveaux, de nos politiques, résulte de l’histoire et du bricolage bien plus que de principes rigoureusement mis en œuvre. Et il en va ainsi dans la plupart des pays. C’est assez troublant. On peut citer Solon, Montesquieu, toute la philosophie politique. On trouve tout sur la démocratie et l’équilibre des pouvoirs mais rien sur les territoires et leur organisation. Pour une rationalisation et une diminution, nécessairement empiriques, de la dépense publique, on voit bien qu’il faut rendre l’action publique plus efficace et plus frugale. Dans la compétition historique des propositions, ce sont aujourd’hui les régions qui sont visées. On nous indique qu’il faudrait en réduire le nombre. Pourquoi pas ? Mais ce n’est certainement pas à hauteur des enjeux. S’il ne faut pas verser dans une quête infinie de l’optimum, il faut surtout une organisation moins dispendieuse et plus adaptée à la réalité de nos existences quotidiennes. Et ce n’est pas neuf. Déjà dans les années 1970, quand j’étudiais à Sciences Po, la question était récurrente. Avec des dilemmes entre proximité des services et économies d’échelle, entre justice et efficacité. Concrètement, c’est au niveau des départements qu’il faut agir. Les régions pourraient intégrer les fonctions départementales qui ne seraient pas prise par des métropoles comme c’est le cas à Lyon. L’ambition serait de faire des régions de vrais poids lourds de l’action publique, avec des budgets vraiment consistants, des missions structurantes et une capacité à attirer de grands entrepreneurs politiques. Les régions, qui ont une trentaine d’années, sont encore adolescentes. Il faut profiter de la dynamique d’affirmation des métropoles pour trouver un équilibre avec elles, et les mener à maturité.
Et les 36 000 communes ?
Dans la compétition des arguments, entre nécessaire volontarisme pour économiser et nécessaire conservation de la proximité, je plaide pour le maintien formel des maires et des mairies. En France, plus d’un adulte sur cent est un élu local. C’est une formidable irrigation démocratique. Dans un monde où les décisions et les politiques semblent de plus en plus s’imposer, de très haut, aux populations, il ne faut pas leur enlever ce qui est proche et identifié. Il faut donc conserver nos communes, tout en transférant plus systématiquement les compétences à l’échelle intercommunale.
Dans cette campagne municipale, on entend beaucoup parler de ville durable ou de ville intelligente. Ça veut dire quelque chose ?
Ce sont des modes de vocabulaire. Mais ces modes sont plutôt positives. Pour la ville durable, fabriquer des villes vertes, c’est en soi positif, même si ça ne résout pas les problèmes environnementaux qui sont mondiaux. Plutôt que pour des économies minuscules dans des écoquartiers, on ferait peut-être mieux d’investir dans de la recherche sur le stockage des énergies qui profiterait au monde entier. Sur la Smart City c’est très bien. Les systèmes d’information peuvent optimiser nos modes de vie en ville, de la gestion de toutes nos consommations, à l’amélioration des circulations. Dans les deux cas, ville verte et ville intelligente, il ne faut pas se flageller. Au contraire ! Les villes françaises sont des vitrines. Nous sommes bons –techniquement et en termes de gestion publique- pour gérer efficacement et écologiquement des villes, pour organiser des délégations et concessions de service public que nous vendons partout. J’estime que la réflexion et les propositions sur les villes, en France, ne doivent pas se produire sur le seul mode culpabilisant du « moins polluer », mais sur le mode gratifiant de notre capacité à concevoir et fournir des modèles (mais aussi des biens et des services) à vocation universelle.