En finir avec le « don du sens »
Julien Damon
Qui n’a jamais entendu, à la télévision, dans les journaux, au cours d’une réunion, qu’il fallait « donner du sens » ? L’élu, le manager, le philosophe conclut souvent, plus ou moins pompeusement, qu’il faut chercher/créer/donner du sens. Et tout le monde, généralement, d’acquiescer. Même si l’on sent vaguement que cette rhétorique conduit à noyer le poisson et l’assistance. Relevons d’ailleurs qu’il s’agit généralement de donner du sens – ce qui est bien imprécis – plutôt que de donner un sens, voire le sens, ce qui paraîtrait probablement trop directif.
Le sens est traité comme une sorte de denrée (on apporte du sens, comme on fournit de la confiture), que l’on viendrait tartiner après coup sur une situation donnée, laissée inchangée. Comme si quelque chose qui n’a pas de sens pouvait en acquérir en cours de route, par la grâce d’une intervention purement langagière. Les individus, souvent dans les grandes administrations et les grandes entreprises, pataugent dans des situations absurdes, dans des dispositifs impersonnels à finalité floue. Comme ceci les rend plus ou moins malheureux, ils se réunissent, mais plutôt que de changer la situation, ils s’entendent gravement dire qu’il faut donner du sens. Et ils se sentent, un temps, plus contents.
Mais, au fond, de quoi parle-t-on ? La notion de sens, qui aurait mille sens, en a au moins trois : sensation, signification, direction. En conséquence, plutôt que nous inviter à faire don ou réception de sens, il serait judicieux que nombre de discours contemporains fassent, plus prosaïquement, leur job : éclaircir un propos, établir une visée. Ce n’est là d’ailleurs que du bon sens.
Mais pourquoi cette inflation contemporaine des invitations à « donner du sens » ? Deux observations viennent à l’esprit : l’extinction des grands récits, le succès des grands illisibles. L’effondrement du communisme (qui a pourtant ses survivances, donnant un certain sens) et l’effritement des religions (en tout cas de certaines d’entre elles, incarnant sensiblement l’Occident) ont pu faire émerger des nécessités de repères. La prospérité des grands auteurs déconstructeurs (qui voient partout de la « construction sociale ») alimente, de son côté, un gloubiboulga verbal dans lequel tout le monde a la possibilité de se servir. Le recours accru au sens s’explique donc par un mélange de mutation des traditions et de victoire de l’école française de l’abscons.
On pourrait régler son sort à cette dilatation de la quête et du don du sens en faisant assaut de citations sentencieuses. On trouvera un Nietzsche (un bon client à qui attribuer des formules bien senties) qui indiquait que « celui qui a un pourquoi peut supporter tous les comment ». Et on lui répliquera, de façon plus profonde (entendre incompréhensible) un Heidegger qui, joliment, commentait : « la rose n’a pas de pourquoi ». Avec toute cette cuistrerie, on serait bien avancé. Pourquoi ne pas faire plus simple et plus clair ? Comme il y a, en français du moins, un genre masculin et un genre féminin, il y a un sens (direction) avant et un sens arrière, des sens (dans le Code de la route) permis et des sens interdits, des significations (explications) valides et des significations fausses. Quel enseignement tirer de cette petite réflexion relative aux donneurs de leçon sur le sens ? Une position – disons – sensée est de s’interdire d’appeler à « donner du sens » à des choses qui, manifestement, n’ont pas grand sens. Sinon celui d’une dilution globale des repères, et, surtout, du vocabulaire. Plus généralement, contre l’enfilage généralisé de perles, le répertoire de l’ère du temps est à proscrire.