“La simplification : une ardente obligation”, M3 Société urbaine et action publique, n° 8; 2014, pp. 83-87.

Une analyse et des propositions pour une simplification des politiques sociales (revue de prospective du Grand Lyon)

 

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La simplification : nécessaire et possible

 

 

Face à la complexité croissante des politiques sociales, la simplification s’impose pour la clarté générale de l’action publique, pour la bonne gestion des programmes, pour la satisfaction et la compréhension des usagers. La puissance des outils numériques et l’émergence des métropoles sont des opportunités pour une intégration renforcée des politiques sociales. Sous le capot, la complexité des réglementations et des systèmes d’information. Dans des points d’entrée unique, la simplicité d’une relation de service améliorée. Les métropoles peuvent relever ce défi.

 

Julien Damon

est Professeur associé à Sciences Po (www.eclairs.fr)

 

 

Il est de bon ton, et de bonne guerre, de critiquer et fustiger la complexité, en particulier dans les domaines des politiques sociales (l’usine à gaz infernale) et des politiques territoriales (le mille-feuille irréformable). Si les lamentations sont compréhensibles, et probablement justifiées, que doit-on penser des incantations à la simplification ? Un temps l’idée, face à la complexité, était dans la coordination et le partenariat. Maintenant, le principe, qui devrait être incarné par un choc (au niveau gouvernemental), relève de la simplification. Si la coordination aboutit généralement à une strate supplémentaire de complexité, en charge précisément de la coordination, que peut-on attendre de la simplification ? La thèse, optimiste et volontariste, soutenue dans cet article consiste à dire qu’il est à la fois capital et possible de simplifier. Mais c’est loin d’être simple. À titre introductif, il est judicieux d’amener une sorte de maxime d’action publique – qui ne vaut pas encore adage juridique, mais presque – : il est simple de compliquer autant qu’il est compliqué de simplifier. Avertis de cette difficulté, on rappellera, d’abord, pourquoi la simplification s’impose, singulièrement en ce qui concerne les politiques sociales. On illustrera, ensuite, quelques voies et moyens de la simplification en l’espèce. On invitera, enfin, à profiter de la dynamique de métropolisation pour aller de l’avant, pas seulement en expérimentant mais en innovant et réformant radicalement. Naturellement, la révolution numérique, la diffusion des TIC et les capacités croissantes d’analyse et de partage des données peuvent grandement aider.

 

La simplification, ardente obligation actuelle

Après la planification puis l’évaluation c’est certainement au tour de la simplification d’être érigée au rang d’ardente obligation. Mais, au fait, pourquoi ?

 

La France, et une partie de ses intellectuels, aiment la complexité, la célèbrent même. Des distinctions byzantines entre ce qui est complexe et compliqué nourrissent des théories savantes alambiquées. D’un point de vue plus pragmatique, nombre de responsables politiques, d’experts et d’opérateurs déplorent la complexité et, pire, la complexification croissante des politiques, des politiques sociales en particulier. Concrètement, parmi les éléments de l’alchimie de l’action publique, plusieurs lois, annonces et commissions (ponctuelles ou permanentes) ont attaqué le chantier de la simplification.

 

Le sujet n’est pas neuf. Si l’on se reporte une quarantaine d’années en arrière (mais on pourrait aller plus loin), la revue Droit Social (publication de référence sur les politiques sociales) publiait déjà en 1971 des articles sur le thème de la complexité et de la simplification. Ces contributions, avec des désaccords techniques de détail, allaient déjà dans le sens d’une nécessaire lutte contre la complexité illégitime et contre-productive. Reprenant et commentant des prises de position politique, des résultats de missions et de rapports administratifs sur la simplification de la législation sociale ces textes repéraient le caractère sisyphéen de l’exercice de simplification et critiquaient l’absence du public de ces débats, et ce alors que la complexité croissante était déjà légitimée comme une adaptation du droit aux particularités. Déjà donc on pouvait lire le souhait de voir la simplification devenir le « leitmotiv dans l’action administrative », tandis que l’on notait de l’optimisme quant à la capacité des « techniques modernes de gestion » (le « management moderne ») pour « réduire enfin cette hydre de Lerne ». Rien de neuf donc sous le soleil de la complexité ? Rien n’est moins certain. D’une part, la complexification a connu une accélération. Si l’on prend une autre publication de référence du domaine social, les Actualités sociales hebdomadaires, on observe que l’aide-mémoire du travail social qui y est publié mensuellement s’est considérablement enrichi (pour ne pas dire complexifié). D’une page il y a dix ans, il compte maintenant trois pages (en très petits caractères). D’autre part, les contraintes et opportunités du système de protection sociale ne sont plus les mêmes. Surendettement public du côté de la contrainte principale, révolution numérique du côté des opportunités à saisir.

 

Il n’y a donc pas nécessairement nouveauté au thème de la simplicité, mais l’intensité de la complexité devient particulièrement problématique. À trois échelles. Tout d’abord, sur un plan doctrinal, la cohérence globale du système de protection sociale échappe en réalité à l’entendement nécessaire. L’aide et l’action sociales (en gros, l’assistance) qui étaient appelées à disparaître avec le grand projet de Sécurité sociale (en gros les assurances sociales obligatoires), se sont étendues et ramifiées, même au sein de la Sécurité sociale. La prévoyance et les complémentaires, appelées elles-aussi, en principe, à s’effacer, ont le vent en poupe. La Sécurité sociale elle-même fait l’objet, dans ses branches, ses régimes et se mécanismes, d’une sophistication extrême. Avec la décentralisation, on a vu se mettre en place, à côté de l’Etat-providence, des départements-providence, eux-mêmes remis en question par une recentralisation, et par l’arrivée des métropoles. Face à tous ces mouvements, incessants, les spécialistes n’ont plus vraiment de vue d’ensemble. Ce brouillage doctrinal, au fond, n’est pas forcément embarrassant. Plus graves sont les embarras concrets des opérateurs et gestionnaires (caisses de Sécurité sociale et collectivités territoriales aux premiers rangs). Les politiques sociales sont quotidiennement modifiées par une révision permanente de leurs paramètres normatifs, ce qui se traduit, de plus en plus délicatement, dans les systèmes d’information et dans les tensions sur les prestations, les financements, les droits des individus et des ménages. Dévoreuse de moyens et d’énergie, comme une course sans fin, cette complexification continue ne permet plus de gérer à bon droit (comme on dit à la Sécurité sociale). Mais plus graves encore, l’incompréhension et les critiques des destinataires de ces politiques sociales (nous tous) s’accentuent. Les usagers ne comprennent pas leurs droits que ne savent pas leur expliquer des techniciens ou conseillers dépassés par la complexité. La simplification s’impose donc à la fois pour dépasser les impasses doctrinales, les défaillances gestionnaires, les tracas individuels. Au fond, deux légitimités fondent la simplification : une légitimité économique (pour faire mieux, avec sinon moins, du moins probablement pas plus) ; une légitimité démocratique (pour assurer lisibilité, visibilité et efficacité des politiques sociales).

 

Internaliser la complexité, externaliser la simplicité

La complexité est alimentée par la démographie et par les aspirations. Plus nombreux, et bien plus souvent en contact les uns avec les autres, nous formons des sociétés plus complexes. C’est tout simple. Surtout, les attentes d’individualisation et de personnalisation de la relation de service pèsent sur les gestionnaires. La demande d’adaptation aux cas particulier est infinie, et les moyens limités. Qu’est-il donc possible de faire en matière de simplification des politiques sociales ? Là aussi, trois échelles se distinguent : les prestations, l’organisation, la gestion. Sur le premier plan, celui des prestations, services et équipements qui font la protection sociale, tout est, d’abord, dans la réglementation. Celle-ci connaît des raffinements toujours plus élaborés : modulations des montants et des tarifs ; diversification des cibles ; innovations incessantes (avec un désir politique de toujours inventer une mesurette magique). Il y a assez peu à espérer d’une simplification là où de toutes les manières il s’agit d’une horlogerie qui sera toujours plus subtile. Sur le plan des organisations, en revanche, il y a plus de grains à moudre dans le moulin simplificateur. La France présente une gouvernance disons bariolée des ses politiques sociales : État, partenaires sociaux, différents échelons de collectivités territoriales (mais principalement les départements et, ensuite, les communes), associations, entreprises s’impliquent. Il ne sert à rien, si l’on veut simplifier, de chercher à mieux coordonner. Simplifier passe par, comme on dirait dans le secteur privé, des fusions/acquisitions. La perspective est aussi ardue que le chemin car il s’agit d’une refonte, qui s’envisage point par point, des responsabilités et des compétences. Le grand soir comme l’aube éclatante ne sont certainement pas pour demain, mais des propositions structurelles traditionnellement regardées avec suspicion sont aujourd’hui étudiées avec plus d’intérêt. Il en va ainsi, si l’on va jusqu’aux extrêmes, des grands projets de revenu universel qui, s’ils viennent remplacer ce qui est en place, notamment en termes de minima sociaux, apportent une simplification considérable. C’est cependant surtout du côté de la gestion et de la relation de service qu’il faut chercher les sources possibles de simplification.

 

Simplifier la relation de service, c’est réduire (au sens culinaire) toute la complexité du droit, rendue invisible à l’usager, dans une intégration des systèmes d’information. Puisque les différentes institutions ne peuvent du jour au lendemain (et même sur plus long terme) être fusionnées et qu’il ne sert pas à grand chose de vouloir les coordonner, l’essentiel est de rendre compatibles, interopérables et totalement connectés leurs systèmes d’information. La complexité doit être internalisée dans le système de protection sociale. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité, avec mise en œuvre d’un principe exigeant, celui de l’unicité. Des exemples étrangers incarnent cette orientation. Il en va ainsi, par exemple, de Service Canada (www.servicecanada.gc.ca). Créé en 2005 pour que les Canadiens accèdent plus rapidement et plus facilement aux programmes et aux services du gouvernement, Service Canada permet aux usagers de bénéficier de services personnalisés offerts par un réseau comptant plus de 600 points de services partout sur le territoire, de nombreux centres d’appels et un site Internet très performant. Chaque personne peut disposer d’un dossier qui constitue un seul point d’accès pour visionner et mettre à jour ses renseignements personnels en matière d’assurance-emploi, de retraite, de fiscalité, de prestations sociales. Plus largement encore, Service Canada offre information et orientation, voire gestion directe du dossier, pour de multiples autres sujets : création d’entreprise, voyage à l’étranger, gestion de dette, reconnaissance de titres de compétences, etc. Si on peut trouver des exemples étrangers, on trouve aussi des projets français. La perspective d’un point d’entrée unique pour un service global et intégré apparaît être une cible souhaitable voire indispensable. Le programme « Dites-le nous une fois », développé par l’administration française, à destination des entreprises, consiste à alléger les tâches administratives en diminuant les sollicitations et en mutualisant les données.

 

Une double unicité incarne la simplification : unicité du point d’entrée (ou guichet unique) dans le système de protection sociale et unicité de la responsabilité de la prise en charge. Concrètement il s’agit, d’une part, d’en finir avec l’invraisemblable accumulation de dispositifs qui se concurrencent, et, d’autre part, d’affecter clairement la responsabilité de la prise en charge à une personne (généralement un travailleur social). Avec un guichet unique d’entrée et un référent unique de traitement, il est vraiment possible d’avancer, nationalement, mais, surtout, localement.

 

La première idée, pour incarner cette unicité, est de s’inspirer du médecin traitant. Chacun devrait pouvoir savoir, voire choisir, qui peut être son travailleur social ou son conseiller social. Dans une relation contractuelle de client à prestataire. Ce serait le travailleur social traitant (TST) ou travailleur social référent (TSR). Quelque soit l’employeur public, le travailleur social aurait un portefeuille de cas, de clients, dont il aurait la responsabilité. La deuxième idée d’unicité est de s’inspirer du projet de Dossier Médical Personnalisé (le DMP). Celui-ci a bien du mal à naître. Mais on doit pouvoir plus aisément créer un Dossier Social Personnalisé (DSP) ou Dossier Social Unique (DSU). Il contiendrait l’ensemble des informations qu’il ne serait pas nécessaire de devoir débiter à nouveau à chaque contact avec un interlocuteur social (CAF, caisse de retraite, caisse complémentaire, pôle emploi). Ce dossier social unique est aussi indispensable que réalisable, avec la puissance des systèmes d’information. Il incarne, troisième dimension de l’unicité, la clé pour entrer dans le système de protection sociale, selon les différents points d’entrée. Tous doivent être aptes à gérer des dossiers uniques. On parle souvent, en France, de guichet unique. Mais c’est en général pour les multiplier (ce qui est contradictoire). Les Anglo-saxons parlent de « one stop shop » que l’on doit plus valablement traduire par point d’entrée unique. Toute cette évolution et simplification par unicité ne se fera pas aisément. Elle se légitime au nom de l’usager. Elle rompt avec des habitudes et des rentes. C’est une ambition à haute teneur technologique, et haute valeur ajoutée de service. De telles orientations permettent une forte personnalisation de la relation de service, des gains substantiels de temps et de ressources.

 

Toute cette logique de simplification par unification et intégration de services est d’abord une architecture technique, permettant notamment l’intermédiation des relations entre institutions et des systèmes. Elle ne passe pas par la normalisation des institutions, des accueils et des prestations, mais par celle des données. Les points d’entrée uniques ne naissent pas d’une idée de transformation des prestations, mais de la possibilité d’améliorer leur administration. L’ambition est de diminuer les coûts de gestion pour l’organisation mais surtout pour la personne. Quels que soient les sujets d’entrée (une baisse de revenus, un problème de logement, mais aussi une naissance, un accident, un départ à la retraite, etc.), il n’y a plus de codes personnels et de dossiers différents. Le principe est que la personne doit être reconnue dès qu’elle est rencontrée, c’est-à-dire dès qu’elle est individuellement connectée.

Doux rêve ? Pas vraiment. Entre autres raisons car l’éclosion des métropoles laisse imaginer qu’il est maintenant vraiment possible de mettre en œuvre de telles visées de simplification.

 

Métropolisation ne vaut que si simplification

La révolution métropolitaine dont tout le parle aujourd’hui a deux dimensions. D’une part, à l’échelle mondiale, une nouvelle concentration des richesses, des perspectives et des pouvoirs dans les grandes agglomérations, effaçant, relativement, les Etats. D’autre part, à l’échelle française, une réforme territoriale qui voit, avec de nombreux débats encore inachevés, l’affirmation d’une nouvelle collectivité territoriale. Celle-ci, par nature, n’a d’intérêt que si elle simplifie, en remplaçant, en intégrant, en fluidifiant en innovant. À défaut, si la métropole s’ajoute, sans réformer, ses contradicteurs n’ont pas beaucoup besoin d’argumenter. Dans le cas des politiques sociales, il n’y a pas forcément, sur le papier, beaucoup à gagner immédiatement tant le jeu des compétences en la matière ne sera pas frontalement remis en cause par les métropoles à la française. Cependant, ce n’est pas tant dans les organisations ni dans les prestations que résident les principaux ressorts et réservoirs de simplification. Alors que l’Etat ne peut vraisemblablement pas beaucoup avancer en simplification des prestations et en simplification drastique, décidée nationalement, des organisations, il faut prendre l’opportunité du renforcement des métropoles pour mettre en œuvre la simplification fondamentale de la relation des services. La métropole doit avoir, sur son territoire, la capacité d’internaliser la complexité (en faisant s’intégrer les systèmes des différents opérateurs présents sur le territoire) et en externalisant la simplicité (en aménageant des points d’entrée unique, en organisant des travailleurs sociaux traitants, en faisant vivre un dossier social unique qui serait au moins valable sur tout son territoire).

 

Plus largement, l’émergence et la montée en puissance des métropoles dans le domaine social semblent plus que logiques. Il y a en tout état de cause une logique à voir nombre de politiques, territorialisées ou non, se recomposer dans des « bassins de vie » où éducation, emploi, logement, aides diverses devraient être connectées. Il en va de ce qui suppose la mobilisation d’une action collective (typique de l’intervention sociale) à proximité des personnes concernées (services de proximité ou à domicile, activités d’accompagnement, d’insertion, etc.). S’y ajoute la nécessité forte de rendre plus transversales, par unification et intégration, les politiques sociales elles-mêmes : connexion assistance-emploi, handicap-système scolaire, assistance-formation, santé-politiques de prévention, etc. L’échelle des métropoles doit être celle des ces connexions, qui sont simplifications. Enfin, devant les limites financières dans lesquelles butent maintenant les politiques sociales, mobiliser des capacités d’invention et de mobilisation des acteurs (y compris les personnes concernées) s’impose pour repenser nombre de dispositifs. La métropole, si elle arrive à être identifiée comme espace légitime, peut réussir ce pari ambitieux. De fait, en matière sociale notamment, les bonnes vieilles politiques cloisonnées, juxtaposées et inflationnistes à la « papa » ne sont plus tenables. La métropole et plus largement les intercommunalités sont à une bonne échelle pour envisager des politiques intégrées et cohérentes. Cela dit, si certaines collectivités sont suffisamment mures et d’autres particulièrement motrices (Grand Lyon) pour jouer ce rôle, la question se pose dans les intercommunalités rurales et plus généralement partout où les intercommunalités n’ont pas encore vraiment de consistance. La métropole ne résoudra pas tout en matière de complexité des politiques sociales, notamment là où elle ne saurait naître… Par ailleurs, la grande masse des politiques sociales reste d’essence, de normes, de dépenses et d’organisation nationales. Les métropoles ne pèseront pas forcément beaucoup sur leur contenu et leurs orientations. En revanche, pour leur gestion, et – sujet concret – pour l’intégration des systèmes d’information, elles peuvent incontestablement innover. Et innover, comme simplifier, c’est toujours compliqué. La conclusion de cette analyse revient donc assez aisément à une citation que l’on attribue au génie de Leonard de Vinci ; « La simplicité est la sophistication suprême ».

 

 

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