« Jalons », une école du second degré
Le « gang des pastiches » publie une anthologie de ses œuvres. Le groupe d’intervention culturelle Jalons, emmené par Basile de Koch (pseudonyme espiègle d’une plume politique devenue chroniqueur de nos codes et travers), réunit, à l’origine, de jeunes gens modernes à imagination malicieuse. Au cours des années, ils vont écrire, parodier, manifester et nightclubber. Quand d’autres font de la métapolitique ou de la pataphysique, ils versent dans la patapolitique. Une grande farce ? En partie seulement, car l’ambition consiste à rire, avec culture, de tout ce qui se prend gravement au sérieux. Il s’ensuit une composition de non-sens (au sens anglais) et d’à-propos, d’aberration et de dérision.
Jalons s’est d’abord fait connaître par des manifestations décalées. En premier lieu, en défilant sous une bannière « Éléments incontrôlés » dans un défilé du 1er mai de la CGT. En organisant, ensuite, ses propres mobilisations, comme à l’hiver 1985, au métro Glacière, contre le froid. Le succès, accompagné de quelques procès, est venu de pastiches journalistiques (Le Monstre, Laberration, Voiri, Pourri Moche, etc.). Tout y est : mise en page, titraille, petites annonces, etc. Une perle, parmi d’autres détournements dans cette voie lettrée, le Cafard acharné, devient un « hebdomadaire paraissant satirique le mercredi ».
Afin de couvrir large et pour que tout le monde en prenne pour son grade, Jalons s’est organisé en ailes politiques dont le simple énoncé des noms est tout un programme : « Nazisme & dialogue » ou « Restauration rapide » (pour la droite), « Socialisme et barbarie » ou « Vénération Mitterrand » (pour la gauche).
S’il y a ironie, il n’y a pas pitrerie. Élevé, le propos est établi pour faire sourire et pour surprendre. Il provoque étonnement, amusement, agacement. C’est selon. Contre les esprits chagrins, prétentieux et soupçonneux, l’esprit Jalons se veut un souffle d’air frais. Sur les braises toujours ardentes du sérieux compassé et de la pensée apprêtée.
Julien Damon
Entretien avec le Président à vie de Jalons Basile de Koch
Où se situe le « Groupe d’intervention culturelle » Jalons dans le paysage intellectuel français (PIF) ? Au fond, quel est le projet ?
L’idée fondatrice, c’est la guerre contre l’esprit de sérieux – qui sert trop souvent de cache-sexe au vide, si j’ose dire. Ça me rappelle un mot de Chesterton : à ses détracteurs qui l’accusaient, en gros, d’être trop rigolo pour être sérieux, il répondait sèchement : « Le contraire d’amusant, ce n’est pas sérieux ; c’est juste pas amusant ! ». Cette géniale mise au point m’a ravi quand je suis tombé dessus, il y a tantôt trente ans. Elle m’a décomplexé d’un coup, face aux dépositaires sacrés du pseudo Magistère moral qui plombait la vie intellectuelle fin de siècle.
À défaut de pouvoir « terroriser ces terroristes intellectuels », comme aurait dit à peu près Pasqua, on a décidé d’entrer en rébellion, et notre guérilla à nous s’est appelée Jalons. Mais bien sûr la guerre contre l’esprit de sérieux ne se mène pas avec les armes de l’adversaire – sous peine de se laisser emporter comme lui par des passions tristes… Foin donc des indignations stériles et des haines aveugles ! Pour dégonfler les baudruches de l’époque, rien ne vaut le crayon de la parodie et sa pointe d’ironie. – Heu, le crayon, la pointe, tout ça n’est pas très 2.0, désolé…
Précisément, est-ce que votre cible ne serait pas, en fait, la modernité elle-même ? Ce qui, au passage, justifierait l’étiquette de « réac » qui colle à Jalons et à vous-même…
Oui, c’est la fameuse phrase : « Ils font semblant d’avoir de l’humour, mais en fait ils sont de droite » ! Au-delà même du sectarisme bovin, ça reste très con, parce que c’est confondre opinions et tempérament ; on peut avoir, par exemple, une vision du monde pessimiste et un tempérament badin. En ce qui me concerne, je n’ai pas la prétention d’être de gauche, surtout maintenant que ça ne veut plus rien dire… Mais il y a toujours eu des gens de gauche à Jalons, et j’ai fait comme si de rien n’était.
Chez nous la cooptation s’est toujours faite sur le décalage, la distanciation brechtienne et le second degré, pas sur des bases idéologiques. Et j’ai créé des courants non seulement pour parodier la vie politique française, mais aussi pour inciter chacun, dans le microcosme jalonien, à pratiquer l’autodérision. Un exercice aussi nécessaire pour maîtriser la dérision qu’une bonne analyse pour le futur analyste !
Vous ne cherchez pas à noyer le poisson, là ? Vous vous en prenez quand même plus à la gauche qu’à la droite…
La verve parodique me paraît plus pertinente quand elle s’exerce contre l’esprit dominant du temps. Est-ce ma faute à moi si, ces soixante-dix dernières années, il a été essentiellement « de gauche » – avec de plus en plus de guillemets ? Toutes les époques ont tendance à se prendre au sérieux ; mais quand en plus l’époque est progressiste, c’est la double peine. Aucune trace de recul, et encore moins d’autodérision ! Ce serait irresponsable : quand on incarne le Bien, pas question de plaisanter ! D’où, selon moi, la tragédie intime, que dis-je le déchirement ontologique vécu par nos amis les humoristes de progrès.
Parodies et pastiches ont envahi le paysage audiovisuel français (PAF). Quelle est la marque « Jalons » ? C’est de ne plus paraître ?
Passons sur ce coup de pied de l’âne… La marque de Jalons, c’est d’abord l’écrit ; or la presse écrite connaît des heures difficiles – désolé de vous l’apprendre brutalement – et nous autres, à Jalons, on n’est pas non plus du genre à s’acharner.
Pour parler le langage du jour, l’autre « marqueur » de Jalons, c’est son « expertise » en matière de parodie intégrale. Mes maîtres ès-pastiches restent bien sûr Reboux & Muller, qui il y a un siècle avaient survolé génialement toute la littérature mondiale, de Racine à Proust en passant par Shakespeare et Tolstoï. Et à la fin des années 70, sous la houlette de Bizot, Rambaud et Burnier ont commis dans Actuel des pastiches très drôles, mais toujours sur quelques pages. Je me souviens en particulier de Minus, Lèchepress, Doux Nœud et surtout Trui (le magazine du cochon moderne), avec son poster central où une cochonne emperlouzée était lascivement allongée sur un canapé…
Mais à ma connaissance, nous sommes les premiers en France à avoir parodié des journaux de A à Z, depuis l’édito de une jusqu’à l’horoscope, la météo ou les programmes télé, le tout avec un soin jaloux – confinant même, selon certains de mes proches, à la névrose obsessionnelle.
Sans aller jusque là, heureusement qu’on s’est amusés, parce que ça représente une quantité de travail monstrueuse. Comme disait à ses enfants la marquise de Sévigné (à moins que ce ne soit celle de Lambert), « Ne faites que les bêtises qui vous amusent vraiment ».
Si aujourd’hui Jalons devait organiser une manifestation, quel en serait le thème ?
Tout dépend de l’actualité du moment. À Jalons, pour descendre dans la rue, il nous a toujours fallu une grande cause de mobilisation, de protestation, voire d’indignation au sens hesselien du terme – depuis la Manif contre le froid (1985) jusqu’au Mariage pour personne (2013).
Donc, on ressortira les banderoles à la prochaine catastrophe digne de ce nom, je ne sais pas, moi… Si tout Paris est inondé à cause du réchauffement climatique, si Julien Lepers est viré de Questions pour un champion et remplacé par Christine Angot – et bien sûr si François Hollande est réélu en 2017 !
Quel homme politique vous fait le plus rire ?
Je mettrai de côté les comiques involontaires, pour ne pas contribuer à la montée du populisme. Pour le reste, hélas, je ne vois que deux hommes politiques vraiment drôles à la façon que j’aime, c’est à dire à la fois vaches et fins : Philippe de Villiers et François Hollande (déjà cité).
Villiers a toujours su trouver le mot qui tue ; mais comme le montre son dernier livre, depuis qu’il est rangé des voitures il est devenu carrément punk. Quant à Hollande, ses mots d’esprit assassins m’ont toujours enchanté – même si j’observe une légère baisse de niveau ces trois dernières années.
Quel humoriste vous fait le moins rire ?
La concurrence est rude. Malgré tout, un grand nom s’impose à moi : celui de Jean-Michel Ribes, inventeur du « rire de résistance ». Et je ne doute pas que le courage de ce Jean-Moulin-de-la-Galette lui ouvre un jour les portes du Panthéon. Cela dit, que François Morel et Sophia Aram ne prennent pas ombrage de ce choix : leur tour viendra !