« L’homme qui ne croit pas à la troisième révolution industrielle », Les Echos, 11 mars 2016

Le numérique ne casserait pas tant de briques…

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La révolution numérique ne bouscule pas grand-chose. Aux conséquences réduites, dans les chiffres de la productivité comme dans la vie quotidienne, elle accompagne une période, qui va durer, de faible croissance. Une thèse iconoclaste, très documentée.

 

Voici un gros (750 pages) et grand livre. À rebours de nombreuses projections, l’économiste Robert Gordon soutient que les grandes innovations et disruptions associées ne sont pas devant mais derrière nous. Ni objecteur de croissance altermondialiste, ni technophobe, l’économiste de Northwestern s’oppose à ceux qu’il baptise « les techno-optimistes » qui imaginent à la fois reprise de la croissance et tsunamis dans les modes de vie. Dans sa fresque, agréable à dévorer, Gordon s’intéresse aux difficultés d’intégration des innovations dans le calcul du PIB. Surtout, il passionne par son analyse des évolutions de la consommation, de l’indice des prix, de l’espérance de vie, et du niveau de vie au-delà du seul PIB par individu.

 

Les révolutions sont passées

Il ressort un fascinant portrait des transformations des modes de vie des Américains en 1870 (40 millions d’âmes dépendant, fondamentalement, du cheval) à aujourd’hui (310 millions de personnes ayant tous recours à la voiture). De 1870 à 1970, les Etats-Unis ont connu un siècle extraordinaire. Les ménages sont passés, selon les mots du livre, du Moyen Age à la modernité. Ils vivaient dans des fermes isolées. À partir de 1940, ils vivent majoritairement connectés à l’eau, au téléphone, à l’assainissement, et au téléphone. En 150 ans, les enfants sont passés de l’usine aux jeux vidéos. Les hôpitaux, de « cloaques pour indigents », sont devenus des plateaux techniques qui guérissent des maladies. Réduction du temps de travail et augmentation de la productivité par tête ont nourri la dynamique de progrès. Le siècle 1870-1970 et la deuxième révolution industrielle auront été proprement exceptionnels. La période aura combiné les apports de l’électricité et de l’automobile dans une urbanisation qui facilite aussi le recours au crédit et à l’assurance. Une telle mutation, selon Gordon, ne peut avoir lieu qu’une fois. La troisième révolution industrielle, celle dite de la transition numérique, ne saurait avoir des impacts de même intensité. Pour rappeler deux augustes Français cités, Louis Lumière et Louis Pasteur ont bien davantage fait pour l’humanité que Marc Zuckerberg et Jeff Bezos. La machine à laver a plus contribué à l’émancipation et la qualité de vie que le Smartphone. L’ascenseur et le réfrigérateur ont plus fait qu’Internet.

 

Évolutions limitées et inquiétudes prononcées

La révolution dite numérique est bien plus étroite que les précédentes. Elle ne concerne, au premier chef, que la communication et le divertissement, soit 7 % du PIB. La transition numérique, déjà bien avancée, aura de l’influence en matière de productivité médicale. Mais petits robots et impression 3D ne révolutionneront pas la production de masse. Même le Big Data, surtout utilisé pour du marketing, n’aurait pas grande portée. Gordon ne craint ni les voitures sans conducteur, ni l’intelligence artificielle. Tout ceci ne bouleversera pas autant la vie des gens que les innovations antérieures. Et ces créations destructrices d’emplois s’accompagneront de nouvelles destructions créatrices. Gordon rappelle que les Etats-Unis sont aujourd’hui presque en situation de plein emploi, ce qui invite à s’interroger sur les chocs de la digitalisation en matière d’emploi. Notre économiste est surtout pessimiste quant à la croissance, sur les 25 prochaines années, et aux inégalités. Il s’inquiète ce qu’il baptise des « vents contraires » pesant sur la majorité des Américains : exacerbation des inégalités et érosion des revenus moyens ; dévaluation des diplômes attachée à l’inflation scolaire ; vieillissement démographique ; poids de l’endettement et des nécessaires efforts fiscaux à consentir. Gordon y va de ses préconisations : taxer davantage les plus aisés, augmenter le salaire minimum, assouplir les législations (dont celles concernant la drogue) pour désemplir les prisons, accroître la scolarisation précoce. Si le cocktail est baroque, les commentaires soulignent la qualité du propos en ce qui concerne le passé. Les critiques portent sur les prédictions. S’il est facile de dire qu’on ne sait jamais vraiment prédire productivité et croissance futures, il est vrai que notre prospectiviste fait bien peu de cas de la surprise et de l’imagination. Il semble bien sûr de lui l’auteur qui dédie son ouvrage à sa femme, « qui sait que notre amour est là pour durer ». Bien entendu l’avenir dira si Gordon aura eu raison. Mais pour le moment il faut le lire.

 

Robert Gordon, The Rise and Fall of American Growth, Princeton University Press, 2016, 762 pages.

 

 

 

 

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