Michael Sandel, Justice, Paris, Albin Michel, 2016, 416 pages, 22 €.
Débats de justice pour tous
Enfin ! La traduction de « Justice » était attendue. L’ouvrage dont l’auteur – qui remplit des amphithéâtres et des stades – est l’un des plus grands philosophes contemporains, s’est déjà vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde. Issu de son cours à Harvard, dont la saveur et la substance sont disponibles en ligne (www.justiceharvard.org), ce parcours dans les enjeux de la philosophie politique est rigoureux et lumineux. Le pédagogue accompagne le lecteur dans le déploiement des raisonnements et dans les chocs d’arguments entre les conceptions rivales du juste. Trois grandes conceptions, utilitariste, libertarienne, communautariste visent la maximisation du bien-être, le respect de la liberté, la promotion de la vertu. Champion du troisième camp, Michael Sandel (même si la dénomination « communautarisme » ne lui convient pas) ne fait pas dans l’exégèse ésotérique des manières de concevoir la justice. Il propose une évaluation des théories de la justice à partir de situations et d’exemples très concrets. Il en va de dilemmes moraux, comme de sujets très actuels. Certains développements ont trait à ses discussions, pendant les cours, avec ses étudiants qu’il aime sonder en direct sur les sujets les plus controversées (le recours à la torture, le mariage homosexuel, la vente d’organes, la gestation commerciale pour autrui). L’idée est de mesurer les convictions, leur justification, la qualité des argumentation et des objections. Sur des sujets aussi divers que la conscription ou l’armée de métier (avec une page originale sur la Légion étrangère), l’acceptation du handicap dans une équipe de pom-pom girls, Sandel sait susciter l’intérêt et, souvent, le sourire. Comme il l’écrit, il s’agit de « se frayer un chemin sur le terrain très disputé de la justice et de l’injustice, de l’égalité et de l’inégalité, des droits individuels et du bien commun ». La thèse de Sandel veut dépasser le libertarisme et l’utilitarisme. Estimant qu’il est impossible de dire le juste sans se référer à la nature de la vie bonne, il plaide pour la promotion de la vertu et du civisme.
Vous pensez que les pouvoirs publics ne sauraient être neutres en termes moraux et religieux. Et vous critiquez ce que vous appelez la « neutralité libérale ». Quels sont les enjeux ?
Je m’oppose à une version influente du libéralisme contemporain qui insiste sur ce que j’appelle le « sujet désengagé ». La liberté de ce libéralisme postule un sujet qui n’est pas défini par ses liens d’appartenance. Il vit détaché de l’histoire, de la tradition et de l’identité culturelle. Cette conception de la liberté domine la philosophie anglo-américaine. Contre elle, je soutiens la vision de « sujets engagés », avec leurs attachements constitutifs, situés dans une existence historique, ce qui amène certaines obligations. La liberté affirmée par le « sujet désengagé » est une sorte de liberté consumériste. Je plaide en faveur d’une conception plus exigeante, sur le plan civique, de la liberté. Vous pourriez baptiser cela une conception républicaine de la liberté. Être libre ce n’est pas agir sans entrave selon mes intérêts et mes préférences. La liberté civique, ou républicaine, vise le bien commun. Ceci nécessite que les citoyens cultivent certaines vertus. En ce sens, la vie publique ne peut pas et ne devrait pas chercher à être neutre à l’égard de la vertu et de la vie bonne. La politique démocratique devrait toujours consister en délibérations autour du bien commun.
Vous soutenez cette « politique du bien commun », contre le libertarisme et l’utilitarisme.
Malgré leurs différences, notamment en ce qui concerne les bases des droits individuels, libertarisme et utilitarisme ont ceci en commun qu’ils prennent les préférences et intérêts des gens comme s’ils étaient donnés par la nature. Le libertarien insiste sur le droit de chaque personne à poursuivre ses intérêts, quels qu’ils soient, s’ils n’empiètent par sur la liberté des autres. L’utilitariste agrège les préférences des gens pour soutenir des politiques qui permettraient le plus grand bonheur du plus grand nombre. Je rejette ces deux théories au motif qu’aucune n’examine de façon critique les préférences et intérêts eux-mêmes. Aucune des deux théories ne se demande si des préférences sont valables et doivent être satisfaites tandis que d’autres ne le seraient pas. Les libertariens comme les utilitaristes soutiennent d’ailleurs le libre jeu des marchés, car les marchés prennent bien les préférences en compte, mais sans les juger ni les évaluer. Je soutiens qu’une vie bonne – pour une personne comme pour une communauté politique – implique que nous nous interrogions sur la valeur morale des préférences que nous voulons soutenir. La politique doit nécessairement passer par ces jugements moraux. Nous ne pouvons laisser notre jugement moral évoluer à la seule faveur des marchés. Nous devons délibérer, en citoyens, sur les visées et les fins qui sont dignes de nous. Nous devrions, concrètement, être plus engagés dans la confrontation des jugements moraux, cette confrontation étant inévitable dans les sociétés pluralistes.
Depuis la première édition de « Justice » en 2009, où vous vous inquiétiez déjà des inégalités croissantes, ce thème a pris de plus en plus d’importance. Quelles sont les conséquences du phénomène ?
Ces dernières décennies, les inégalités de richesse et de revenu se sont accrues. Globalement, le 1 % le plus riche possède aujourd’hui plus de richesses que les autres 99 %. Dans la plupart des sociétés démocratiques, la plus grande partie de la croissance économique a favorisé les plus aisés. Il y au moins deux raisons de s’inquiéter de la croissance des inégalités. L’une relève de la justice à l’égard des plus défavorisés et de ceux qui se trouvent au milieu de l’échelle des revenus. Un nombre croissant de personnes modestes se trouvent dépourvues d’éducation de qualité, de soins décents, de logement, de sécurité, de voix significative dans le débat public. Une deuxième raison de s’inquiéter ne procède pas de la justice mais de la cohésion sociale. Quand le fossé entre riches et pauvres devient trop large, les favorisés et les modestes vivent des vies de plus en plus séparées. Ils vivent, travaillent, consomment et se distraient à des endroits distincts. Leurs enfants vont dans des écoles différentes. Il existe ainsi de moins en moins d’espaces publics communs dans lesquels des gens d’origines sociales diversifiées se rassemblent et se rencontrent. Ce séparatisme a des impacts négatifs sur la solidarité sociale et la citoyenneté partagée. Cette séparation sape les expériences partagées de la vie quotidienne dont la démocratie a besoin.
La France est plutôt réticente à ce que vous baptisez « le fondamentalisme du marché ». Quel regard portez-vous sur nous ?
Oui, ma critique du fondamentalisme du marché est bien plus acceptée en France qu’ailleurs. Dans d’autres pays (dont le mien !), je rencontre davantage de résistances quand j’indique qu’il faut des limites au marché et aux relations de marché. Le principe de solidarité, que je tente d’encourager, est bien plus apprécié en France qu’ailleurs. J’ai cependant l’impression que la France, comme de nombreuses autres démocraties, fait face à un certain épuisement des idées politiques. Les idéologies qui ont structuré et animé le débat politique dans l’Europe d’après-guerre ont perdu leurs capacités d’inspiration. Depuis la chute du Mur de Berlin, et spécialement depuis la crise financière de 2008, nous sommes en quête d’une nouvelle philosophie publique. Nous avons besoin, à cet effet, de revigorer le discours public, en traitant plus directement des questions morales. Il y a là un défi central pour les démocraties à travers le monde. Dont la France, il me semble.
« Justice » se termine sur les sujets du patriotisme et de l’immigration. Que pensez-vous du sujet très sensible des migrants en Europe ?
Les crises des réfugiés et de l’immigration nous forcent à reconsidérer quelques-unes des questions les plus fondamentales de la philosophie politique. Quelle est la signification morale des frontières nationales ? Devons-nous nous préoccuper d’abord du bien-être de nos concitoyens ou de celui d’autres êtres humains ? Le patriotisme est-il une vertu ou un vice ? S’il est injuste pour un pays d’empêcher sa population d’en sortir, pourquoi est-il juste pour un pays d’empêcher des étrangers d’y entrer ?
Une grande partie du débat autour de l’immigration relève de l’économie. L’immigration amène-t-elle pertes d’emploi et baisses de salaires pour les travailleurs en place, ou impose-t-elle un fardeau aux services sociaux ? Mais quelque chose de plus profond est en jeu. Les débats sur l’immigration sont passionnés parce qu’ils touchent, en fin de compte, à l’identité nationale, à la communauté, à l’appartenance. Qu’est-ce qui caractérise la communauté politique ? Qu’est-ce qui nous unit en tant que peuple ? L’arrivée d’immigrants en grand nombre va-t-elle miner la cohésion sociale et les valeurs partagées ? Certains soutiennent que l’accueil d’immigrants de diverses origines culturelles peut enrichir l’identité nationale plutôt que l’éroder. Je n’ai pas de réponse simple à ces questions, mais il importe d’élever les termes du débat, en l’abordant sur la base de principes plutôt que de la seule peur.
Selon-vous le succès ne résulte pas seulement du mérite, mais aussi de la contingence. Comment expliquez-vous le succès extraordinaire de votre livre ?
Je suis étonné de la réception de cet ouvrage. Jamais je n’avais imaginé qu’un livre de philosophie politique toucherait des millions de lecteurs. Quels que soient ses propres qualités, son succès est du à des facteurs que je contrôle pas. En ce moment, dans le monde entier, il y a une grande soif de débat public sur des questions philosophiques fondamentales. Aujourd’hui, dans presque toutes les sociétés démocratiques, les citoyens sont frustrés par la politique, les responsables politiques et les partis politiques établis. Les gens sentent, à juste titre à mon avis, que les partis et responsables établis ne parviennent pas à répondre à de grandes questions essentielles qui comptent : sur la justice, le bien commun, et ce que cela signifie d’être un citoyen. Le discours public est en grande partie vide de sens moral. Il consiste, trop souvent, soit en prises de parole technocratique et étroite, qui n’inspirent personne, ou en empoignades entre partisans qui parlent les uns à côté des autres sans s’écouter. Nous manquons de débats raisonnés sur des principes concurrents. Mon livre s’adresse, à ce titre, non seulement aux chercheurs et aux philosophes, mais aussi aux citoyens qui se soucient des affaires publiques, et qui aspirent à un discours public plus profond, plus engagé sur le plan éthique. J’espère ainsi contribuer, de façon modeste, à élever et à revitaliser le discours public démocratique.
EXTRAITS
« Qui mérite quoi ? Callie Smartt était une pom-pom girl très appréciée à Andrew Hig School dans l’ouest du Texas. Elle souffrait d’un handicap moteur d’origine cérébrale et se déplaçait en fauteuil roulant, mais cela n’entamait en rien l’enthousiasme qu’elle parvenait à communiquer aux joueurs de l’équipe de football et à ses fans, par sa présence pleine d’entrain sur le bord de la touche, lors des matchs de l’équipe junior. À la fin de la saison, Callie fut cependant renvoyée du groupe. (…) La querelle des pom-pom girls a l’allure d’un cours accéléré sur la justice chez Aristote. Dans la philosophie de ce dernier, on retrouve deux idées centrales, qui figurent aussi dans la discussion concernant le cas de Callie. 1. La justice est téléologique. Définir des droits exige que nous identifions le telos (la finalité, le but ou la nature essentielle) de la pratique sociale en question. 2/ La justice est honorifique. Réfléchir au telos d’une pratique – ou se disputer à son propos – revient, du moins en partie, à réfléchir ou à débattre pour déterminer quelles vertus cette pratique devrait honorer. (…) Supposez que nous soyons en train de répartir des flûtes. Qui devrait recevoir les meilleures ? Aristote répond : ceux qui en jouent le mieux. Il serait injuste de faire des distinctions sur quelque autre critère, tel que la richesse, la noblesse, de la naissance ou de la chance. Aristote estime que les meilleures flûtes doivent revenir aux meilleurs joueurs parce que tel est ce pour quoi les flûtes sont faites : être bien jouées ».
« Kant aurait-il défendu Bill Clinton ? L’avocat du président concéda, comme l’avait fait avant lui Bill Clinton, que la relation avec la stagiaire était un mal, qu’elle était inappropriée et condamnable et que les déclarations du président à ce propos « avaient induit en erreur et trompé » le public. Il refusa de concéder une seule chose, que le président avait menti. (…) L’échange très vif sur la question du mensonge – « a-t-il menti ? » -accrédite l’idée kantienne qu’il y a, entre un mensonge et une vérité trompeuse, une différence morale significative. La différence, à mon avis, se tient là : une esquive savamment conçue rend hommage au devoir de véridicité d’une manière qui est tout à fait étrangère au mensonge direct. Dans les termes de la théorie morale de Kant, des déclarations véridiques mais trompeuses – à un meurtrier qui tambourine à la porte ou devant une commission parlementaire – sont moralement admissibles sur un mode auquel ne peuvent prétendre des mensonges éhontés. Peut-être estimez-vous que la position de Kant est peu plausible et que je me suis donné trop de peine à établir le contraire. La distinction entre un mensonge direct et une vérité trompeuse contribue cependant à éclairer le sens de la théorie morale de Kant ; en même temps qu’elle donne l’occasion d’un étonnant rapprochement entre Bill Clinton et le moraliste austère de Königsberg ».
« Que nous débattions du renflouement des banques ou des conditions présidant à l’attribution d’une décoration militaire, des mères porteurs ou du mariage homosexuel, de la discrimination positive ou du service militaire, des salaires des patrons du CAC 40 ou du droit d’utiliser une voiture de golf lors d’une compétition, les questions de justice appellent toujours une réflexion sur les notions d’honneur et de vertu, de fierté et de reconnaissance. La justice ne nous renvoie pas seulement à la question de savoir comment répartir des biens. Elle exige aussi de nous que nous sachions les évaluer ».