MAURICE ALLAIS
Le « libéral socialisme »
D’origine modeste, major de sa promotion de l’école polytechnique, médaille d’or du CNRS et titulaire du prix Nobel d’économie, Maurice Allais (1911-2010) présente bien des titres de gloire. Disparu à l’âge de 99 ans, ce professeur d’économie qui n’avait jamais abordé sa matière quand il était lui-même étudiant, a été salué par tous les angles idéologiques ou presque. On peut y voir les gages d’un enseignant rigoureux, comme l’hommage à une pensée originale faite à la fois de socialisme et de libéralisme, de protectionnisme et d’Europe qui doit d’abord être politique. On peut donc être à la fois européen et opposé à un libre-échangisme trop peu régulé. On peut être social et libéral. L’opposition classique des deux notions semble fausse à Allais. « L’idéal socialiste, écrit-il, consiste à s’intéresser à l’équité de la redistribution des richesses, tandis que les libéraux véritables se préoccupent de l’efficacité de la production de cette même richesse. » Libéral très hétérodoxe, il plaide pour une taxation élevée des rentes par un impôt sur le capital. Très critique à l’égard de Keynes*, il estime que les théories keynésiennes sont confuses et inconsistantes.
À rebours de la démagogie et de ce qu’il appellera « une philosophie égalitariste et nivellatrice », il plaide pour le diagnostic rigoureux et contre les interventions sociales désordonnées et trop larges. Dans cet article, daté de 1997, il veut traiter en profondeur des racines du chômage. Il en profite pour contester certaines orientations redistributives, comme l’extension des protections ou la réduction du temps de travail, alors au cœur du débat public. Thèmes classiques de ses recherches académiques et de ses diatribes, immigration, ouverture débridée des frontières et charges injustifiées sur la collectivité se trouvent dans le viseur. Les remèdes trop socialistes, du type nouvelle répartition du travail, et les remèdes trop libéraux, du type baisse des salaires, sont rejetés avec la même vigueur. Pour aboutir à des appels à la réforme en profondeur de l’État. On a là la substance de ce que à la fin de sa vie il voulait pourfendre : le « laissez-fairisme », se définissant en des termes qui pourraient paraître paradoxaux, un « libéral socialiste ».
Auteur majeur mais méconnu, comptant parmi les premiers ingénieurs économistes à tant verser dans les mathématiques, Allais s’élève contre les méfaits d’une mondialisation trop favorable aux multinationales. « Libéral socialiste », il s’inquiète des effets pervers des prestations sociales, en termes de fraude ou de désincitation au travail. Peu féru des canaux habituels de la redistribution, il plaide pour une taxe sur la propriété. Celle-ci produit une rente figée et illégitime, généralement indépendante de l’effort de travail ou en épargne. Taxer fortement les rentiers serait la voie principale d’une justice vraiment sociale.
Célèbre, parmi les experts de la matière scientifique, pour ses analyses des choix en univers incertain, il a le bonheur de voir un paradoxe porter son nom. Le « paradoxe d’Allais », résumé dans une formule « moins le risque est grand plus les spéculateurs fuient », souligne les incohérences des préférences individuelles en situation d’incertitude.
Savant méconnu mais aussi un peu savant fou, attaquent notamment frontalement les théories de Einstein en physique, Allais est parfois présenté comme un traître à la doctrine purement libérale, parfois comme un des pères fondateurs de l’économie comportementale. Difficilement classable, ce chef de file et formateur des « ingénieurs-économistes français » a probablement plus fait école dans les méthodes et attitudes que dans le fond et les propositions.