Fondements et actualités économiques en 50 chapitres

Tim Harford raconte des histoires. Et il les raconte extrêmement bien. Son panorama personnel des inventions qui façonne notre économie et notre vie quotidienne constitue une grande leçon de vulgarisation de l’histoire et de la science économiques.

 

Harford, chroniqueur au « Financial Times » et habitué des best-sellers, a tenu en 2016 et 2017 une chronique hebdomadaire à la BBC. De ces cinquante épisodes pour traiter des fondements des économies contemporaines, il ressort un ouvrage captivant, opportunément traduit rapidement. On retrouve quelques classiques du genre, avec les étagères Billy, le radar, la pénicilline, le conteneur maritime (« principal facilitateur de la mondialisation »), l’algorithme de Google, ou le iPhone. On découvre des sagas plus originales, comme celles du fil de fer barbelé ou du code-barres. Bien plus qu’aux origines et traits de ces innovations, l’auteur s’intéresse à leurs effets. Il s’agit d’inventions qui lui semblent particulièrement importantes, en ce qu’elles ont transformé le monde. Certaines continuent à le faire ; d’autres ont moins d’importance (qu’il s’agisse du papier, remplacé par du numérique, ou du grand magasin au sujet duquel l’auteur anglais ne cite pas le Bon Marché). Quelques-unes sont, bien entendu, des incontournables. Il en va de la sorte de l’invention de l’écriture et, en même temps, de la comptabilité à Uruk.

 

50 essais réussis

Débutant par la charrue, dont il ne dit pas s’il faut la mettre avant les bœufs mais qu’il place avant son introduction, et terminant par l’ampoule électrique, que l’humanité vénère insuffisamment, Harford ne se veut ni chronologique, ni hiérarchique, ni exhaustif. Le plan adopté est analytique. Les essais sont présentés en sept rubriques. L’auteur, écrivant que les Luddites ne s’inquiétaient pas de l’appauvrissement de l’Angleterre mais du leur, rappelle qu’il y a toujours des gagnants et des perdants (première rubrique). Il montre combien les découvertes mises en avant, comme le lait en poudre pour les bébés ou la pilule contraceptive, ont réinventé nos vies. À ce titre, il tranche. C’est plus le plateau-télé que la machine à laver qui a changé la vie des femmes, tout en contribuant à l’obésité. Certaines nouveautés sont d’entières révolutions. Harford en rend compte avec un bel art de la formule. C’est le cas de la sécurité de l’ascenseur (qui déplacerait chaque jour l’équivalent de la population mondiale) ou de la chaine du froid (qui permet aux bananes de durer plus longtemps, sans effet cependant sur les Républiques bananières). Quelques idées contées sont précisément des « idées sur les idées » : la société à responsabilité limitée (qui serait née le 31 décembre 1600), la propriété intellectuelle (pour laquelle se battait Charles Dickens). Dans l’une de ses rubriques, celle de « la main visible », le chroniqueur range ce qui a été rendu possible par une conjonction d’intérêts privés et de présence publique. On trouve là les paradis fiscaux, le cadastre (avec mise en valeur des travaux de Hernando de Soto), ou bien la monnaie mobile qui, avec le fameux M-Pesa d’abord au Kenya, révolutionne les échanges et limite la corruption.

 

De l’anecdote, forcément savoureuse et bien mise en valeur, le narrateur de talent sait tirer des enseignements généraux. Appuyé sur une grande consommation de littérature économique, le propos fait dans la synthèse attachante, autant sur l’importance de la normalisation internationale (de type ISO), que sur celle de la réfrigération ou de la climatisation. Le ton, agréablement léger, permet de faire passer et d’illustrer ce qui est parfois compliqué. Il en va ainsi de l’importance du compilateur en informatique, ou des coûts de conversion et des tarifs binômes, expliqués ici par le rasoir et sa lame jetables.

 

 

S’il souligne ingéniosité, habileté et sagacité chez des personnalités extraordinaires (Elisha Otis, père des freins d’ascenseur, James McKinsey, père du conseil en management), Harford ne tombe pas dans le piège actuel de la célébration tous azimuts de l’innovation. Il appelle d’ailleurs à la sagesse et à la simplicité. Ce que devraient méditer les techno-prophètes béats du monde des start-up, qui pontifient sur les vertus prétendument « disruptives » (un qualificatif absent du texte) de leurs logiciels. Voici donc un volume où tout vaut le coup. De l’inviolabilité des messages électroniques à l’ajustement des horloges pour et par le chemin de fer, en passant par le point crucial des chasses d’eau et réseaux d’assainissement. Dire de cet ouvrage qu’il en vaut une cinquantaine serait exagéré. Mais pas forcément tant que ça.

 

 

Tim Harford, L’économie mondiale en 50 inventions, PUF, 2018, 369 pages, 22 euros.

« Les nouvelles fractures des Etats-Unis mises à nu », Les Echos, 8 avril 2016

État-Unis : apartheid social et désobéissance civile

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La virulence de la campagne présidentielle américaine détonne. Deux ouvrages, de deux auteurs influents, renseignent sur l’état d’esprit et l’état de l’union. Inégalités croissantes et mobilité sociale diminuée étiolent le rêve américain. L’American way of life est mise à mal par les régulations publiques intrusives.

 

Un apartheid social naissant

Les Etats-Unis ne se fracturent plus sur des bases raciales, mais principalement selon les classes sociales. Au pays du rêve américain, la mobilité sociale est bloquée. Aux sources du problème : le fossé grandissant entre riches et pauvres en qui concerne l’éducation de leurs enfants. Célèbre professeur à Harvard, progressiste décoré par le Président Obama, Robert Putnam estime que la distance entre nantis et mal-lotis est certes monétaire, mais qu’elle est de plus en plus sociale. Naissances hors-mariage, obésité, fréquentation des Églises, pratique du sport, et – sujet important pour Putnam – dîners en famille, tout diverge de façon prononcée. Les foyers de la classe moyenne supérieure sont non seulement plus aisés et plus stables, ils sont aussi plus stimulants. Alors qu’il y avait peu d’écarts en la matière auparavant, aujourd’hui les enfants de parents diplômés bénéficient de 50 % de plus de temps d’implication des parents. Ces parents dialoguent avec leurs enfants, les éduquent, les préparent. Ils ne les obligent pas uniquement à obéir, mais les rendent aptes à réussir dans des économies gouvernées par la connaissance et les capacités cognitives. Résultat général : les enfants aisés de faible niveau scolaire ont aujourd’hui les mêmes chances d’obtenir un diplôme universitaire que les enfants pauvres bons à l’école. Ces derniers ont de moins en moins accès à des activités périscolaires devenues payantes. Putnam rend ainsi compte d’une « forme naissante d’apartheid social » (sans citer Manuel Valls) à partir de riches données agrémentées de portraits et interviews, qui illustrent plus le propos qu’ils ne le fondent. Devant ce tableau édifiant, Putnam invite à investir précocement pour le développement des enfants. Si les prescriptions du docteur Putnam n’ont rien de très original, son diagnostic sur la transformation des Etats-Unis en un pays stratifié rigidement en classes sociales de plus en plus étanches, fait autorité.

 

Une désobéissance civile préconisée

Le conservateur Charles Murray a fait des constats similaires à ceux de Putnam, sur la polarisation sociale et sur l’effondrement de la confiance dans les institutions publiques. Il considère maintenant que ce n’est pas en élisant un nouveau président ni en attendant les nominations des juges de Cour Suprême que viendra le changement, mais des gens. Inquiet d’une intrusion publique grandissante, Murray, ici proche du Tea Party, écrit que l’Amérique n’est plus une terre de liberté. Celle-ci s’évide à mesure que s’amoncellent les interventions et protections publiques, depuis le New Deal. La loi s’est, de surcroît, terriblement compliqué et personne ne comprend rien à des textes illisibles (le Obamacare compte plus de 400 000 mots). Alors que l’Etat aliène et sert d’abord ses propres intérêts au détriment des Américains ordinaires, Murray veut rendre le pouvoir aux individus et aux communautés. Afin de raviver la démocratie américaine, il plaide pour une campagne non-violente de désobéissance civile. Non pas contre toutes les régulations, mais contre les règlements inutiles, stupides, tyranniques. Murray entend, de la sorte, ce qui restreint l’accès à une activité, ce qui entrave la propriété, ce qui empêche les gens de prendre volontairement des risques. Qu’une agence précise ce qui est nécessaire pour la sûreté nucléaire se légitime. Qu’une autre dise combien de temps chaque soignant doit passer avec chaque patient n’a aucun sens. Murray imagine un fonds de défense, le fonds Madison (pour honorer « le père de la Constitution »), pour mutualiser les conséquences de cette désobéissance civile. Il s’agit explicitement de faire de l’intervention fédérale une sorte de risque contre lequel s’assurer. Une mobilisation collective gripperait la chaîne judiciaire par le nombre de dossiers, et épuiserait le gouvernement. Afin de sauver la liberté, Murray veut faire vivre un principe issu du sport « pas de mal, pas de faute ». Une telle orientation, qui ne changerait pas les lois mais laisserait les Américains jouer, pourrait rencontrer le succès dans de petites villes ou des espaces ruraux, surtout peuplés par les classes moyennes blanches. Au risque, accepté par Murray, d’approfondir encore les divisions américaines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Robert Putnam, Our Kids. The American Dream in Crisis, Simon & Schuster, 2015, 272 pages.

 

 

Charles Murray, By the People. Rebuilding Liberty Without Permission, Crown Forum, 2015, 295 pages.

 

« Allocation sociale unique : que faut-il unifier ? », Les Échos, 29 mars 2016

Allocation sociale unique : que faut-il unifier ?

 

De nombreux projets politiques plaident en faveur d’une allocation sociale unique. L’unification des prestations s’avère extrêmement ambitieuse. Tour d’horizon des divers sujets qu’une telle volonté de simplification et de rationalisation suppose de traiter.

 

L’idée d’une allocation sociale unique alimente déjà la campagne présidentielle naissante. François Fillon la propose dans son livre « Faire ». Alain Juppé a annoncé vouloir la créer. Dans son ouvrage « Ne vous résignez pas ! », Bruno Lemaire cite un conseil donné par George Osborne, le ministre des Finances britannique. « Si j’ai un conseil à te donner, lui dit-il, prépare bien ton projet d’allocation sociale unique ! Ne néglige pas les problèmes informatiques et de contrôle de fichiers ». À gauche, simplifier le système des prestations ne laisse pas indifférent. Le député socialiste Christophe Sirugue s’est vu confier une mission par le Premier ministre au sujet de la rationalisation des minima sociaux (RSA, etc.). Il doit rendre ses conclusions, très attendues, tout début avril. La Cour des Comptes suggère, de son côté, un rapprochement des principaux minima sociaux avec les prestations logement. Le think tank libéral IFRAP a même élaboré récemment un simulateur. Des voix différentes s’élèvent ainsi pour fusionner certaines prestations, allant parfois jusqu’à un revenu dit universel. Mais de quoi parle-t-on ? La matière est aussi compliquée que les enjeux sont importants. Au fond, tout dépend de ce qui est entendu par « unique ».

 

Plusieurs unifications nécessaires

Aller dans le sens d’une allocation unique suppose de déterminer le périmètre de ce qui sera unifié. D’abord, il faut décider de l’ensemble qui sera fusionné. Jusqu’où aller ? Faut-il, par exemple, inclure les prestations familiales ? Et pourquoi ne pas y intégrer les allocations de l’assurance chômage ? Les contours de l’allocation unique s’en trouvent changés. Tenant nécessairement compte des situations familiales et de logement, elle ne saurait être forfaitaire. Son unicité ne sera vraisemblablement pas uniformité.

 

Après les questions de périmètre, il faut décider d’un gestionnaire unique. Actuellement, les allocations unifiables sont gérées par les caisses d’allocations familiales, mais aussi par Pôle Emploi ou d’autres caisses de sécurité sociale, pour le compte de l’Etat ou celui des départements. Entre les collectivités territoriales, les services fiscaux, les CAF, chacun peut faire valoir ses compétences et sa légitimité. De toutes les manières, pour une allocation unique, un guichet unique s’impose. Et les problèmes sont colossaux, car avec fusion des prestations, il faut fusionner les équipes gestionnaires et les systèmes d’information. Ce grand mécanisme de fusion/acquisition n’est pas chose aisée dans le domaine social.

 

Il convient également de choisir, au delà des modalités de calcul et de versement, un instrument unique de financement. C’est la grande tuyauterie des finances sociales (avec, en l’espèce, des cotisations de diverses natures, des impôts locaux et nationaux) qu’il faudra intégrer dans un canal unique. Plus crucial encore, le choix des gagnants et perdants doit s’effectuer. C’est, dans ce choix, l’un des enjeux de l’unification des « droits connexes » des différentes prestations. Nationalement, certaines ouvrent droit à des tarifs sociaux pour l’eau et l’électricité, à l’exonération de la taxe d’habitation, voire à des trimestres et des points de retraite. L’unification, par le haut (mais ceci serait extrêmement coûteux) ou par le bas (mais ceci fera forcément de nombreux perdants), de ces droits connexes est épineuse. S’ajoutent, de plus, aux droits connexes nationaux, les droits connexes locaux. Les minima sociaux, peuvent, en effet, être améliorés, localement, par de l’accès gratuit à certains équipements sociaux, culturels et sportifs proposés par les collectivités territoriales. Pour que l’allocation sociale unique soit vraiment unique, elle ne devrait pas varier localement en fonction des décisions municipales ou départementales. Qui décidera, pour cette véritable unification, de mettre un terme à la libre administration des communes ? La simplification, comme toujours, apparaît très compliquée.

 

Allocation unique ou universelle ?

On ne saurait traiter d’allocation sociale unique sans aborder l’idée de revenu universel. Celle-ci est un serpent de mer du débat social. Certains de ses promoteurs en fêtent le demi-millénaire puisqu’elle apparaît, de façon très imagée, dans l’« Utopie » de Thomas More (parue en 1516). Sous des noms changeants, les projets sont tout de même de plus en plus précisément documentés, avec des ambitions très dissemblables. Certains, avec un tel système veulent compléter l’Etat providence. D’autres souhaitent s’en débarrasser. C’est dire combien il y a de la marge entre les diverses formulations d’un revenu universel. En tout état de projet, l’idée est toujours d’un revenu uniforme (forfaitaire), universel (servi à toute la population d’un territoire), et, surtout, inconditionnel (sans contrepartie). Le grand objectif n’est pas uniquement de lutter contre la pauvreté, mais de lutter en faveur de la liberté ; chacun doté de ce revenu de base pouvant plus aisément exercer sa liberté. Utopie irréaliste et nocive soutiennent les uns. Projet nécessaire et crédible argumentent les autres. Qui rappellent que les gouvernements finlandais et québécois ont mis très sérieusement l’idée à l’étude, tandis que les Suisses voteront en juin prochain pour savoir si le revenu de base doit être inscrit dans la Constitution. Il y a certes de grandes différences de visée entre le projet d’unification de quelques prestations sociales et celui de réviser fondamentalement la protection sociale. Les recompositions envisageables procèdent cependant d’une logique similaire : une triple ambition de clarté, d’efficacité et d’équité. Aller vers l’allocation unique, qui peut être conçue comme rapprochement de quelques prestations semblables ou comme refonte plus substantielle, n’est pas seulement un thème technocratique de barèmes et de tuyaux. C’est une question de justice. Mobilisant nécessairement des conceptions rivales de la justice sociale, l’unification constitue un sujet éminemment politique. Reposant sur des dimensions techniques redoutablement complexes.

 

ENCADRÉ – Le « crédit universel » britannique

Depuis 2013, les pouvoirs publics britanniques remplacent progressivement six prestations sociales et crédits d’impôt (en matière de logement, de chômage, de famille, de handicap) par une prestation unique, le « crédit universel ». Annoncé en 2010, le projet est célébré par le gouvernement conservateur qui le met en œuvre et qui annonce des résultats satisfaisants en matière d’incitation à l’emploi. Il est décrié pour ses difficultés et lenteurs de réalisation. Le programme ne saurait, de fait, toucher toutes les personnes concernées avant 2020. Les observateurs ont tous noté l’ambition de ce programme d’unification, à partir d’abord d’une phase pilote dans quatre localités qui a d’ailleurs été très retardée. Les embarras juridiques apparaissent secondaires derrière les difficultés à harmoniser les systèmes d’information. Le coût total de déploiement est estimé à plusieurs milliards de livres, notamment en raison de la coexistence, pendant la période de transition, des différents systèmes. Suscitant moins d’enthousiasme qu’à l’origine, l’exemple permet tout de même de savoir ce qu’il est possible et ce qu’il convient de faire. En ne négligeant surtout pas les aspects gestionnaires.

 

Diversité et complexité des allocations

  • Dans les « Actualités sociales hebdomadaires », l’aide mémoire du travail social tenait en deux pages il y a 15 ans. En 4 pages maintenant.
  • Les minima sociaux amènent le revenu des ménages à un niveau minimum. Le RSA, le minimum vieillesse, l’allocation aux adultes handicapés (AAH), l’allocation de solidarité spécifique (pour les chômeurs en fin de droit), et quelques autres de moindre envergure, représentent, fin 2013, 4 millions de personnes allocataires (7 millions de bénéficiaires avec les enfants et conjoints), pour 23 milliards d’euros de dépenses publiques.
  • Les prestations logement, qui sont également sous conditions de ressources, concernent 6 millions de locataires pour 18 milliards d’euros de dépenses.
  • La plus récente réforme a fusionné, au 1er janvier 2016, la prime pour l’emploi et le RSA activité dans une prime d’activité, prestation sociale visant à soutenir activité et pouvoir d’achat des travailleurs à revenus modestes.

« L’homme qui ne croit pas à la troisième révolution industrielle », Les Echos, 11 mars 2016

Le numérique ne casserait pas tant de briques…

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La révolution numérique ne bouscule pas grand-chose. Aux conséquences réduites, dans les chiffres de la productivité comme dans la vie quotidienne, elle accompagne une période, qui va durer, de faible croissance. Une thèse iconoclaste, très documentée.

 

Voici un gros (750 pages) et grand livre. À rebours de nombreuses projections, l’économiste Robert Gordon soutient que les grandes innovations et disruptions associées ne sont pas devant mais derrière nous. Ni objecteur de croissance altermondialiste, ni technophobe, l’économiste de Northwestern s’oppose à ceux qu’il baptise « les techno-optimistes » qui imaginent à la fois reprise de la croissance et tsunamis dans les modes de vie. Dans sa fresque, agréable à dévorer, Gordon s’intéresse aux difficultés d’intégration des innovations dans le calcul du PIB. Surtout, il passionne par son analyse des évolutions de la consommation, de l’indice des prix, de l’espérance de vie, et du niveau de vie au-delà du seul PIB par individu.

 

Les révolutions sont passées

Il ressort un fascinant portrait des transformations des modes de vie des Américains en 1870 (40 millions d’âmes dépendant, fondamentalement, du cheval) à aujourd’hui (310 millions de personnes ayant tous recours à la voiture). De 1870 à 1970, les Etats-Unis ont connu un siècle extraordinaire. Les ménages sont passés, selon les mots du livre, du Moyen Age à la modernité. Ils vivaient dans des fermes isolées. À partir de 1940, ils vivent majoritairement connectés à l’eau, au téléphone, à l’assainissement, et au téléphone. En 150 ans, les enfants sont passés de l’usine aux jeux vidéos. Les hôpitaux, de « cloaques pour indigents », sont devenus des plateaux techniques qui guérissent des maladies. Réduction du temps de travail et augmentation de la productivité par tête ont nourri la dynamique de progrès. Le siècle 1870-1970 et la deuxième révolution industrielle auront été proprement exceptionnels. La période aura combiné les apports de l’électricité et de l’automobile dans une urbanisation qui facilite aussi le recours au crédit et à l’assurance. Une telle mutation, selon Gordon, ne peut avoir lieu qu’une fois. La troisième révolution industrielle, celle dite de la transition numérique, ne saurait avoir des impacts de même intensité. Pour rappeler deux augustes Français cités, Louis Lumière et Louis Pasteur ont bien davantage fait pour l’humanité que Marc Zuckerberg et Jeff Bezos. La machine à laver a plus contribué à l’émancipation et la qualité de vie que le Smartphone. L’ascenseur et le réfrigérateur ont plus fait qu’Internet.

 

Évolutions limitées et inquiétudes prononcées

La révolution dite numérique est bien plus étroite que les précédentes. Elle ne concerne, au premier chef, que la communication et le divertissement, soit 7 % du PIB. La transition numérique, déjà bien avancée, aura de l’influence en matière de productivité médicale. Mais petits robots et impression 3D ne révolutionneront pas la production de masse. Même le Big Data, surtout utilisé pour du marketing, n’aurait pas grande portée. Gordon ne craint ni les voitures sans conducteur, ni l’intelligence artificielle. Tout ceci ne bouleversera pas autant la vie des gens que les innovations antérieures. Et ces créations destructrices d’emplois s’accompagneront de nouvelles destructions créatrices. Gordon rappelle que les Etats-Unis sont aujourd’hui presque en situation de plein emploi, ce qui invite à s’interroger sur les chocs de la digitalisation en matière d’emploi. Notre économiste est surtout pessimiste quant à la croissance, sur les 25 prochaines années, et aux inégalités. Il s’inquiète ce qu’il baptise des « vents contraires » pesant sur la majorité des Américains : exacerbation des inégalités et érosion des revenus moyens ; dévaluation des diplômes attachée à l’inflation scolaire ; vieillissement démographique ; poids de l’endettement et des nécessaires efforts fiscaux à consentir. Gordon y va de ses préconisations : taxer davantage les plus aisés, augmenter le salaire minimum, assouplir les législations (dont celles concernant la drogue) pour désemplir les prisons, accroître la scolarisation précoce. Si le cocktail est baroque, les commentaires soulignent la qualité du propos en ce qui concerne le passé. Les critiques portent sur les prédictions. S’il est facile de dire qu’on ne sait jamais vraiment prédire productivité et croissance futures, il est vrai que notre prospectiviste fait bien peu de cas de la surprise et de l’imagination. Il semble bien sûr de lui l’auteur qui dédie son ouvrage à sa femme, « qui sait que notre amour est là pour durer ». Bien entendu l’avenir dira si Gordon aura eu raison. Mais pour le moment il faut le lire.

 

Robert Gordon, The Rise and Fall of American Growth, Princeton University Press, 2016, 762 pages.

 

 

 

 

« RSA et bénévolat : pourquoi pas ou n’importe quoi ? », Les Echos, 12 février 2016

RSA et bénévolat : n’importe quoi ou pourquoi pas ?

 

Julien Damon

 

Dans la famille des querelles autour du RSA, je demande la plus récente. Un département propose que le bénéfice du RSA soit conditionné à l’exercice de 7 heures hebdomadaires de bénévolat. Mais pourquoi pas s’écrient ceux qui veulent lutter contre l’assistanat et, plus largement, tous ceux qui estiment, à raison, que la prestation ne marche pas. Le RSA, qui correspond maintenant, à gros traits, à ce qu’était le RMI créé en 1988, déchaîne les passions. Il mérite cependant mieux que des propositions à l’emporte pièce. Au sujet de la toute dernière idée, trois réserves s’imposent. Tout d’abord, il est bien étrange et même tout à fait inapproprié de vouloir lier le bénévolat à une obligation. On voit bien l’idée consistant à rattacher le RSA à une contrepartie en termes d’activité. Mais le bénévolat ne saurait être ni obligé, ni rémunéré. À défaut ce n’est pas du bénévolat. Est-ce seulement de la coquetterie sémantique ? Pas vraiment. Lier RSA et bénévolat, ce n’est pas forcément dénaturer le RSA, auquel est rattaché un équilibre de droits et devoirs, mais c’est assurément dégrader le bénévolat. Certains allocataires du RSA sont déjà bénévoles dans des associations, de solidarité ou non. Doit-on vraiment les rémunérer pour cela ? Et pourquoi ne pas le faire pour les autres bénévoles ? S’il peut y avoir des assurances à prendre par les institutions qui s’appuient sur des bénévoles, s’il peut y avoir des défraiements, vouloir les rémunérer, d’une manière ou d’une autre, est un total dévoiement. Une rémunération pour une activité, avec subordination du titulaire du RSA pour la bonne mise en œuvre et le contrôle de cette activité, serait aisément requalifié en salariat, en indemnités ou en honoraires. Bien loin de la prestation sociale. Et que dire des activités « bénévoles » qui pourraient être fournies ? Comme s’assurer qu’il n’y ait pas concurrence déloyale avec des activités privées ou avec des emplois publics ? Avec toutes ces questions, il en va d’abord de la dignité du bénévolat que de ne pas être rattaché au RSA. On rétorquera qu’il ne s’agirait pas vraiment de bénévolat, mais plutôt d’activité. Et c’est la deuxième réserve. Les responsables politiques comme les gestionnaires ont, en effet, la mémoire courte. Fin 2003, le RMI a été décentralisé et confié aux départements tandis qu’était créé un nouvel outil, le RMA (revenu minimum d’activité), avec vocation d’inciter les allocataires à exercer une activité rémunérée. Complétant, sans le remplacer, le RMI, le RMA naît en 2004 dans une franche opposition. La gauche dénonce une dérogation inacceptable au droit du travail et un effet d’aubaine pour des entreprises qui trouveraient de la main-d’œuvre à bon marché. La droite valorise un dispositif nouveau, incitatif pour faciliter le retour à l’emploi des allocataires du RMI. Mais – et c’est le point crucial – le RMA est un désastre. Extrêmement compliqué à gérer, il est tombé dans l’oubli, après avoir concerné un nombre très restreint d’allocataires. On murmure qu’il aurait touché moins de bénéficiaires que l’on a compté de parlementaires pour s’écharper à son sujet. Cet accident industriel d’une prestation particulière devrait empêcher de vouloir revenir, imprudemment, sur la liaison nécessaire entre activité et RSA. Une troisième remarque porte sur le format de la proposition qui fait aujourd’hui débat. Avec 7 heures de travail « bénévole » hebdomadaire obligé, et un RSA moyen autour de 450 euros par mois, on aboutit à 16 euros de l’heure. Soit environ deux fois le SMIC horaire net. Ce qui n’est pas sans soulever des questions abyssales sur les concordances entre les deux dispositifs… En trois mots, avec la rémunération courtelinesque du bénévolat, l’oubli du spectaculaire échec du RMA, et une rémunération des allocataires du RSA à hauteur de deux fois le SMIC horaire, l’ampleur des possibles erreurs est colossale. Pour autant le RSA mérite absolument d’être profondément réformé. En ce sens d’ailleurs, des pans de la gauche comme de la droite, réfléchissent à l’établissement d’un revenu universel (qui, par définition, serait inconditionnel) et, plus prosaïquement, à une fusion des prestations d’assistance, de la toute nouvelle prime d’activité et des prestations logement. Ce qui serait, soit dit en passant, un retour au projet initial du RSA, élaboré il y a une dizaine d’années. En conclusion, il importe de réviser, avec volontarisme, le RSA. La toute nouvelle proposition, issue de la sphère départementale confrontée à l’épuisement de l’instrument, voulait peut-être simplement le rappeler.

« Consommer et prévoir : deux activités à perfectionner », Les Echos, 8 janvier 2016

 

Consommer et prévoir : deux activités à perfectionner

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

L’économie comportementale, un alliage intellectuel d’économie et de psychologie, est à la mode. L’essentiel vise à mieux comprendre les comportements. Deux ouvrages, à signatures illustres et thèmes fascinants, portent sur la consommation et la prévision. Ils ont rencontré le succès outre Atlantique.

 

Mieux consommer, sans se faire piéger

Deux Prix Nobel d’économie continuent leur exploration en commun de l’esprit humain et des raisons parfois exubérantes de nos agissements. George Akerlof et Robert Shiller, qui disent « applaudir » en « admirateurs » le marché, en explorent les failles et imperfections. Sans régulation, le marché, notamment en matière de produits financiers, peut conduire au désastre. La libre entreprise conduit à des consommations inutiles que valorise une industrie toujours plus puissante de la publicité, de la pseudo réalisation de soi et, pourrions-nous ajouter, de l’hébétude. L’ensemble prenant appui sur nos plus profonds instincts et valorisant les addictions auxquelles nous pouvons succomber. Il n’est pas question de moralité ni de malhonnêteté mais de ruses et de nécessaires adaptations des entreprises afin de conquérir des clients, de créer des désirs et les satisfaire. Même s’ils sont inutiles. Le propos, nourri d’anecdotes et de travaux d’autres économistes, n’est pas proprement altermondialiste ou marxiste. Il rappelle simplement que les consommateurs ne sont jamais parfaitement informés et que leurs consommations, pour parler comme les économistes, ne révèlent pas parfaitement leurs préférences. Comme sur Internet, ils sont « pêchés » très souvent contre leur gré. Ils sont amenés à payer plus cher, par exemple des abonnements à des clubs de sport et de forme, que ce qu’ils vont vraiment consommer et apprécier positivement. L’usage des cartes de crédit (les exemples sont essentiellement pris aux Etats-Unis) pousse non pas à une consommation facilitée mais à la surconsommation. L’achat de voitures se fait de plus en plus souvent aux dépens de l’acheteur qui, perdu dans une multitude d’options pour son véhicule et son financement, opte pour ce qui est davantage optimal pour le vendeur que pour lui. En un mot Akerlof et Shiller appellent à ne pas se faire trop piéger, qu’il s’agisse d’achat, comme d’entrepreneuriat ou de lobbying politique, et à valoriser davantage l’intégrité et la dignité. Souvent convaincants et amusants ils n’arrivent toutefois pas bien, malgré leurs efforts, à paraître toujours très innovants.

 

Mieux prévoir, en cultivant son talent

Professeur à Wharton, Philip Tetlock a acquis une renommée internationale en montrant qu’en matière de politique (qui va gagner les élections ?), d’économie (de combien de points va ou non progresser le PIB ?), ou d’affaires internationales (tel ou tel conflit va-t-il naître ou cesser ?) la plupart des prévisionnistes (en particulier ceux que l’on voit à la télévision) se trompent lourdement. C’est à partir de ses observations, auprès de 300 professionnels respectés, qu’est née l’image de prévisions boursières et politiques aussi fiables que des choix faits par des chimpanzés. Tetlock a mené une nouvelle enquête (le « good judgment project ») pendant plusieurs années auprès de milliers d’individus appelés à probabiliser l’occurrence possible de divers futurs. Certaines personnalités ont les capacités de faire des prévisions plus solides. Les « superprévisionnistes » de Tetlock ne sont pas seulement intelligents et savants. Ils savent décomposer un problème. Ils se préoccupent d’ordres de grandeur sur de nombreux sujets plutôt que de chiffres précis sur des sujets restreints. Ils peuvent aller à l’encontre de leurs convictions et changer d’avis. Ils apprennent de leurs erreurs. Ceux qui s’avèrent plus fiables diffèrent davantage par leurs méthodes que par leurs profils. Plus de rigueur, de travail et d’humilité que d’imagination, de rhétorique et d’éclat. Telles sont les grandes leçons pour des jugements de qualité sur ce qui peut advenir. Et elles ne concernent pas que ces superprévisionnistes, mais nous tous, car nous sommes tous prévisionnistes pour ce qui concerne nos carrières, nos unions, nos investissements. Un ouvrage tout à fait intéressant, même si le ton de l’auteur (au lyrisme personnel omniprésent) est agaçant et la forme proche du manuel basique de management. Il n’en ressort pas moins un enseignement général : prévoir n’est pas un don, mais un talent qui peut s’acquérir et s’améliorer.

 

 

 

 

George Akerlof, Robert Shiller, Phishing for Phools: The Economics of Manipulation and Deception, Princeton University Press, 2015, 272 pages.

 

 

Philip Tetlock, Dan Gardner, Superforecasting. The Art & Science of Prediction, Random House, 2015, 340 pages.

 

 

« L’Afrique : un chaos potentiel aux portes de la France », Les Échos, 19 novembre 2015

L’Afrique : un chaos aux portes de la France

 

Un connaisseur du continent et des politiques d’aide au développement soutient que l’Afrique, singulièrement dans le Sahel francophone, est très mal partie. Avec des propositions fortes pour des constats chocs.

 

Le monde s’est bercé, ces dernières années, d’un afro-optimisme que les tendances économiques, les inerties démographiques et les déflagrations violentes appellent à réviser. Serge Michailof, ancien de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement, observe que l’Afrique va globalement mieux. Mais il souligne que quelques chiffres flatteurs sur les PIB ne sauraient masquer les gigantesques problèmes actuels et, surtout, ceux qui se profilent.

 

Crises en cours et à venir

Bourlingueur de terrains compliqués, l’auteur jette un gros pavé dans plusieurs marres. Celle du tableau enjolivé du décollage de certains pays, celle de l’efficacité de l’aide au développement, celle des perspectives migratoires et des capacités d’intégration. Michailof, qui recourt souvent à la première personne, donne certainement trop de bons et mauvais points personnels. Mais il fait mouche. D’abord en rappelant les réalités et les projections. L’Afrique subsaharienne a vu sa population multipliée par 7 au 20ème siècle. Elle pourrait encore doubler à l’horizon 2050 pour atteindre 2 milliards d’individus. Michailof insiste sur le cas du Niger dont la population, dans 35 ans, serait plus de 20 fois supérieure à ce qu’elle était en 1950. En Afrique, le chômage de masse s’étend dans un contexte de corruption effrénée, de développement urbain anarchique et de monnaies (franc CFA en particulier) surévaluées. Au parasitisme d’organisations prédatrices (dans les hautes sphères comme dans la police quotidienne), ne répondent en rien des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont étonnement oublié les zones rurales (alors qu’elles accueillent jusqu’à 80 % de la population dans le Sahel). Et les nouveaux Objectifs du développement durable (ODD) pèchent par leur bureaucratisation et leur oubli des sujets fondamentaux de la maîtrise de la fécondité et du développement rural. Avec tout cela, la dégradation de la zone sahélienne pourrait dégénérer en un nouvel Afghanistan (d’où le titre de l’ouvrage), avec un cocktail de drames humanitaires et de désastres environnementaux, d’attaques terroristes et de migrations de populations inassimilables vers l’Europe et notamment la France. Michailof, qui a rédigé son texte avant la vague récente des « réfugiés », ne fait pas dans le catastrophisme sombre. Il fait le portrait d’une misère absolue, réceptive aux messages des djihadistes anti-occidentaux, et d’Etats fragiles. Détaillant le naufrage de la Côte d’Ivoire, il met l’accent sur des réalités et fragmentations ethniques, au cœur des affaires commerciales et politiques.

 

Cri d’alarme et plan Marshall

Michailof veut bousculer les habitudes et les rentes. Première priorité, peu développement correcte aujourd’hui : soutenir des programmes de planification familiale visant, au moins, l’espacement des naissances. Deuxièmement : investir dans l’agriculture familiale, susceptible de créer des emplois, et pas uniquement dans les infrastructures urbaines. Il faut certes combattre la bidonvillisation extrême des métropoles africaines mais il ne faut pas abandonner les zones rurales. Au contraire, le soutien à l’électrification en milieu rural (10 % des habitants du Niger ont accès à l’électricité) s’impose. Autre ambition : consolider les institutions régaliennes et les armées nationales. Michailof aspire également à « changer le logiciel » de l’aide au développement. L’aide française au développement, que l’expert décortique, est aujourd’hui trop caritative. Elle doit redevenir plus géopolitique, appuyée sur un puissant ministère de la coopération. L’un des principaux défis sera aussi de voir l’Europe et la France se saisir vraiment de l’ensemble de ces questions et pas uniquement à partir de l’une de leurs très importantes conséquences : la légitime préoccupation sécuritaire. Au total, un livre captivant avec des thèses radicales.

 

Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, 2015, 366 pages, 22 €.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

« En finir avec la pauvreté, c’est possible », Les Échos, 6 novembre 2015

En finir avec la pauvreté

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Les Nations Unies ont adopté les nouveaux objectifs du développement durable (ODD). La communauté internationale s’engage pour éliminer la pauvreté, réduire les conséquences du changement climatique, garantir une éducation de qualité. Deux ouvrages en anglais proposent un panorama des dynamiques à l’œuvre et un cadre stratégique pour atteindre le premier ODD : l’éradication de l’extrême pauvreté.

 

Un monde qui progresse

Conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, l’économiste Jeffrey Sachs compte parmi les personnalités les plus influentes en matière de développement durable. Inspirateur des 8 objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont couru de 2000 à 2015, Sachs sait briller et être entendu dans tous les milieux. Après le succès mitigé des OMD, sauf en ce qui concerne la pauvreté qui a véritablement considérablement baissé, 17 ODD voient actuellement le jour, pour la période 2015-2030. Avec ce copieux ouvrage, Sachs propose un panorama des situations, évolutions, préoccupations du monde contemporain, face aux défis des 15 prochaines années. Les spécialistes critiqueront son manque de recul par rapport à ses propres théories, conceptualisant le développement durable à la fois comme une voie pour comprendre le monde et comme une méthode pour en solutionner les problèmes. Mais ils ne pourront pas ne pas saluer les résultats de son entreprise : une vaste fresque sur la condition mondiale et ses perspectives. 14 chapitres très documentés, graphiques et illustrations à la clé, permettent non pas un survol mais l’établissement de jalons sur l’alimentation, la biodiversité, l’éducation, les inégalités ou encore l’urbanisation. Le professeur Sachs produit un opus de référence, extrêmement bien composé. Il s’agit d’ailleurs du compagnon en papier d’un MOOC (un cours en ligne) sur « l’âge du développement durable ». Ce livre, volontariste et optimiste, rendant compte d’une matière considérable, a sa place non seulement dans les bibliothèques, mais sur les bureaux.

 

Une pauvreté qui régresse

Éradiquer la pauvreté – premier ODD – mérite bien aussi un gros volume. Experts et praticiens de la lutte contre la pauvreté extrême, réunis sous l’égide de la Brookings Institution, rappellent d’abord que pour en terminer avec la pauvreté, il faut la définir de manière absolue. Selon les agences onusiennes, sont en situation de pauvreté extrême les personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce seuil vient tout juste de passer à 1,9 dollar, mais l’évolution ne change rien à l’analyse. Au début du 19ème siècle, plus de 80 % de la population mondiale se trouvait sous ce seuil de pouvoir d’achat. Ce n’est plus le cas, en 2010, que de 20 % de l’humanité. Ce chemin que le monde a suivi en deux siècles, la Chine l’a suivi en vingt ans. À l’inverse, la Côte d’Ivoire, qui était un bon élève de la classe, à moins de 10 % d’extrême pauvreté en 1985 se trouve aujourd’hui à plus de 35 %. Globalement, avec une nette accélération depuis les années 1990, le monde connaît une puissante réduction de la pauvreté, nourrie par la croissance des pays émergents. Sur la route qui mène à la fin du dénuement total (ce qui laissera toujours des inégalités et de la pauvreté relative), le dernier kilomètre est le plus difficile à terminer. Les auteurs ne traitent pas des recettes magiques ou à la mode (le « social business » par exemple). Ils estiment que l’élimination de la pauvreté nécessite trois « ingrédients » : de la paix, des emplois, de la résilience. Ce triptyque est stratégique. D’abord sécuriser, car si la pauvreté peut produire de l’insécurité c’est l’insécurité qui appauvrit et empêche de se développer. Ensuite, tout faire pour l’expansion du travail productif et formel, de manière à procurer gains et garanties aux populations. Enfin, assurer face à la vulnérabilité des conditions, ceci à partir de mécanismes de protection sociale. Cette approche n’est pas ternaire, mais intégrée. Les trois dimensions d’une lutte efficace contre la pauvreté passent par l’établissement et le respect de droits civils, économiques et sociaux. Moins que par les bons sentiments (au risque de la déception) et les dépenses colossales d’aide publique (au risque, entres autres, de la corruption).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeffrey Sachs, The Age of Sustainable Development, Columbia University Press, 2015, 543 pages.

Laurence Chandy, Hiroshi Kato, Homi Kharas (dir.), The Last Mile. In Ending Extreme Poverty, Brookings, 2015, 415 pages.

 

« Seasteading, l’utopie flottante libertarienne », Les Échos, 14 août 2015

Seasteading : l’utopie libertarienne

 

 

Des libertariens, partisans d’un libéralisme intégral, proposent d’établir des colonies permanentes sur des villes flottantes. Par seulement pour fuir l’Etat et l’impôt, mais pour sauver le monde. À grand renfort de nouvelles technologies et de principes libéraux.

 

Au début du 16ème siècle, Utopie était, pour l’humaniste Thomas More, une île imaginaire dont les principes d’organisation pouvaient inspirer le monde. Des libertariens américains contemporains, dans un monde où toutes les îles naturelles sont connues, aspirent aujourd’hui à en créer de nouvelles afin de mieux organiser le monde. Sur l’île d’Utopie, More envisageait un système de parfaite égalité avec abolition de la propriété privée. Sur les îles projetées par les entrepreneurs américains férus de haute technologie, un principe premier, la liberté, et une organisation par des « citoyens actionnaires ».

 

Un pari technologique et financier

Soutenu financièrement par le multimillionnaire Peter Thiel (créateur de PayPal), le Seasteading Institute a été fondé par un ancien de chez Google Patri Friedman, par ailleurs petit-fils du Nobel d’économie Milton Friedman. S’appuyant à la fois sur les progrès des sciences et quelques flous relatifs au statut des résidents dans les eaux internationales, Friedman et son institut veulent implanter en mer de nouvelles îles artificielles permettant de tester des formes innovantes de gouvernement. Le projet est servi, sur les réseaux sociaux comme dans la presse, par une infographie saisissante (comme savent le faire tous les architectes) : des archipels verts par beau temps, avec certaines formes détonantes (de hautes tours dessinées) et d’autres bien plus familières (des plateformes non pas pétrolières mais résidentielles, que l’on dirait photographiées). Une équipe de designers et graphistes mais aussi d’ingénieurs, de biologistes, de juristes et de financiers, a posément modélisé et calculé. En juillet 2015, l’institut annonçait qu’avec 167 millions de dollars d’investissement, il était possible, dès 2020, d’accueillir 300 habitants, sur une plateforme d’environ 3 000 m2 en béton renforcé. À ce premier module viendraient s’en ajouter d’autres, avec toute une offre de services et d’équipements : bâtiments de quatre étages, piscines, bureaux, jardins, hôtels, héliports, quais. Les différents modules s’assembleraient afin de former une ville indépendante. Et les promoteurs de souligner que le prix au m2 ne devrait, au final, pas dépasser celui de New York ou de Londres. À l’horizon 2050, l’Institut espère des dizaines de millions d’habitants dans des formes métropolitaines aquatiques et idylliques. Il y a certainement loin des annonces à la réalisation, d’autant plus que les communications se succèdent, sans que le premier chantier localisé ait vraiment démarré. Mais le projet ne relève pas uniquement de l’exploit technique.

 

Un projet de société

L’édification des îles projetés par le Seasteading Institute, à une vingtaine des kilomètres de côtes nationales (ou moins, si affinités), se veut réalisation de l’anarcho-capitalisme. Des villes, ou micronations, affranchies de la fiscalité, des élections démocratiques, des lois et des visas, seraient les unes et les autres en concurrence, de façon à faire émerger (l’expression s’impose) les modèles les plus efficients de « e-gouvernement ». Le projet Seasteading, pour des phalanstères libres sur les eaux, repose sur une idée claire : pouvoir choisir son gouvernement comme on choisit son téléphone portable. Il s’agit avec ces pied-à-mer (comme il y a des pied-à-terre), de soutenir l’émergence de « gouvernements start-up ». Les critiques ont beau jeu de sourire face au défi technologique. Ce n’est pas forcément le plus compliqué : de gigantesques navires et installations montrent que le génie humain sait conquérir les mers. Et la critique est également facile pour ne voir là qu’un fantasme, un brin déjanté, pour millionnaires. La création de ces îles, dont on verra si vraiment elles sortent de mer, ne procède pas exclusivement d’une volonté de faire de l’argent ou de fuir le monde. L’ambition de ces laboratoires politiques énonce huit visées : enrichir les pauvres, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades, vivre avec la nature, nettoyer l’atmosphère, restaurer les océans, cesser de se battre, assurer la soutenabilité de la civilisation. Pas moins… Les utopies off-shore sont toujours les plus élevées.

 

 

encadré – Sur terre : apparition du « Liberland »

La « république libre » de Liberland se veut Etat souverain. Micronation autodéclarée depuis avril 2015, le Liberland, officiellement reconnu par aucun pays, dispose de ses comptes Internet, Facebook et twitter. Il revendique un territoire de 7 km2, historiquement disputés, entre la Croatie et la Serbie, sur une rive du Danube, considéré en eaux internationales. Une devise, adaptée de James Bond, « vivre et laisser vivre », un drapeau (qui ressemble étrangement à un vieux ticket RATP jaune), une constitution, un président incarnent cette utopie fiscale plus qu’urbaine car aucun bâtiment ne se trouve sur ces terres. Plus de 350 000 personnes à travers le monde auraient fait acte militant de demande de citoyenneté (sans aucune conséquence juridique). Mais la tendance est là : une aspiration à la sécession dans des zones certes à moindre fiscalité mais surtout à davantage de liberté.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

 

 

« Masdar, oasis techno ou mirage vert ? », Les Échos, 12 août, 2015

Masdar : oasis technologique ou mirage vert ?

 

Au cœur du désert, au royaume du pétrole, Masdar veut incarner l’économie et les technologies vertes. La ville, très loin du projet urbain abouti, concentre les financements, les innovations et les interrogations.

 

Dans la famille des projets grandioses de ville durable, je demande la plus insensée. Censée un jour incarner la ville quintuple zéro (zéro défaut, zéro carbone, zéro déchet, zéro pollution, zéro insécurité) Masdar est une sorte d’oasis techno-écologique en phase de montage. Les 6 kilomètres carrés de parc sont encore en cours de réalisation. Et les habitants ne se bousculent pas. Ce qui est pourtant le cas des investisseurs et visiteurs. Les plus pressés peuvent télécharger la brochure de la ville sur son site Internet. Ils y apprendront que plutôt que d’une véritable municipalité, il s’agit d’une filiale du groupe Mubadala, une société d’investissement appartenant au gouvernement d’Abou Dabi.

 

De l’or noir à l’or vert

À une vingtaine de kilomètres de la capitale des Émirats Arabes Unis, une douzaine d’immeubles et quelques rues, au design élaboré par l’architecte star britannique Norma Foster, contiennent les bases de ce qui, en s’étendant, devrait devenir une ville durable iconique, une sorte de Babylone de l’exemplarité bio-climatique. Ses promoteurs, ayant nourri leur développement économique par le pétrole, envisagent la fin de cette ressource, et dessinent une ville piétonne, sans bruit de moteur ni de klaxon. Ayant en perspective l’épuisement d’une économie hydrocarbure, il s’agit d’investir massivement, en particulier dans les énergies renouvelables, afin de préparer une économie verte. Avec un nom qui signifie « la source », Masdar est aménagée et présentée à grand renfort de puits de lumière, avec gestion optimisée des courants d’air, des hectares de panneaux solaires, des voitures électriques souterraines sans conducteurs, des capteurs de mouvements qui limitent notamment la consommation électrique.

 

Un projet laboratoire

Un Masdar Institute for Science and Technology (MIST) qui traite de villes et de vies décarbonées héberge déjà ses premiers étudiants, qui sont les seuls vrais premiers résidents de la ville. L’entreprise veut démonter que vie et forme urbaines peuvent être soutenables, même dans un environnement aussi dur que celui du désert. Alors que la température peut y atteindre 50 ° C, Masdar se veut tempérée, assise sur des énergies nouvelles, se passant des énergies fossiles, avec brumisateurs et détournement des vents frais.

 

Lancé en 2006 pour être réalisé en 2015 (avec une estimation de 50 000 résidents) l’achèvement du projet est toujours repoussé. On peut s’en gausser caustiquement. On peut également prendre la mesure à la fois du défi et des moyens injectés. Si Masdar demeure avant tout une grande vision dans le désert (ou un mirage) plutôt qu’une véritable concrétisation, le site n’a rien d’une ville fantôme. 15 milliards d’euros d’investissement, une reconnaissance internationale, l’implantation de grandes entreprises spécialisées, l’attractivité pour des talents innovants, en font déjà une marque. Masdar s’imagine et s’organise ainsi comme un démonstrateur, un capteur et un incubateur des startup dans le domaine montant des clean-tech (les technologies propres et vertes).

 

Mixant traditions moyen-orientales (de la densité et de l’étroitesse de voirie pour conserver de la fraîcheur) et réalisations ultramodernes (un sous-sol gigantesque de réseaux souterrains), le chantier rappelle qu’il est toujours difficile de faire sortir une grande ville du sable inhospitalier. Des urbanistes critiques décrivent une utopie brisée sur les rives des réalités financières, techniques et politiques. Des laudateurs et des entrepreneurs y célèbrent une incontestable fonction de laboratoire, en particulier pour ce qui touche au photovoltaïque et au solaire concentré. Chaque quartier de Masdar est en soi une innovation et un projet de recherche. Sortant étrangement de terre, aux côtés des autres projets urbains démesurés des Émirats, Masdar s’en rapproche dans une certaine démesure et s’en distingue nettement dans son expérience environnementale. Le tout, cependant, dans une visée d’affirmation économique des promoteurs de ces utopies urbaines.

 

encadré – Skolkovo, ou Masdar dans le froid

À quelques encablures de Moscou, une autre Smart City en devenir : le « technopark » Skolkovo. Projet phare de Dmitri Medvedev, lancé en 2010, il s’agit explicitement de produire ex nihilo et d’en haut une « Silicon Valley » russe. Une fiscalité avantageuse, des clusters d’avenir entourés de grues, de premiers bâtiments et détournements de fonds, accueillent des entreprises du monde entier qui désirent, d’abord, se fixer sur les marchés gouvernementaux. Un temps géré par l’un des premiers managers de Masdar, l’américain Steven Geiger, cet écosystème (pour prendre le mot qui fait fureur) rassemble ingénieurs et chercheurs dans des constructions futuristes et dans un climat qui va parfois jusqu’à – 30 ° C. Inachevée, et parfois raillée, la « ville du futur » (comme se présente Skolkovo) dit vouloir compter, à terme, 30 000 habitants. Contre 300, avant le lancement du plan grandiose.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

« Les palmes de sable de Dubaï », Les Échos, 6 août 2015

Les palmes de sable de Dubaï

 

Décrit et vendu comme un rêve pour millionnaires et touristes du monde entier, Dubaï est décrié comme un cauchemar social et environnemental. Une utopie urbaine à deux faces que matérialise une des réalisations les plus spectaculaires : les îles artificielles en forme de palmes.

 

Capitale de l’un des sept émirats des Émirats arabes unis, Dubaï évoque sciemment la démesure urbaine et les superlatifs architecturaux. À la verticale, ses tours semblent faire pénétrer dans l’univers de la guerre des étoiles. À l’horizontal, vu des gratte-ciel ou sur photos satellites, ses emprises sur la mer dessinent notamment un gigantesque palmier destiné à augmenter la superficie de ses côtes, son attractivité et sa rentabilité.

 

La folie des hauteurs et des grandeurs

De 60 000 habitants au début des années 1970 à près de 2,5 millions en 2015, la ville est connue pour le gigantisme de ses projets immobiliers. Elle accueille 20 millions de touristes, l’hôtel Burj-Al-Arab, le plus luxueux et le plus « étoilé » du monde, la plus haute tour du monde (au moins en 2015) : le Burj Khalifa qui culmine à 828 mètres. Dubaï, qui aspire à devenir à la fois la destination iconique du tourisme de luxe et un centre d’affaires au barycentre du monde, dispose également, au sein de l’un de ses centres commerciaux géants, d’une station de sports d’hiver (en plein désert aride). Le développement de cet ancien village de pêcheurs a rapidement atteint les sommets, du kitsch ou du nec-plus-ultra, du luxe qui fait rêver ou du turbo-capitalisme qui fait bondir (c’est selon). Le sociologue activiste américain Mike Davis (Le Stade Dubaï du capitalisme, 2007) a su trouver des mots provocateurs pour nourrir sa vive critique, présentant les projets de Dubaï comme « la rencontre d’Albert Speer [l’architecte nazi] et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie ».

 

Dubaï est incontestablement un espace à deux vitesses : d’un côté, des riches venus en effet de tous les continents, dans des résidences et équipements de standing, de l’autre côté, des ouvriers, venus d’Afrique et d’Asie, à la tâche sur des chantiers pharaoniques, dangereux et dispendieux. Au quotidien, dans une région géopolitiquement chahutée, Dubaï veut être vécue comme un cosmopolitisme apaisé des classes favorisées, où, sur une marina, la burqa côtoie le bikini. Pour le moment.

 

Un palmier dans la mer

C’est le promoteur immobilier Nakheel (du mot arabe pour « palmes ») qui est à la manœuvre. Filiale du conglomérat Dubaï World, la société d’investissement du gouvernement, l’entreprise a lancé, entre autres réalisations grandioses, l’aménagement de plusieurs archipels artificiels qui reconfigurent totalement le front de mer. La réalisation des « Palm islands » produit l’une des images les plus connues de Dubaï : un réseau de branches autour d’une presque-île en forme de palmier. L’extraction de 100 millions de tonnes de sable du fond du golfe persique plutôt que du désert (car ce dernier est trop fin pour la construction) permet d’augmenter l’offre foncière et la longueur du littoral dans des endroits prisés et sécurisés. À vocation résidentielle et ludique, ces nouvelles terres de sable sont remplies de dizaines d’hôtels, de parcs à thème, de restaurants, de plages, de milliers de maisons et d’appartements qui, dit-on, se sont arrachés.

 

Dans ce programme de créations insulaires, seule la première tranche, « Palm Jumeirah », a été achevée. Ce palmier, avec un tronc et seize branches, sur 5 kilomètres de diamètre, peut abriter, dans des villas et établissements du plus haut luxe, jusqu’à 70 000 personnes et 1 500 yachts dans des ports de plaisance high-tech. L’ensemble est ceinturé par un croissant, tout aussi artificiel et peuplé de palaces, de plus de 10 kilomètres. Un métro automatique sur le tronc et un pont assurent les liaisons.

 

La déflagration de 2009, avec une crise touchant durement Dubaï en son cœur financier, a conduit à réorienter en partie le projet et à revoir le financement de Nakheel mis à mal, notamment, par la production de Palm Jumeirah. Ayant réussi à restructurer son endettement, la société et son émirat propriétaire continue à vendre les espaces et à étendre de nouveaux projets pour faire vivre, notamment, un aéroport appelé à devenir le plus grand du monde (avec sa valse de A380) et, un jour, le plus grand centre commercial de la planète.

 

Palm Jumeirah aura coûté plus de 10 milliards d’euros et un nombre conséquent de vies perdues sur les chantiers titanesques et mal-protégé. L’avenir dira si ce colossal palmier de sable s’enfoncera sous les eaux, croulera sous ses dettes ou sera érigé en merveille technologique de l’humanité. Dubaï, qui accueillera l’Exposition universelle 2020, montrera si ses palmes artificielles incarnent un paradis terrestre, un désastre écologique, un gouffre financier. En tout cas, au simple plan des réalisations humaines, la première vue coupe toujours vraiment le souffle. D’étonnement ou d’agacement.

 

encadré – Un cheikh promoteur et poète

Mohammed bin Rashid al Maktoum, émir de Dubaï et vice-président des Émirats arabes unis, se trouve au cœur du développement économique de la ville-émirat. Il supervise tous les projets dont les emblématiques « Palm islands » et « Burj Khalifa ». Sa stratégie vise à faire de sa ville la première destination mondiale du tourisme de loisir, d’affaire et de shopping. Afin d’édifier un « hub d’excellence et de créativité », ce milliardaire auteur de plusieurs recueils de poèmes, s’appuie sur une théorie personnelle du management qu’il sait introduire par la reprise d’un proverbe : « que vous soyez une gazelle ou un lion, vous avez simplement à courir plus vite que les autres pour survivre ». La vision de ce souverain amateur de pur-sang repose sur l’idée d’une course au développement pour faire de son pays « l’un des meilleurs au monde » d’ici 2021. Une utopie précisément datée.

 

 

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

 

 

 

« Sun City, ville privée pour seniors aisés », Les Échos, 4 août 2015

Sous le soleil de Sun City

 

Réalisation et destination de rêve ou de cauchemar, Sun City est implantée depuis plus d’un demi-siècle en Arizona. Modèle de ville fermée, réservée aux personnes âgées, cette ville privée n’a rien d’anecdotique.

 

Sun City (« La ville du soleil »), la première ville fermée destinée aux retraités, est née à proximité de Phoenix. Ni école, ni crèche, ni enfants résidents permanents dans ces 40 km2 ceinturés où la moyenne d’âge des 40 000 habitants approche les 75 ans. À 99 % blancs et à moins de 2 % pauvres, ceux-ci vivent dans des conditions tout à fait originales, qui fascinent ou qui choquent.

 

Un prototype de « gated community »

Les « gated communities », ces résidences fermées américaines, incarnent un mouvement de fermeture et de privatisation de la ville. Sous diverses appellations et à travers des réalisations disparates, elles ont pris place dans le paysage urbain, dans les catalogues des promoteurs immobiliers, et, surtout, dans le débat public. Vendus comme des îlots de tranquillité et vilipendés comme symboles d’une fracture sociale et spatiale, ces ensembles clos et sécurisés d’habitations se retrouvent sur tous les continents. Les situations américaines et dans les pays en développement n’ont pas grand-chose à voir avec la France. Cette croissance est cependant partout alimentée par un double souci de sécurisation et de repli communautaire que réalisent véritablement les villes du genre de Sun City.

 

Outre-Atlantique, depuis plus d’un siècle, des morceaux de ville organisés en copropriété associée à une offre de services, les « Common Interest Developments » (CID), ont été institués. Ils prolifèrent désormais. Le marché s’est étendu spécialement pour les retraités ou autour de parcs de loisirs. C’est le cas de Celebration, en Floride, à proximité du parc Walt Disney. C’est le cas de Sun City.

 

Bâtie sur les restes d’une ville-fantôme, la ville a ouvert ses portes en 1960. La démarche a fait école puisque depuis lors, toujours dans la périphérie de Phoenix, mais aussi un peu partout aux Etats-Unis et dans le monde, de nombreuses villes similaires, sous le même modèle et le même nom, sont sorties de terre. Attention cependant, certaines « Sun City » célèbres, dont l’une à côté de Johannesburg en Afrique du Sud (où l’on pénètre par péage), ne sont pas destinées aux activités des retraités mais plutôt à une certaine débauche. Elles sont connues sous le sobriquet de « Sin City » (ville du péché).

 

Succès et contenu d’une ville sans enfants

Le père fondateur de Sun City, et de tout le mouvement de promotion et construction dans ce sillon, est un entrepreneur américain. Delbert E. Webb (dit Del Webb) a eu l’idée de ces villes restreintes aux personnes âgées. Le succès a été d’autant plus retentissant qu’il était inattendu. Del Webb fera même la couverture de « Time » en 1962 pour son concept de « retirement community » : un mode de vie, des quartiers et des villes pour la communauté des retraités et pré-retraités.

 

Concrètement, Sun City est une « unincorporated area » : elle ne dépend pas d’une autre municipalité. Elle est, globalement, autogérée par ses habitants. La plupart des services collectifs (eau, gestion des déchets, pompiers, parcs) sont assurés par des entreprises privées. Le personnel est principalement constitué de seniors-résidents, même si une partie, limitée, du personnel doit nécessairement être plus jeune. Les règles procèdent d’un ensemble de décisions de l’assemblée de copropriétaires – corps souverain de Sun City – rassemblées dans un épais document qui précise les engagements, conditions et restrictions. Extrêmement détaillées, les interdictions et limitations portent sur la décoration, les heures et jours où la présence des enfants et petits-enfants peut être tolérée, les comportements appropriés (attention à ne pas trop s’embrasser). Leur non respect conduit aisément à l’expulsion. La condition la plus essentielle, pour Sun City, est d’avoir plus de 55 ans. Les jeunes peuvent fréquenter la ville, pour y assurer des services ou y visiter des parents. Mais l’idée force est que les enfants sont une nuisance. Un jeu de mots résume le tout : « No Kidding » (avec le double sens de « pas d’enfants », et « on ne plaisante pas »).

 

La forme urbaine de Sun City est typique d’un périurbain américain, avec un assemblage de pavillons disposés autour d’infrastructures et d’équipements collectifs : golfs, centres commerciaux, petits lacs, hôpitaux, banques. La voirie, organisée de manière circulaire, confère un petit côté vaisseau spatial aux photos que Sun City aime mettre en avant. L’ensemble est, dans un souci premier de sécurité, protégé par une enceinte, avec un accès très contrôlé. Les activités bénévoles, sportives et conviviales sont érigées en art de vie, sous un climat à chaleur élevée mais agréable à des corps parfois fatigués.

 

Sun City se présente comme une utopie triplement réalisée : privatisation, sécurisation, communautarisation. Ces trois mots clés font rêver ou frémir. Certainement non importables – dans son étendu et dans son essence juridique – en France, Sun City et ses multiples avatars sont regardés avec causticité, inquiétude mais surtout intérêt. Car ces personnes âgées, qui ont choisi l’auto-ségrégation et la sécession, ont du pouvoir d’achat. Et votent.

 

encadré – La Cité du Soleil : un vieux projet

Le projet de Sun City, au moins son nom, provient explicitement d’une utopie déjà ancienne. Rédigée, sous forme de dialogue (comme chez Platon), La Cité du Soleil (Civitas Solis) est une brève utopie du début du 17ème siècle. Le philosophe et moine dominicain italien Tommaso Campanella (1568-1639), alors qu’il séjourne en prison, imagine une sorte de république théocratique reposant également sur la raison. Recours à l’astrologie, polygamie, partage rationnel des tâches, économie collectiviste, eugénisme caractérisent cette citée dirigée par un « métaphysicien » et entourée de sept rangs de fortification. Les « Solariens » ne travaillent que quatre heures par jour et ne changent de vêtement que quatre fois par an. Ils vivent environ 200 ans, bien plus donc qu’à Sun City. À l’heure actuelle.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

« Environnement : le climat est au changement », Les Échos, 19 juin 2015

Environnement : un climat de changement ?

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Le changement climatique inquiète et fait couler de l’encre. Deux ouvrages anglo-saxons, différents dans le ton, convergent sinon dans les conclusions, du moins dans l’appel à l’action.

 

L’action c’est maintenant

Nicholas Stern compte parmi les économistes de grande envergue. Devenu Lord et Président de l’Académie Britannique depuis le rapport qui l’a rendu célèbre, il y a une dizaine d’années, il revient à son sujet d’expertise : l’économie politique du changement climatique. Soulignant à nouveau que les coûts de l’inaction sont incommensurablement supérieurs à ceux de l’inaction, Stern plaide pour une accélération du mouvement en faveur d’une « transition bas-carbone » qui doit accompagner une nouvelle « révolution énergético-industrielle ». Pas d’affirmation militante, mais un condensé des informations et débats pour nourrir sa double visée : une économie mondiale décarbonée et un monde plus équitable. Ces deux dimensions ne sont pas l’expression d’un monde rêvé, mais deux objectifs à atteindre de concert. Le spécialiste, avertissant des dangers du retard et du déni, plaide pour la prise en compte à la fois des prévisions les plus sombres et des horizons temporels les plus longs. Stern, dont les travaux sont toujours scrutés de près, sait convaincre en soutenant que ce projet mondial ne doit plus être vu comme un fardeau à partager mais comme une dynamique d’innovations à approfondir et accompagner. Les pouvoirs publics, nationaux et internationaux, doivent permettre – logique schumpetérienne à l’esprit – ces innovations, en investissant à bon escient et en limitant les défaillances de marché. L’ouvrage, dédié « à nos enfants et petits enfants », propose un tour d’horizon accessible, en faisant un point très utile sur les dimensions éthiques, économétriques, scientifiques de ce dossier brûlant qui traverse les couloirs des négociations climatiques de l’ONU. Le propos, qui s’inscrit dans le sillage d’une citation célèbre attribuée à Keynes : « mieux vaut avoir à peu près raison que précisément tort », se veut optimiste, tant que nous saurons être rationnels, scientifiques et collaboratifs. Ce qui n’a rien d’évident. Stern dit attendre beaucoup de la conférence internationale (COP 21) qui se tiendra à Paris à la fin de l’année. À condition de pressions efficaces certes des Etats, mais principalement des entreprises (qui investissent), des villes (qui agissent) et de la jeunesse (qui, à défaut de mobilisation et d’action, subira).

 

Une action aussi essentielle que difficile

Dans un tout autre style, mais nourri également de travaux académiques pointus, le livre de Martin Weitzman (professeur à Harvard) et de Gernot Wagner (qui travaille à l’Environmental Defense Fund, connu sous le sigle EDF), rappelle aussi que le changement climatique constitue l’enjeu majeur de notre temps. Ce changement ne ressemble pas à un problème singulier d’environnement ou d’économie. Il est quadruplement unique. Dans sa globalité d’abord, car s’il est territorial dans ce qui l’alimente, il est parfaitement mondial dans ses conséquences. Dans sa dimension de long-terme ensuite, car ce qu’il produit retentit sur les décennies et les siècles à venir. Dans son irréversibilité encore, car on ne peut revenir sur ce qui a été consommé et endommagé. Dans ses incertitudes enfin, car l’ampleur précise des difficultés et catastrophes reste, en réalité, imprévisible. Weitzman (qui avait déjà critiqué certains éléments du rapport Stern) et Wagner se montrent réservés sur les capacités des innovations de géo-ingénierie (les manipulations du climat) à gérer effectivement le phénomène. Les deux experts soutiennent que l’adaptation au changement climatique est typiquement une affaire de passager clandestin : chacun, en l’espèce chaque nation, à intérêt à la fois à la résolution du problème et à sa non-implication dans cette résolution. Il faut donc raisonner comme des assureurs, non pas comme des philosophes. Dans ce texte, qui manie les formules, l’idée n’est pas d’interdire la pollution comme ont été interdits le travail des enfants et l’esclavage. Concrètement, il faudrait fixer le prix de la tonne de CO2 émise à 40 dollars. Et, plus généralement, avoir recours à un capitalisme bien tempéré.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nicholas Stern, Why Are we Waiting? The Logic, Urgency, and Promise of Tackling Climate Change, MIT Press, 2015, 406 pages.

Gernot Wagner, Martin L. Weitzman, Climate Shock. The Economic Consequences of a Hotter Planet, Princeton University Press, 2015, 250 pages.

« La bureaucratie contre la vraie vie », Les Échos, 29 mai 2015

La bureaucratie contre la vraie vie

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La bureaucratie, que l’on aurait pu croire moribonde, triomphe dans tous les domaines de nos existences. Il n’y a pas de solution évidente à l’extension du domaine de la norme. Une voie tout de même : réintégrer les vraies préoccupations des gens.

 

La bureaucratie intégrale

Dans un texte effervescent, dont il a le secret, l’anthropologue anarchiste de la London School of Economics, David Graeber observe que l’on s’intéresse moins aujourd’hui à la bureaucratie. Or celle-ci est omniprésente et les comportements individuels attendus toujours plus prédéfinis. En témoigne le nombre de formulaires et de mots de passe à renseigner tous les jours. La bureaucratie contemporaine a su s’étendre par fusion de ses dimensions publiques et privées, appuyée par une révolution numérique qui encadre plus qu’elle ne libère. Graeber, anticapitaliste militant, dit y percevoir l’ombre noire d’un libéralisme triomphant. De fait, nous vivons l’ère de la « totale bureaucratisation ». La vie quotidienne des démocraties libérales avancées (ou dites telles) n’est que paperasses, procédures, réunions aussi rituelles qu’inutiles. Pour Graeber la bureaucratie est devenue « l’eau dans laquelle nous nageons ». Partout des bureaucrates : dans les entreprises tertiaires où le travail de la plupart des cadres serait de contrôler la plupart des cadres, dans les rues où les policiers sont « des bureaucrates armés ». Il y a d’ailleurs un lien entre bureaucratie et violence. Les règles impersonnelles, qui ne plaisent à personne, appellent de la coercition et de la surveillance. La vie sous l’empire bureaucratique relève du contrôle permanent et de la créativité toujours bridée. Pas de solution immédiate chez Graeber, mais un appel au réveil d’une gauche qui a du mal à critiquer la bureaucratie, car ce serait critiquer les fonctionnaires. Dans les essais réunis ici le constat est parfaitement mis en évidence, et la thèse versée au débat. Dans ces pages très vives qui mêlent avec bonheur, mais pas toujours avec rigueur, Sherlock Holmes, Michel Foucault, Max Weber et Batman, Graeber souligne un risque croissant de déshumanisation et d’indifférence.

 

Valoriser les vies réelles

Professeur à Harvard, co-auteur du célèbre ouvrage « Nudge » (ces petits coups de coude qui incitent aux comportements vertueux), Cass Sunstein est un ancien membre influent de l’administration Obama. Son nouvel opus s’appuie, notamment, sur son expérience à la tête d’un très officiel office d’expertise des régulations fédérales. Avec originalité, il puise ses sources à la fois chez Amartya Sen et Friedrich Hayek (deux auteurs rarement rapprochés). Pas de pamphlet anti-bureaucratie ici, mais des idées pour réviser une action publique souvent trop éloignée des réalités. Le travail de Sunstein consistait à passer toute législation à la moulinette d’analyses coûts/bénéfices. L’expert traite la question habituelle : à combien fixer le prix d’une vie ? Ce serait, pour un Américain, autour de 9 millions de dollars. Sunstein indique que les politiques doivent également valoriser, sans les quantifier, la dignité humaine et la liberté individuelle. L’auteur/administrateur aspire à humaniser ces études techniques pour humaniser choix publics et opérateurs publics. D’abord, en ne les réalisant pas uniquement avec des mesures monétaires mais en prenant sérieusement en compte des valeurs non quantifiables (comme la dignité). Ensuite, en s’appuyant sur l’économie comportementale (qui nous rappelle qu’entre l’homo oeconomicus de la théorie et le quidam lambda il y a un monde). Enfin, en s’appuyant d’abord sur les informations venues des gens. Pour Sunstein, les procédures les plus importantes ne sont pas celles du parfait reporting bureaucratique, mais celles qui permettent de recueillir les bonnes informations. Sunstein, en quête d’une administration efficiente, à juste distance des gens, pour les guider et ne pas les étouffer, ne fait peut-être avec ce livre son travail le plus détonnant. Il rappelle, avec sa réflexion sur l’arithmétique des choix collectifs, l’évidence selon laquelle les régulations doivent viser le bien-être et l’autonomie des individus. Dans un monde paradoxal qui veut à la fois davantage de protection et moins d’intrusion des pouvoirs publics.

 

 

 

 

 

 

 

 

David Graeber, The Utopia of Rules. On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucraty, Melville House, 2015, 261 pages.

 

Cass R. Sunstein, Valuing Life. Humanizing the Regulatory State, University of Chicago Press, 2015, 248 pages.

 

« Les nouvelles guerres de sécession », Les Échos, 20 mars 2015

La tentation de la sécession

 

De nouvelles tensions entre nations et régions s’affirment alors que s’étendent régionalismes et séparatismes. Dans ce contexte préoccupant, il est temps de fonder sérieusement la coopération territoriale et la décentralisation.

 

Économiste original, spécialiste du développement territorial, Laurent Davezies s’inquiète des souhaits de sécession de diverses régions riches, Écosse, Catalogne, Flandre, Padanie. Ces aspirations à l’autodétermination amènent à réviser les fondamentaux de ce qui fait la cohésion d’une nation, à une époque où la calculette prévaut sur le sentiment.

 

La cohésion territoriale mise à mal

Un modèle occidental de cohésion territoriale façonne depuis des décennies les réalités de la géographie économique par de puissants transferts socio-fiscaux. Ce modèle de « keynésianisme territorial », partout, s’érode. En France, c’est en période de consolidation budgétaire qu’est affirmée, avec la plus haute intensité, le principe de l’égalité territoriale. Fumisterie, soutient Davezies, qui n’a jamais sa plume dans sa poche. Les inégalités territoriales ont, en elles-mêmes, leur importance. Et en phase de développement, notamment, le déséquilibre s’impose. « Un ministère de l’’égalité des territoires’ dans le Maroc d’aujourd’hui serait un ministère en charge de ralentir son développement ».

 

Le grand sujet ne relève ni du bricolage idéologique ni du mécano administratif. Les défis liés aux nouvelles fragmentations nationales procèdent de logiques qui dépassent les frontières. Diagnostic du docteur Davezies : les riches n’ont plus besoin de leurs pauvres. De grandes régions aisées voudraient devenir de petites nations plus isolées, divorçant d’autres territoires de leur pays. Dans un monde économique enraciné, fermé et immobile, de puissants correcteurs des inégalités entre territoires autorisaient la cohésion économique nationale. Dans un monde fluide, ouvert et mobile, ces solidarités sont moins évidentes. Auparavant la production automobile en région parisienne stimulait la production de pneus à Clermont. Il n’en va plus du tout de même, dans l’économie immatérielle, quand la première matière première est la matière grise. « Hier, l’industrie automobile des Grands Lacs faisait travailler l’Amérique entière ; aujourd’hui, Hollywood fait travailler seulement Los Angeles ». Les régions riches, s’affranchissant des solidarités redistributives, peuvent ainsi souhaiter se séparer des régions défavorisées. Plus précisément, ce ne sont pas les grandes métropoles mondialisées (Paris, New York ou Tokyo), mais des métropoles de second rang, à affirmation identitaire plus marquée, qui envisagent la sécession.

 

Malaise dans la décentralisation

L’ambition davezienne est de trouver les fondements, la grammaire, d’un optimum d’organisation territoriale, à rebours des tendances contemporaines à l’émiettement. Notre auteur s’emploie à démonter les principes de la décentralisation, ou plutôt à en souligner, après relecture de classiques (Durkheim, Montesquieu, Musgrave, Perroux, Kuznets, Renan, Clisthène), l’indigence. Le docteur Davezies ne prescrit pas, pour cette décentralisation orpheline de doctrine, de potion magique. Il invite à étudier plus sérieusement la redistribution interterritoriale en tant qu’assurance mutuelle et nationale de long terme. Une formule résume l’idée : « Si le Nord-Pas-de-Calais ou le Michigan avaient pris leur indépendance après la guerre, il n’est pas sûr que la Bretagne ou l’Alabama seraient aujourd’hui aussi développés ». Davezies se fait alors plutôt cuistot, aspirant à ce que l’on trouve la bonne recette et les bons dosages des différentes fonctions des budgets publics (redistribution, stabilisation, prestation) aux bonnes échelles. Ceci afin de réduire (au sens culinaire) les tensions entre régions dans leur nation. Concrètement, une réforme territoriale ne doit dès lors pas se limiter à redécouper mais se destiner à relier.

 

Ce petit livre rouge-violet, à pages souvent surprenantes, rappelle essentiellement que le défaut de cohésion et de fondation mène à la désintégration. Un enjeu essentiel, dans un monde à 200 pays, 7 000 langues, 300 mouvements régionalistes, où à la lutte des classes se substitue la lutte des places et des taxes.

 

Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial. Le grand malaise des nations, Seuil, 2015, 105 pages, 11,80 €.

 

« L’Etat peut, aussi, être votre ami pour la vie », Les Échos, 20 février 2015.

Politiques sociales : universalité et incitations

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Profitant à tous, les politiques sociales universelles sont les plus efficaces. Profitant à chacun, des démarches paternalistes d’incitation alimentent des perspectives innovantes. Des idées venues d’Angleterre dans deux ouvrages remarquables.

 

Moins rejeter et moins cibler

Le welfare c’est les autres. Les contribuables travailleurs d’un côté, les bénéficiaires dépendants de l’autre. Rien n’est pourtant moins vrai. Et John Hills de s’attaquer à cette croyance ancrée qui met en péril l’État-providence. Celui-ci ne profite pas qu’à une partie particulière de la population. S’appuyant sur sa large connaissance de la protection sociale anglaise, Hills se fait pédagogue en analysant deux cas types : l’évolution depuis le milieu des années 1950 de deux familles, l’une aisée, l’autre à l’existence bien plus heurtée. Par les couples de vignettes illustratives et par la reprise d’une multitude d’études, on entre concrètement dans les 489 milliards de sterlings de dépenses sociales et éducatives britanniques (soit deux tiers des dépenses publiques). En coupe instantanée, la protection sociale a souvent un effet Robin des Bois : elle prend aux riches pour les pauvres. En dynamique il n’en va pas du tout de même. La protection sociale concerne le cycle de vie et pas seulement les accidents de la vie. Elle est d’autant plus redistributive qu’elle est peu ciblée, car plus largement soutenue par toute la population. Dans un pays aux inégalités très élevées (avant transferts socio-fiscaux seuls le Chili et le Portugal sont, dans la zone OCDE, plus inégalitaires), les jeunes font les frais des choix récents. L’expert décortique le projet, actuellement en cours, de fusion de six prestations sous conditions de ressource en un « universal credit », avec accentuation des incitations à l’activité (un peu comme dans le RSA). Il s’ensuit un portrait très détaillé d’une mesure ambitieuse de simplification, exercice toujours compliqué. La perspective, très instruite, sur l’égalité des chances et la mobilité sociale vaut le détour. Le format original de l’ouvrage en fait une entrée de référence sur les politiques sociales outre-Manche. Plus qu’une traduction il faudrait souhaiter que l’idée naisse de produire le même texte, fouillé dans la donnée et accessible dans le propos, sur le cas français.

 

Aider à s’aider

Les politiques publiques doivent-elles nous protéger de nous-mêmes ? Ressortent immédiatement les thèmes du tabac, de la ceinture de sécurité, des retraites obligatoires. Les pouvoirs publics, au risque d’intrusions problématiques dans les vies privées, peuvent interdire, subventionner ou taxer. Ils ont aussi la voie du « nudge », ces petites incitations qui aident à prendre les bonnes décisions. Dans la plupart des cas le paternalisme est de mise. Julian Le Grand, collègue et proche de Hills à la London School of Economics, et Bill New estiment que dans certaines circonstances le « paternalisme public » se légitime parfaitement. Il convient de ne pas forcer les préférences des individus libres, mais d’agir à l’encontre de « failles de leur raisonnement », de les accompagner dans les moyens qu’ils peuvent mettre en faveur d’une fin, et non pas de changer leurs objectifs. Les exemples originaux sont détaillés avec bonheur. Pour le don d’organes comme pour la cotisation à des plans de retraite, les options de opt-in sont à privilégier. Si un individu n’en veut pas, il a simplement à le signaler. Ici ni restriction de liberté, ni effets antiredistributifs d’incitations fiscales qui profitent d’abord aux aisés. L’exemple le plus détonnant : l’instauration d’un « permis de fumer » (un permis annuel pour acheter du tabac). Avantage principal ? Amener chacun à réfléchir, évaluer, choisir. Il s’agit d’aider à décider quand, en l’espèce, 70 % des fumeurs disent vouloir arrêter. Sans contraindre, l’ambition est d’aider les gens à s’aider eux-mêmes. Traitant, avec grande rigueur, de constitution des pensions de retraite comme du sujet sensible du suicide assisté, ce livre inspirant (comme disent les anglophones) amène une belle justification de l’intervention publique moderne. En répondant à la belle interrogation de son sous-titre : l’État ne doit pas être cette nounou nourrissant d’aides sociales et de conseils orientés. Il peut agir, personnellement, comme un ami soucieux d’aider.

 

 

 

 

 

 

 

John Hills, Good Times. Bad Times. The Welfare Myth of Them and Us, Policy Press, 2015, 334 pages.

Julian Le Grand, Bill New, Government Paternalism. Nanny State or Helpful Friend ?, Princeton University Press, 2015, 202 pages.

 

« Portrait de l’Amérique en 2050 », Les Échos, 29 janvier 2015.

Les Etats-Unis reconfigurés

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Les Etats-Unis connaissent des bouleversements structurels majeurs. Il n’en va ni de crise financière, ni de dette publique, ni de ressource énergétique. Le pays bifurque, sur le plan des classes sociales, et se transforme profondément, sur le plan de la diversité. Des classes sociales plus opposées, et des minorités devenant majoritaires et mieux intégrées. Deux éléments d’un portrait contrasté.

 

La lutte des classes moyennes

Les Etats-Unis vivent, de façon relativement sourde mais très puissante, une nouvelle lutte des classes. Ce n’est pas le prolétariat qui s’élève contre les capitalistes. Ce sont les classes moyennes qui se prolétarisent. Marx, dans une période de révolution industrielle, avait prédit cette prolétarisation. L’américain Joel Kotkin (directeur de l’excellent site newgeography.com) la déplore en période de révolution numérique. Kotkin décrit l’affirmation d’une nouvelle stratification sociale. Au sommet, une oligarchie tire son pouvoir des géants du numérique (les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple). Cette e-oligarchie se distingue des précédentes car elle n’a pas vraiment besoin de la classe moyenne. Elle s’appuie sur ce que Kotkin appelle une nouvelle cléricature, issue des universités, présente dans les médias et aux commandes de l’industrie du divertissement. Ces clercs distillent une idéologie (soutenabilité environnementale, densité urbaine, valorisation de l’amusement), qui serait aux antipodes du rêve américain. La société américaine bifurque. D’un côté, une classe moyenne inférieure qui se rapproche des plus mal lotis. De l’autre, une population favorisée, qui a tout de même besoin de quelques défavorisés pour assurer des services, qui vit sur le modèle de la « ploutonomie ». Toute l’économie dépend des dépenses de quelques très riches. Une illustration simple : des villes comme New York ou San Francisco sont devenues des « produits de luxe », reléguant la classe moyenne ailleurs. L’auteur relève que la classe moyenne s’identifie en partie à droite au Tea Party et en partie à gauche à Occupy Wall Street, tous unis contre le « 1 % » le plus aisé. Afin de s’en sortir, Kotkin plaide pour un renouveau du rêve américain, à l’opposé de bien des tendances actuelles : en finir avec les niches fiscales, accepter l’étalement urbain, investir publiquement dans les infrastructures. Il semble faire confiance aux jeunes générations, dites sacrifiées. Férues d’autonomie et de télétravail, elles pourraient renverser le déclassement américain. Il y a peut-être des exagérations dans l’argumentation, mais bien des données sont assurées, notamment sur la nouvelle géographie. Les inégalités sont plus élevées à Manhattan qu’en Afrique du Sud. Les villes les plus aisées économiquement et les plus allantes idéologiquement en matière de diversité sont de moins en moins diverses…

 

Des minorités devenant majoritaires

Plus optimiste, William H. Frey, démographe à la Brookings Institution, se penche sur les évolutions de la diversité ethnique américaine. Depuis 2011, les naissances de populations « minoritaires » (noires, hispaniques, asiatiques, multiraciales) sont plus nombreuses que les naissances d’enfants blancs. Alors que les minorités représentaient moins de 15 % de la population américaine en 1970, elles deviendraient majoritaires vers 2050. Nourrie par la croissance démographique (solde migratoire, et, surtout, solde naturel positifs), la population des minorités est appelée à augmenter tandis que dès 2030 la population blanche diminuerait. Il s’ensuit de profonds changements encore à venir pour une Amérique véritablement multiraciale (10 % des mariages aujourd’hui, contre 0,5 % en 1960) et globale (car forcément plus ouverte sur le monde). Quand les Etats-Unis n’auront donc plus de minorités (au moins en fonction des classements actuellement établis), tout aura été reconfiguré. Politiquement, la tendance profite déjà aux Démocrates. Les tensions générationnelles, à intensité diverse selon les diverses populations, sont aujourd’hui assez nettes. Les reconfigurations territoriales le sont moins, tant la ségrégation demeure à des niveaux élevés. Frey envisage une répartition plus harmonieuse et une intégration réussie. Il souligne à raison que l’image traditionnelle du territoire américain avec « villes chocolat et banlieues vanille » n’a plus lieu d’être. Si l’optimisme de l’auteur paraît documenté, les évènements récents montrent que tout n’est pas encore rose dans une Amérique plus multicolore.

 

 

 

 

 

 

 

 

Joel Kotkin, The New Class Conflict, Telos, 2014, 215 pages.

 

William H. Frey, Diversity Explosion. How New Racial Demographics are Remaking America, Brookings Institution Press, 2014, 212 pages.

 

“Le vélo, c’est bon pour le trou de la Sécurité sociale”, Les Échos, 17 octobre 2014

Vélo et révolution urbaine

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

Le vélo fait son retour dans les villes. Pistes cyclables, systèmes de libre-service (plusieurs centaines maintenant sur la planète), révisions du code de la route, policiers en VTT. Ce mode de déplacement, en France, reste cependant marginal, apprécié comme un loisir sportif ou décrié comme un gadget urbain. Deux livres à la fois rigoureux et militants argumentent en faveur de la bicyclette, contre l’excès automobile et pour la coexistence apaisée des modes de transport.

 

Plaidoyer cycliste

Olivier Razemon est journaliste et Frédéric Héran enseigne l’économie. Razemon sait s’appuyer autant sur les anecdotes que sur les données de sécurité. Héran cherche à démontrer. Leurs deux ouvrages composent un plaidoyer cycliste à deux tons. De fait, pour les trajets compris entre un demi et une dizaine de kilomètres, le vélo a tout son intérêt. En zone dense, il serait plus efficace que la voiture. Dans Paris, il serait même plus efficace que le métro, note Héran, en cas de correspondance. Reprenant des travaux de Ivan Illich, l’économiste rappelle que si l’on intègre dans le calcul de la vitesse le temps nécessaire à l’acquisition et à la maintenance de son véhicule (vitesse généralisée), le vélo est très performant. Et si l’on intègre dans le calcul de la vitesse le maintien de sa forme physique et le nombre d’années de vie gagnées (vitesse globale) alors le vélo est probablement imbattable. Razemon adore le vélo, et le pare de toutes les vertus : égalité de sexes (les femmes accèdent en 1892 au pantalon si elles ont une bicyclette à la main) ; plaisir et bonne santé ; air plus pur et énergie économisée ; remède à la crise (et le journaliste, comme Héran, de rappeler l’invitation, alors moquée, de Christine Lagarde, aux Français de rouler à bicyclette) ; marché prometteur (avec, notamment, extension du cyclotourisme). Héran va dans le même sens. Très allant lui aussi, il voit même dans le développement du vélo, en calculant tous les bénéfices induits, un moyen de combler le trou de la Sécurité sociale ! Contre les argumentations rapides, il souligne qu’il y a pas de déterminisme culturel d’une région pour le vélo. Une géographie peu vallonnée est assurément un atout. Mais les vents du Nord semblent étrangement moins repousser que les chaleurs du sud.

 

Des propositions radicales

Héran et Razemon disent la même chose : rival de la voiture, le vélo a été longtemps le mode de déplacement du prolo, avant de devenir celui du bobo. Le « tout automobile » ayant donné le la de l’organisation urbaine, piétons et cyclistes ont été écartés. Ils s’interrogent d’ailleurs sur la puissance du lobby automobile pour savoir si ce ne sont pas les producteurs de voiture qui poussent au port (inesthétique et anxiogène) du port du casque à vélo. L’ambition des deux experts provélo (et au penchant décroissant) est d’intégrer pleinement le vélo en ville, sans aménagements spécialisés (sinon des stationnements). Tous les deux souhaitent que la France rejoigne le Danemark ou les Pays-Bas parmi les pionniers de ce que Razemon baptise la « transition cyclable », une transformation possible des villes, aujourd’hui plus réaliste que l’utopie de « vélorution » des années 1970. Parmi leurs propositions communes : une limitation générale de la vitesse urbaine à 30 km/h. Plus favorables au covoiturage qu’à l’auto-partage, les deux auteurs sont critiques à l’encontre des vélos partagés (Héran estime le coût annuel d’un Vélib’ à 4 000 euros, entre autres en raison du vandalisme). Ils soutiennent l’idée d’un « code de la rue », afin d’adoucir et fluidifier toutes les circulations. Héran insiste sur la nécessité de lutter contre le vol et sur l’inter-modalité à développer, par exemple avec des rabattements sur les gares et des aires de covoiturage. Leur pari, qui est hautement politique, est d’assurer la cohabitation des différents modes de transport, à rebours de la concurrence acharnée (visible au quotidien dans les rues des villes) entre les modes de déplacement.

 

Les partisans du vélo puiseront dans ces livres solides des arguments en faveur de leur petite reine. Ses détracteurs devront aussi les lire pour mesurer la vigueur de certaines démonstrations et chercher les contre-arguments.

 

 

 

 

 

 

 

Olivier Razemon, Le pouvoir de la pédale. Comment le vélo transforme nos sociétés cabossées, Rue de l’échiquier, 2014, 191 pages, 15 euros.

 

Frédéric Héran, Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, La Découverte, 2014, 255 pages, 17,90 euros.

 

“La France : 15 % des dépenses sociales mondiales”, Les Échos, 13 octobre 2014

La France est hyper-socialisée et hyper-endettée. Le constat sonne rabâché et les controverses à ces deux sujets ressassées. Une manière originale de présenter les problèmes est de souligner les proportions, en se comparant à l’échelle du monde. Il ne s’agit pas de fournir de nouvelles données détaillées (elles abondent) mais de fixer les idées (qui importent davantage). Si, dit-on, on pourrait faire dire n’importe quoi aux chiffres, ce n’est pas vrai des ordres de grandeur.

 

Les agences internationales (Banque mondiale et FMI aux premiers rangs) compilent, agrègent, analysent, critiquent. Les appareils statistiques recueillent des informations toujours plus fournies. Situer la France ne nécessite pas de l’économétrie ou de la comptabilité publique élaborées. Pour un ordre d’idée, la règle de trois demeure un excellent outil.

 

La France, avec ses 65 millions d’habitants, compte donc environ pour 1 % de la population humaine. Le PIB mondial, en 2011, est d’environ 50 000 milliards d’euros. Le PIB français, avec ses 2 000 milliards, s’élève donc à 4 % du PIB mondial. Voilà. Ce n’est pas compliqué. On pourrait raffiner, pour davantage de rigueur et des précisions après la virgule, mais cela ne changerait pas grand-chose à cette proportion de 4 %, d’ailleurs très stable depuis les années 1950.

 

Plus innovante, l’Organisation Internationale du Travail estime, dans un captivant travail récent, que les dépenses sociales représentent, au total, dans le monde 9 % ce PIB. Donc, en gros, 4 500 milliards d’euros passent en dépenses sociales. Il s’agit là de retraites, d’assurances chômage, d’accidents du travail, de prestations familiales, de couvertures santé, etc.

 

La France se situe au premier rang mondial (ou dispute ce titre avec le Danemark) en ce qui concerne la part de sa richesse nationale affectée à la protection sociale. On tourne autour de 33 % du PIB. En 2011, ce sont 670 milliards d’euros, soit 15  % des 4  500 milliards de dépenses sociales mondiales. Bien des précisions et révisions pourraient être apportées, mais l’ordre de grandeur est assez clair. Dans l’absolu rien ne permet de tirer immédiatement de ce constat qu’il y a trop en France et pas assez ailleurs, ou bien passez ailleurs et juste ce qu’il faut en France (voire, peut-être, insuffisamment encore). Cependant, pour se faire une religion, il est bon de connaître ces proportions…

 

Il est aussi possible de se surprendre avec l’endettement public. En 2011, l’endettement public mondial se monte à 35 000 milliards d’euros. Avec ses presque 2  000 milliards (équivalents à son PIB), la France ne compte que pour 6 % de la dette publique mondiale (contre 26 % pour les Etats-Unis, ou 24 % pour le Japon). Nous semblons donc, relativement, bien plus socialement dépensiers que publiquement surendettés. Naturellement, tout est dans la qualité, le contenu et l’orientation, de la dépense sociale (compensation ou investissement) comme de la dette publique (selon qu’elle est ou non détenue par des nationaux). L’image qui ressort de ces rapides règles de trois a toutefois de quoi surprendre. Moins de 1 % de la population mondiale consomme et finance (ce sont deux façons complémentaires de voir la question) environ 15 % de la protection sociale mondiale, tout en devant rembourser 6 % de la dette publique totalisée dans le monde. La statistique est certainement moins pesante que la situation.

 

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Et les données, actualisées pour 2013

En 2013, le ratio serait  de 14,4 %, signe probablement, d’abord, de la progression de la protection sociale dans le monde.

%age dépense sociale (OIT, 2010-11) PIB en volume mds$ (FMI- 2013)
monde 8,60% 72687,658
France 32,02% 2807,306
 

 

 

“Accusé PIB, levez-vous !”, Les Échos, 6 juin 2014

Apprécier le PIB

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

On entend parler en permanence du PIB sans trop savoir de quoi il en retourne exactement. Ses sauts récents surprennent. Il en est allé ainsi, par révisions techniques, en Grèce en 2006 (+ 25 % en une nuit), au Ghana en 2010 (+ 60 %), au Nigeria en 2014 (+ 80 %) et, tout récemment, en France (+ 2,5 %). Et on veut maintenant intégrer drogues et prostitution à son calcul. Retour donc sur cet agrégat incontournable, ses fondements et ses alternatives.

 

Une mesure essentielle de la croissance

Le point de PIB est devenu l’unité de compte de la dépense publique. Il n’en a pas toujours été ainsi. Selon Diane Coyle, le PIB est l’une des inventions de la seconde guerre mondiale. C’est d’ailleurs une innovation plutôt militaire. Ses ancêtres, au 17ème siècle en Angleterre, ou au 18ème en France (avec Necker) consistaient en tentatives d’évaluation des capacités économiques, et surtout guerrières, des pays. Le PIB moderne a été forgé dans les années 1930, avec des pères critiques comme Simon Kuznet, qui avait conscience des limites de l’instrument. La deuxième partie du 20ème siècle aura vu innovations, intégration des dépenses gouvernementales (qui n’étaient pas considérées auparavant comme productives) et discussions sur les contenus de l’outil. L’instrument est maintenant aussi classique que classiquement critiqué. La remarque traditionnelle est celle du paradoxe de la cuisinière : il suffit d’épouser sa cuisinière (qui ne sera donc plus rémunérée) pour faire baisser le PIB. Coyle, très éclairante sur le PIB (mais aussi sur les parités de pouvoir d’achat), nous fait entrer dans la cuisine de l’indicateur (dans les systèmes de réalisation des comptes nationaux). Et elle nous rassure : peu de monde est en capacité de dire exactement ce qu’il contient. Pour notre auteur, « comprendre le PIB c’est un peu comme un jeu vidéo, avec des niveaux croissants de difficulté ». Ce court opus évite la haute technicité et synthétise les approches (par les revenus, les dépenses, les productions). Il souligne les enjeux habituels de pondération et d’évaluation de l’inflation, tout en s’intéressant aux défis contemporains (intégration de l’intangible et de l’innovation, prise en compte de la diversité d’une économie plutôt que de sa taille). Coyle remet le PIB à sa juste place : un indice fondamental qui ne dit rien du bien-être. Mais qui n’est absolument pas conçu à cet effet. Il peut certes être complété. Mais pour le moment, selon Coyle, rien ne peut s’y substituer. Provocatrice, Coyle glisse, en conclusion, que dans des économies où les frontières entre travail et loisir sont plus floues, il est possible que le suivi de la croissance sous-estime l’amélioration du bien-être. À rebours donc de ce qui se dit généralement autour du PIB.

 

Quatre familles de compléments

Marc Fleurbaey et Didier Blanchet relèvent le gant. Dans les suites du célèbre rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi (voir www.stiglitz-sen-fitoussi.fr), auquel ils ont participé, les deux experts, autant de philosophie que d’économie, veulent aller « au-delà du PIB ». Le PIB ne tient pas compte des inégalités. Il ignore ou valorise positivement des phénomènes qui jouent en défaveur du futur. Mais rien n’est pour cela aberrant ou scandaleux dans le PIB. Fleurbaey et Blanchet s’intéressent à ses compléments et concurrents qui s’accumulent sans qu’aucun ne s’impose véritablement. Nos deux auteurs les décortiquent en quatre familles (les « quatre mousquetaires »). Dans une première approche, des dérivés du PIB, avec étalonnage monétaire, visent une mesure du bien-être. Dans une deuxième, on produit des indices composites, avec des conventions toujours discutables. L’indicateur du développement humain (IDH) est l’un des plus communément employés. Une troisième perspective, subjective, est de demander leur avis aux gens. Enfin, une quatrième position est de dépasser l’indicateur unique, en proposant des tableaux de bord. C’est un mouvement lancé par Jacques Delors dans les années 1970 avec ses indicateurs sociaux. C’est ce sur quoi l’OCDE est aujourd’hui très active. L’ouvrage approfondit des questions importantes : comment agréger ce qui n’est pas forcément agréable ? Tout peut-il avoir un prix ? Un ouvrage de référence sur les débats qui vont, en effet, au-delà du PIB.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Diane Coyle, GDP. A Brief but Affectionate History, Princeton University Press, 2014, 159 pages.

 

Marc Fleurbaey, Didier Blanchet, Beyond GDP. Measuring Welfare and Assessing Sustainability, Oxford University Press, 2013, 320 pages.

 

 

“Refonder l’aide au développement”, Les Échos, 16 mai 2014

Refonder l’aide au développement

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

L’aide au développement doit-elle passer par des ressources supplémentaires, des réformes financières, des expériences locales ? Peut-être. Deux ouvrages insistent sur deux autres dimensions capitales : les droits des pauvres (qui devraient être les mêmes que ceux des riches) ; les données statistiques (qui devraient être de meilleure qualité afin d’informer efficacement).

 

Par les droits individuels

L’économiste new-yorkais William Easterly est connu pour sa critique des politiques planifiées et du messianisme médiatisé de personnalités artistiques ou académiques. Dans ce nouvel ouvrage, il souligne que l’approche technocratique des ingénieurs sociaux confère moyens et légitimité à des régimes qui se moquent des droits des pauvres. Dénonçant la naïveté (en français dans le texte) de nombre d’économistes (et, en passant, de Bill Gates et Tony Blair) il écrit que dictature et corruption ne sont pas symptômes mais causes de la pauvreté. Celle-ci ne se combat pas grâce à davantage d’expertise et de dépense publiques, mais par la reconnaissance des droits individuels des pauvres. Sous couvert de solutions techniques ou d’expérimentations (on doit lire ici des charges contre les Jeffrey Sachs ou Esther Duflo, non cités), l’expertise contemporaine voile des violations des droits. À la Hayek, Easterly valorise l’ordre spontané. Il analyse la réussite chinoise comme résultat des innovations individuelles des Chinois plutôt que comme succès des programmes de Deng Xiaoping. Ses pages sur le débat, qu’il recompose, entre les deux économistes lauréats 1974 du Prix Nobel sont captivantes. Hayek avance que les droits individuels constituent la voie pour passer de pauvreté à prospérité, tandis que le suédois Myrdal estime que des citoyens apathiques et illettrés se fichent de leurs droits (ce que démentent les enquêtes). Easterly propose des développements très intéressants sur le développement autoritaire, les suites du colonialisme, le racisme. Mais aussi sur les prérogatives respectives des nations et des individus, et sur les migrations en tant qu’actions utiles à la réduction de la pauvreté. Sa thèse, qui partage certains points avec un autre Prix Nobel, Amartya Sen, peut se résumer en une réponse. Un dictateur africain posait la question « à quoi sert la liberté quand on a faim ? ». Eastely lui répondrait : « à y mettre fin ».

 

Par des données fiables

On lit souvent que le droit des pauvres serait un pauvre droit. Il en va autant des données sur les pauvres. Ce sont de pauvres données. Morten Jerven se penche, dans un ouvrage spécialisé, sur les chiffres du développement en Afrique. Il étudie principalement les comptes nationaux, dans des pays où il est difficile de démêler le formel, l’informel, l’officiel. En avril 2014, par révision de ses modalités de calcul, le PIB du Nigeria a augmenté –en une nuit – de 90 %. Jerven cite le Ghana, qui en une nuit aussi, en 2010, a vu croître son PIB de 60 %. Pour ce spécialiste de l’économie africaine, qui a enquêté directement auprès des instituts nationaux de la statistique, c’est toute la mesure du développement et, avec elle, l’évaluation des politiques qui sont faussées. Les économistes rivalisent de virtuosité en analyse des données. Mais celles-ci, quand elles existent, ne sont pas assurées. Elles présentent des défauts de disponibilité et de validité. Si l’on prend les trois bases internationales les plus mobilisées, le PIB par tête au Mozambique varie de 1 à 10. Au problème du numérateur (un PIB mal cerné) s’ajoute celui du dénominateur (de pauvres informations de recensement ou d’état civil). De son enquête sur les sources et les méthodes, Jerven retire que nombre de chiffres relèvent plus de la supposition que d’observations. Sans attaquer durement, il signale les failles des informations diffusées par la Banque mondiale ou le FMI. L’auteur appelle à une production chiffrée plus rigoureuse et moins dépendante des ressources et modes internationales. Easterly partage ces constats de faible fiabilité des données. Et d’ajouter qu’il faut plus quantifier à l’échelle régionale, les succès et échecs du développement, qu’à l’échelle nationale. Des difficultés techniques supplémentaires ou des opportunités pour mieux mesurer ?

 

 

 

William Easterly, The Tyranny of Experts. Economists, Dictators, and the Forgotten Rights of the Poor, Basic Book, 2013, 394 pages.

 

Morten Jerven, Poor Numbers. How we are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Cornell University Press, 2013, 187 pages.

 

 

 

« Le grand renversement démographique mondial », Les Échos, 18 avril 2014.

Régression démographique

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

À la fin des années 1960, la supposée menace d’une bombe « P » (pour population) nourrissait des craintes très prononcées à l’égard de la surpopulation. Aujourd’hui c’est la bombe « D » (pour dépopulation) qui inquiète des experts, mais qui reçoit encore peu d’attention. Une question de fond est de savoir en quoi une perspective de décroissance démographique est vraiment problématique.

 

Un monde avec moins d’enfants…

Le monde connaît, partout ou presque, le vieillissement. L’âge médian est ainsi passé de 23 ans en 1950 à 29 ans aujourd’hui. Il pourrait atteindre 36 ans en 2050. Dans les années 1950, les femmes mettaient au monde 5 enfants. Elles n’en ont plus que 2,5 aujourd’hui. La descendance finale des femmes, dans la plupart des pays riches, est significativement inférieure au seuil de renouvellement des générations. Et il semble, selon la vingtaine d’auteurs réunis dans ce volume savant, que les politiques n’y puissent pas grand-chose. Les programmes à visée nataliste n’auraient que des effets très modestes. Si les spécialistes en discutent, personne n’ose accorder aux mesures en place la faculté d’inverser les tendances à l’œuvre. Une contribution originale porte sur l’influence des séries télévisées. Les comportements qui y sont valorisés seraient les plus susceptibles d’être adoptés. Ceci s’est vérifié, en matière de réduction de la fécondité, en Inde, au Mexique ou au Brésil. Mais cela ne veut pas dire que des épisodes et stéréotypes plus axés sur la maternité feraient repartir la courbe des naissances à la hausse. On notera le texte du sociologue Gosta Esping-Andersen qui plaide inlassablement pour une logique dite d’investissement social, en appelant à arbitrer les dépenses en faveur de l’accueil de la petite enfance. Tous les signataires de ces textes ne sont pas forcément d’accord sur les conséquences d’une baisse de la population mondiale. Certains y voient un avantage pour l’environnement et la qualité de vie. D’autres s’effraient du fardeau (dépendance des parents, faillite des régimes de retraite) qui pèsera nécessairement demain sur les épaules des enfants contemporains.

 

… et avec davantage de problèmes ?

L’Américain Steven Kramer a fait les déplacements pour cinq études de cas, en Suède, en France, en Italie, au Japon, à Singapour. Son interrogation : comment augmenter la fécondité et éviter l’effondrement démographique ? Kramer observe que les diminutions de population ne résultent plus des fléaux collectifs (épidémies, guerres) mais des évolutions des comportements individuels et des contextes sociaux. Dissociation entre sexualité et parenté, longévité et richesse accrues, aspirations à la réalisation de soi (notamment à travers ses enfants). Pour Kramer, les faibles niveaux de fécondité, qu’il analyse surtout dans des pays de l’OCDE, constituent des menaces de sécurité intérieure. Il en va, à partir de cette sourde évolution, de la survie des nations. Il y a péril pour quatre raisons : déséquilibre démographique interne, affaiblissement de la productivité et de l’innovation, bouleversements géopolitiques liés à l’affirmation des émergents et au déclin de l’Occident ; recours problématique à l’immigration en tant que compensation. Notre auteur souligne, à raison, combien il est plus facile de limiter les naissances (parfois de façon très autoritaire) que de les encourager. Bien au clair sur les différents instruments des politiques familiales, Kramer ne célèbre pas naïvement un ensemble. Ce n’est pas parce qu’un pays dépense beaucoup dans ce domaine qu’il s’assure un certain niveau de natalité. Certaines dépenses (pour les crèches notamment) seraient plus utiles que d’autres. Par ailleurs, les politiques natalistes modernes ne seraient favorables que si le pays se montre ouvert à l’immigration et à l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est ce que montrent les deux bons élèves de l’enquête (Suède et France) et c’est ce que signalent, à l’inverse, les pays moins gagnés à l’ouverture et à la modernité (Japon et Singapour). Conscient des possibles assauts des néomalthusiens, l’auteur plaide pour une sorte d’état de stabilité de la population ceci afin d’avoir, comme disait Malthus, de la place pour tout le monde au banquet de la nature. À discuter.

 

 

 

 

 

 

 

 

« La fin programmée des classes moyennes», Les Échos, 28 février 2014

L’

 

Les perspectives sont grises pour les classes moyennes des pays riches. Aux Etats-Unis, l’économiste Tyler Cowen prévoit leur extinction en raison des conséquences de la révolution numérique. Au Royaume-Uni, le journaliste David Boyle annonce, mais de façon peut-être un rien prématurée, leur décès.

 

Extinction américaine

La situation des classes moyennes américaines, comprimées entre des riches plus riches et plus nombreux et des pauvres un peu moins pauvres mais eux-aussi plus nombreux, n’est pas bonne. Et elle va, selon Tyler Cowen, empirer. Sa thèse centrale porte sur la polarisation. Des gagnants (entre 10 et 15 % de la population), qui savent faire fructifier le numérique, vont prospérer et vivre de façon captivante. Les perdants, remplaçables par les machines intelligentes, devenus inutiles et/ou dépossédés de toute initiative, vont voir leurs revenus stagner ou baisser. En état de subordination intégrale, ils passeront une partie de leur temps sous contrôle total (des machines comme des consommateurs), et l’autre en abrutissements vidéos. Pour Cowen, effritement des classes moyennes et croissance des inégalités, dans un pays vieillissant, ne conduiront pas à l’émeute, mais à l’abêtissement. Au fond, la perspective n’est pas neuve. Il s’agit de l’annonce récurrente des catastrophes sociales à attendre du progrès technique, ici automatisation et robotisation poussées à leurs plus hauts niveaux. Selon Cowen, la fracture numérique va dégénérer en fracturation sociale, avec une intelligence artificielle excluant les plus faibles intellectuellement. Il au moins autant s’agir de marketing et de design que d’algorithmes. Confrontés à une diminution des revenus moyens, les Américains vont demander des produits et services de plus faible qualité, tout en réclamant des programmes sociaux plus réduits. La population, plus âgée et moins aisée, va aller vivre, télétravailler et être télé-formée dans des territoires périurbains moins équipés, mais moins coûteux. La classe moyenne typiquement américaine sera conduite à une frugalité forcée. Le lecteur appréciera, ou non, ces pages sur l’université comme bureaucratie, qui risque d’être balayée par l’enseignement à distance, ou encore ces développements sur la science (naturelle ou économique) qui fera du chercheur un expert d’analyse de données plutôt qu’un théoricien perdu dans ses idées. Il n’en reste pas moins, pour tous, un livre captivant, nourri de chiffres solides comme de références de science fiction (Minority Report, Gattaca, Star Trek). L’ensemble fait un peu penser à Hanna Arendt (que Cowen ne cite pas) quand elle s’interrogeait sur l’avenir de sociétés de travailleurs sans travail. Avec une perspective, ici, qui n’est pas la révolte ni l’apathie, mais la défection et l’hébétude.

 

Disparition britannique

David Boyle, moins convainquant, est un tout petit peu moins pessimiste. S’il signe l’acte de décès des classes moyennes britanniques, il estime que galvanisées (sans que l’on sache trop par quoi), elles pourraient se relever. L’essayiste ne s’engage pas dans de longues considérations méthodologiques sur les caractéristiques de cette catégorie sociale. La plupart des gens, entre les très riches et les pauvres, estimant faire partie des classes moyennes, il s’agit par construction d’un sujet absolument central. La description de leur décrépitude et de leurs inquiétudes a des accents presque français : difficultés objectives à devenir propriétaire en raison de l’inflation de l’immobilier, craintes pour l’avenir des enfants, limitation des salaires moyens, angoisses quant aux retraites et plus généralement quant à l’avenir. David Boyle décrit la « scène du crime ». Il relève, comme un détective (qui se dit, naturellement, issu de la classe moyenne) des indices : la désadaptation du système éducatif, la polarisation du marché du travail (même si à un point plus faible qu’aux Etats-Unis), l’escalade des prix immobiliers. Sans désigner un coupable unique, il accuse vivement les politiciens (Margaret Thatcher, Tony Blair) et les banquiers. De cette vision, qui peut être critiquée, entre autres, comme trop londonienne (comme on critique des visions trop parisiennes), on doit retenir que le lamento sur les classes moyennes n’a rien d’uniquement hexagonal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tyler Cowen, Average Is Ove.: Powering America Beyond the Age of the Great Stagnation, Dutton, 2013, 290 pages.

 

 

David Boyle, Broke. Who Killed the Middle Classes?, Fourth Estate, 2013, 352 pages.

 

 

 

« La ‘datafication’ du monde », Les Échos, 7 février 2014

Digérer le déluge des données

L’époque est, en anglais comme en français, aux « big data » et aux « smart cities ». Les performances des technologies numériques font miroiter un futur plus radieux et surgir, à raison, de grandes inquiétudes démocratiques. Deux ouvrages font le tour des progrès et des menaces. Des lectures judicieuses pour savoir mieux vivre, avisés et non pas noyés, sous le déluge des données.

 

Un monde meilleur ?

Au rayon, aujourd’hui bien fourni, des ouvrages sur le numérique, sur les bienfaits et sur le côté obscur de la force des systèmes d’information, il faut choisir celui de Schönberger et Cukier. Un professeur à Oxford et un journaliste de « The Economist » unissent leur plume sur ce qu’ils appellent la mise en données (« datafication ») du monde. Ils analysent l’hyperinflation numérique, qui se traduit par des masses gigantesques et difficilement gouvernables (au plan individuel comme au plan politique) de données. Au-delà des chiffres (milliards d’exaoctets de mémoire ou nombre de « like » sur Facebook), c’est la dynamique de paramétrage de nos existences et d’augmentation des capacités de prédiction qui importe. Localisation des individus, prévention des épidémies ou des incendies, protection des installations, prévision des évènements : les processeurs et les algorithmes transforment nos modes de représentation et d’action. L’amélioration des performances doublée de la baisse des coûts permet à tout un chacun de bénéficier maintenant de ce dont seules les grandes entreprises ou les agences d’espionnage pouvaient auparavant disposer. Si se pose le problème de la protection de la vie privée, ce sont surtout les développements possibles de la médecine prédictive voire (sujet plus controversée encore) de la police prédictive qui inquiètent nos experts. Ils craignent une érosion des solidarités collectives, une limitation de la présomption d’innocence, et une diminution des possibilités d’innovation. Célébrant les progrès possibles, dans monde fait de connexions individuelles et d’interopérabilité des systèmes, ils nous invitent à nous méfier de la « dictature du big data ».

 

Des villes plus intelligentes ?

Tout le monde, ou presque, parle des villes intelligentes. Anthony Townsend en parle intelligemment. Sans verser dans l’apologie d’une utopie technologique magique ni dans la condamnation systématique d’un Big Brother municipal. Cet urbaniste et prospectiviste américain s’intéresse aux fondements et perspectives de la révolution numérique au niveau local. Il rappelle qu’élus, ingénieurs, architectes et promoteurs ont toujours voulu repousser les frontières technologiques. Avec les TIC, il en va autant de technologie que de démocratie. Gouverner c’est maintenant gérer des données. Alors que les villes autorisaient autrefois l’anonymat, elles sont aujourd’hui remplies de capteurs et caméras qui protègent ou inquiètent (c’est selon). Townsend sait décrire simplement des infrastructures digitales qui peuvent s’avérer fragiles (en termes de fiabilité comme de terrorisme). Signalant que Google (par voiture totalement automatique, comme par intégration de l’ensemble des données de mobilité) pourrait devenir le principal opérateur de transport terrestre, il met les enjeux au clair. Plus original, il soutient que le numérique ne permet pas d’optimiser les ressources des seules villes riches. C’est grâce au GPS et aux mobiles, qu’il a été possible de réaliser la première carte détaillée du gigantesque bidonville de Kibera au Kenya. Si le marché (le « jackpot ») de la « smart city » (avec ses grandes compagnies) pourrait représenter 100 milliards de dollars à l’horizon 2020, Townsend estime que la gestion intelligente de la ville intelligente résultera principalement des propositions d’innovateurs locaux qu’il baptise les « hackers civiques ». L’essentiel du propos est là. La ville intelligente, avant d’être faite de flux de données, de bâtiments et d’équipements intelligents, est peuplée d’habitants eux-mêmes intelligents. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une citation de Shakespeare « Qu’est-ce qu’une ville sinon ses habitants ? ». Avant d’être une expérience technologique, la ville est une expérience civique. À méditer avant les prochaines élections municipales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Viktor Mayer-Schönberger, Kenneth Cukier, Big Data. A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, Houghton Mifflin Harcourt, 2013, 242 pages.

 

 

Anthony Townsend, Smart Cities. Big Data, Civic Hackers, and the Quest for a New Utopia, Norton, 2013, 400 pages.

 

 

« Des corps sains dans des villes saines », Les Échos, 6 décembre 2013

Des corps sains dans des villes saines

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)

 

Les villes contemporaines se préoccupent d’environnement et de qualité de vie. Alors qu’ils sont au cœur de nos existences quotidiennes, les réseaux urbains de gestion de l’eau et des déchets sont assez mal connus. Deux regards d’historiens sur les évolutions des statuts de l’eau et du propre, avec une étude originale des décisions municipales qui ont permis de tant améliorer les aspects sanitaires de la vie urbaine.

 

Variations sur la propreté corporelle

Georges Vigarello compte parmi les célèbres historiens des comportements et de l’intime. Son ouvrage sur l’histoire de l’hygiène corporelle est réédité, comme beau livre doté de formidables illustrations. Cette plongée dans les représentations et prescriptions de ce qui est décent et indécent, de ce qui est soigné ou immonde, rappelle combien les normes de propreté et de civilité ont changé. Vue et odorat sont affectés différemment selon les époques par la promiscuité de l’encombrement, du déchet et de ce qui est considéré comme laid. Les sensations changent tandis que les pratiques se métamorphosent. Il en va des images de ce qui est sain comme des usages des bains (chauds ou froids, individuels ou collectifs). S’il fallait, il y a longtemps, plus laver son linge que son corps afin de nettoyer ce qui est visible, la révolution pasteurienne pousse à se préoccuper des « monstres invisibles » (les microbes). Vigarello s’intéresse ici au processus de civilisation (analysé par le sociologue Norbert Élias), qu’il nomme aussi le « polissage de la conduite ». Avec le développement parallèle de l’urbanisation et de l’hygiénisme le 20ème siècle va induire une révolution pour les soins corporels et l’ensemble des équipements, aériens et souterrains, qui améliorent considérablement la qualité de vie urbaine.

 

Révolutions de la salubrité urbaine

Dans le sillon, entre autres, des travaux de Vigarello la thèse de Stéphane Frioux porte sur l’expansion, au tournant des 19ème et 20ème siècles, des services urbains de propreté. Progrès techniques et transformations des mœurs se conjuguent dans des contextes politiques locaux variés. En s’intéressant aux plus grandes villes (Paris et Lyon en particulier), mais aussi à des municipalités de taille plus restreinte (comme Crosne-sur-Loire « ville laboratoire » ou Privas), l’auteur décrit les fondements des grands investissements pour l’adduction d’eau potable, le traitement des eaux usées et des fumées, la collecte des ordures ménagères. Les propositions savantes rencontrent, localement, le volontarisme ou l’attentisme politique, alors que s’affirment des compagnies privées. À la Belle Époque, bactériologie et hygiénisme traduits en actes ambitionnent d’en finir avec cloaques, gadoues et immondices qui nourrissent les épidémies. Frioux, qui nous fait participer aux conseils municipaux par l’intermédiaire des archives, montre que l’affaire n’était pas évidente. Des élus n’étaient pas convaincus par la fiabilité et les coûts de travaux colossaux. Des habitants se mobilisaient contre l’installation de décharges. Des municipalités, plus d’ailleurs en coopérant qu’en mettant en œuvre des directives étatiques, ont su canaliser leurs eaux, organiser la gestion de leurs déchets tout en cherchant à discipliner leurs habitants. Frioux observe la question de l’hygiène comme un « ciment de l’intermunicipalité ». Il estime que les édiles locaux ont été beaucoup plus puissants que ce qui est généralement rapporté. Signalant l’effacement progressif des antiques chiffonniers, il a raison de souligner, au-delà des prouesses techniques des ingénieurs, le caractère déprécié et dangereux de ces « travailleurs de l’aube » (qui nettoient les déchets) et de ces « travailleurs de l’eau ». Des constats encore parfaitement valables aujourd’hui. Le lecteur peut regretter d’achever son voyage par les Trente Glorieuse (que Frioux baptise, incidemment, les « Trente Pollueuses »). L’intérêt, cependant, est de déborder le seul cas français. Les observations de Vigarello et les analyses de Frioux s’appliquent, en effet, pleinement à la dynamique contemporaine d’urbanisation mondiale, qui est largement une bataille pour l’accès à l’hygiène.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Seuil, 2013, 277 pages, 39 €.

 

Stéphane Frioux, Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, PUF, 2013, 388 pages, 24 €.

 

 

 

« Kennedy, Churchill et l’avenir du monde », Les Échos, 22 novembre 2013

L’avenir par le passé, les données et la volonté

Deux auteurs majeurs, d’extraction bien différente, proposent, afin de comprendre les années récentes et pour envisager les prochaines, d’en revenir à Kennedy et à Churchill, comme figures et étapes majeures (à critiquer ou pour s’en inspirer). Alan Greenspan affirme la possibilité d’améliorer la prévision économique tandis que Anthony Giddens plaide pour du volontarisme politique.

 

Des prévisions économiques plus inspirées

Alan Greenspan, qui a dirigé la Réserve Fédérale pendant près de vingt ans, a longtemps bénéficié d’une réputation de Maestro et d’oracle. Les critiques, après la déflagration de 2008, ont ensuite fusé contre les prévisionnistes qui n’avaient rien vu venir. Greenspan date les origines de la crise de la présidence Kennedy. Depuis cette période les budgets, dettes et déficits publics, gonflés par les programmes sociaux, ont augmenté. Pour Greenspan cette expansion, grevant investissement, croissance et productivité, explique l’érosion contemporaine des revenus des classes moyennes et modestes. Prêtant moins à polémique Greenspan a recours à Keynes pour mettre en avant l’importance de nos « esprits animaux », cet ensemble de pulsions qui interdisent d’envisager l’homme (et surtout l’investisseur) comme un acteur purement rationnel. Pour l’ancien patron de la FED, la prévision économique doit intégrer dans ses modèles les progrès des sciences comportementales. Greenspan a certainement raison de dénoncer, adaptant ainsi l’une de ses formules, un « enthousiasme exubérant » dans une croyance : celle de la montée continue de la valeur des actifs. Il a aussi l’art de décrire les choses. Ainsi, écrit-il, si la production américaine a fortement augmenté en valeur depuis les années 1970, ce n’est pas le cas en poids. Le « made in USA » de 2013 aurait, au total, le même poids qu’en 1977. Une illustration du tournant de l’économie vers le tertiaire ! Reçu avec enthousiasme par ses adeptes et de vives réserves par ses contempteurs cet ouvrage de Greenspan est une pièce importante. Son opus précédent, « Le temps des turbulences » a été traduit. On peut prévoir que ce sera le cas de ce « La carte et le territoire », mais sous un autre titre, pour ne pas trop concurrencer en son pays Michel Houellebecq. Malgré l’intérêt prononcé de Greenspan pour la concurrence.

 

Pour une intégration européenne renforcée

Enthousiasmé par un discours de Churchill de 1946 sur les « Etats-Unis d’Europe », le sociologue Anthony Giddens (qui a notamment dirigé la London School of Economics), revient sur la crise européenne et sur les perspectives de l’Union. Dans un contexte d’Euro contesté, chômage et endettement public connaissent des pics. Giddens souligne un profond déficit démocratique. À côté des institutions officielles (Commission, Conseil, Parlement), le vrai pouvoir se trouve chez quelques leaders (l’anglais Giddens ne cite que l’Allemagne et la France), à la BCE et au FMI. Contre les eurosceptiques de gauche comme de droite, Giddens (qui a été le principal théoricien de la « troisième voie ») pense que l’interdépendance augmente. Il estime que l’intégration doit encore se renforcer, pour aller jusqu’au fédéralisme. Concrètement, il convient de stabiliser l’Euro, mais aussi de transférer des compétences fiscales au niveau communautaire. Partisan résolu d’un approfondissement européen, il considère que l’élargissement doit aussi se poursuivre (avec la Serbie, après la Croatie). Il veut que l’Union devienne une puissance pleinement souveraine. Affirmant un « impératif cosmopolitique » et un « interculturalisme » (pour tenter de dépasser les tensions multicurelles), Giddens soutient aussi la nécessité d’agir de façon intégrée pour la politique sociale (devenant une « politique d’investissement social), pour la politique industrielle (en mettant l’accent sur le digital) ou contre les paradis fiscaux. Livrée pour la discussion, cette analyse intelligente mais d’abord militante, est incontestable sur un point : une Europe fragmentée a moins de chances de faire entendre sa voix. Reste à savoir si elle peut vraiment avoir une voix. À lire dans la perspective des élections européennes de 2014 qui seront certainement les premières à être centrées sur des enjeux pleinement européens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alan Greenspan, The Map and the Territory. Risk, Human Nature, and the Future of Forecasting, Allen Lane, 2013, 388 pages.

 

Anthony Giddens, Turbulent and Mighty Continent. What Future for Europe?, Polity, 2013, 242 pages.

 

« L’avenir de nos sociétés passera par les grandes villes », Les Échos, 25 octobre 2013

Métropoles de compétitivité

La métropole, en tant que construction juridique et réalités concrètes, pénètre le droit et le quotidien français. Échelle pertinente de nos vies réelles et unités compétitives de l’économie globale, les métropoles agglomèrent efficacement les personnes et les activités. C’est la thèse soutenue par trois récents ouvrages en anglais. Très pro-urbains.

La révolution métropolitaine américaine

Bruce Katz et Jennifer Bradley de la Brookings Institution publient un livre important (avec un excellent site metrorevolution.org comprenant notamment de la vidéo de promotion). Ils rappellent que les 100 principales métropoles américaines ne représentent que 12 % du territoire, mais rassemblent 66 % de la population (dont 90 % des travailleurs qualifiés) et génèrent 75 % du PIB. Aux Etats-Unis, les métropoles sont un concentré des dynamiques démographiques : augmentation, vieillissement et diversification des populations. La révolution métropolitaine (une tradition américaine, dans la mesure où la Révolution y fut urbaine) est, surtout, un grand renversement. Ce n’est plus l’Etat qui donne le la. Ce sont les métropoles qui composent leur mélodie. L’Etat, désarçonné par la crise, n’est plus un parent devant des enfants. Les métropoles sont devenues adultes, plus indépendantes et plus efficientes, prenant leur destin en main. Dans l’après-crise, des écosystèmes locaux, des « districts d’innovation », se sont affirmés, grâce aux coopérations entre élus, entreprises, universités, organisations civiques. En matière d’innovation, d’attractivité, de transport, d’intégration ou d’environnement c’est à cette échelle que se joue la performance. Mais la faillite récente de Detroit, rétorquera-t-on. Pour les auteurs ce ne serait qu’un cas isolé (ce qui est très discuté). Et ce désastre sert de point de référence pour expérimenter ce qui peut être fait afin de renaître. Pour Katz et Bradley la plus grande faillite est celle de Washington (de l’Etat). Selon nos auteurs les métropoles sont devenues des agglomérations assez grandes pour les grands problèmes (démographie et économie) et assez petites pour les petits (la vie des gens). Ils célèbrent les maires entrepreneurs, dans une vision peut-être idyllique de la ville comme solution à un monde désormais plus en réseau qu’en hiérarchie, plus en entreprenariat qu’en bureaucratie. Ils convainquent en édifiant la métropole en moteur de la croissance et en échelle pertinente et pragmatique, opposée à un Etat paralysé par la polarisation partisane et par la perspective d’une faillite généralisée liée aux coûts de la santé et des retraites. Ce faisant, ils ouvrent, dans une « nation métropolitaine », bien des questions sur l’avenir de la souveraineté.

Les ateliers de l’économie mondiale

Michael Storper, qui enseigne l’économie géographique en Europe et aux Etats-Unis, propose un autre ouvrage important (et plus dense). Il rappelle, lui aussi, que les économies nationales sont, de fait, de plus en plus, des réseaux d’économies métropolitaines. Storper livre les clés des métropoles, ou « villes-régions », en se penchant sur quatre dimensions : économie, institutions (avec i majuscule ou minuscule), relations sociales, justice. Critiquant les théories en vogue sur l’efficacité des villes à haute qualité de vie pour les personnes « créatives », l’auteur estime que les métropoles ne sont pas des parcs d’attraction (pour riches et retraités) mais des ateliers, interconnectés, permettant la concentration d’activités et l’innovation. À rebours des modèles à la mode sur l’attractivité, Storper écrit que ce sont les entreprises, les emplois et les investissements qui font venir les gens et les talents. Et non l’inverse. Pourquoi ici la croissance et là le déclin ? Il n’y a certainement pas de recette miracle ni de gouvernance enchantée pour comprendre et/ou pour soutenir le développement métropolitain. Il faut de la tuyauterie informatique, comme du face-à-face, pour autoriser de hauts niveaux d’interaction, et atteindre un certain équilibre d’équité et d’efficience. Et chaque métropole, avec son propre génie local, doit trouver ses voies de spécialisation pour créer du revenu. Elle doit ouvrir des opportunités plutôt que des aménités, ceci pour soutenir prospérité et productivité. C’est la condition de son intégration à un monde de l’innovation disruptive (« la disruption c’est le développement ») qui passe, par ailleurs, nécessairement par des inégalités. De la fresque de Storper, on peut aussi retenir que la métropole est conflit d’experts, mais surtout conflit d’usages, de préférences et d’espaces.

La métropole, c’est bon

Moins académique et plus anecdotique, le britannique Leo Hollis, spécialiste de Londres, célèbre la métropole. Contre les urbanophobes (comme Jean-Jacques Rousseau et Henry Ford), l’auteur aime la ville. Et il attribue bien des vertus à ces « établissements humains » (comme on dit à l’ONU). Les métropoles permettent de vivre en meilleure santé. Elles sont favorables à l’environnement. Et elles sont des terres d’opportunité pour créer et innover. L’auteur, dont les propos n’ont rien de vraiment original, promène le lecteur, avec bonheur, à travers le monde. Dans l’univers technologique de Songdo en Corée, à Londres, Dubaï ou Shanghai, dans les immenses bidonvilles, ou encore dans Nairobi où le système de paiement M-Pesa (sur téléphone portable) autorise la bancarisation et améliore la vie urbaine. Hollis regrette certaines évolutions, notamment quand la technologie est mise au service d’options sécuritaires. Il en célèbre d’autres. En particulier lorsqu’il note que davantage que les services et les bâtiments, et davantage encore que les gens, c’est la confiance qui fait la ville. Si tout n’est pas neuf, et rien n’est faux, c’est la perspective enjouée qui compte ici.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bruce Katz, Jennifer Bradley, The Metropolitan Revolution. How Cities and Metros are Fixing Our Broken Politics and Fragile Economy, Brookings Institution Press, 2013, 258 pages.

 

 

Michael Storper, Keys to the City. How Economics, Institutions, Social Interaction, and Politics Shape Development, Princeton University Press, 2013, 288 pages.

 

 

Leo Hollis, Cities Are Good for You. The Genius of the Metropolis, Bloomsbury Press, 2013, 416 pages.

 

 

« Notre futur en trois dimensions », Les Échos, 11 octobre 2013.

Regards vers le futur

 

Quel avenir ? De la donnée, de la robotique, des organisations nouvelles. C’est ce qui ressort de trois ouvrages en anglais, aux origines et observations différentes, mais qui n’oublient pas de rappeler que ce sont les comportements contemporains qui font le monde de demain.

Désillusions numériques

Jaron Lanier est un drôle d’oiseau. Prophète et gourou de la Silicon Valley, musicien et essayiste aux cheveux longs, il est salarié de Microsoft et spécialiste de réalité virtuelle. Connu pour avoir dénoncé ce qu’il appelle le « maoïsme digital » et le « collectivisme en ligne » (c’est-à-dire la captation de données gratuites par les géants du Net), il s’interroge sur qui, aujourd’hui, détient l’avenir. Sa thèse globale est celle d’une révolution numérique qui profite d’abord à l’élite et aux grandes compagnies, conduisant à une polarisation sociale croissante et au rétrécissement des classes moyennes. Celles-ci, attirées telles des Ulysse modernes par ce que Lanier baptise des « serveurs sirènes », se brûlent les comptes en banque et leur avenir en cédant gratuitement leurs données. Si les tendances devaient se poursuivre l’avenir appartiendrait totalement aux dirigeants de grandes compagnies régnant sur des fermes numériques et des populations appauvries et anesthésiées. Pour Lanier, il faut que chacun puisse être rémunéré, par micro-paiements, pour ses données. Dans cet ouvrage peu banal, ponctué d’interludes et de digressions, l’auteur se montre avant tout sceptique sur les conséquences de ce qu’il a lui-même un temps valorisé : le futur positif d’une vie numérique et supposée aussi ouverte que gratuite.

Conseils pratiques

Les consultants du BCG s’intéressent, de fait, à la question posée par Lanier. Qui peut détenir le futur ? À l’occasion des 50 ans du cabinet de stratégie, 50 papiers d’expertise sont proposés pour préparer les 50 ans qui viennent. Il n’en ressort pas une matrice unique, mais un fourmillement d’idées. De cette « sagesse collective » du BCG on perçoit un monde où data et design compteront bien davantage. Un monde, plus compétitif, avec des stratégies plus axées encore sur le low-cost (voir, à cet égard, les remarques sur Gutenberg et l’imprimerie comme ancêtres du low-cost). Un monde, plus volatil, où la capacité d’adaptation mais aussi la confiance seront des avantages comparatifs. Un monde, plus global, où l’on voit déjà poindre des sources de croissance (14 billions de dollars d’investissements immobiliers d’ici 2030 dans les villes des marchés émergents) avec l’affirmation des classes moyennes émergentes (qui ne sont pas encore touchées par les problèmes soulignés par Jaron Lanier). Un monde, composé d’individus hyperconnectés (la moitié de l’humanité sur Internet d’ici 2016), qui sera plus efficient et plus créatif. Un monde, où tout le monde peut entrer partout en concurrence pout tout, et où les leaders devront inspirer pour créer de la loyauté plutôt qu’intimider ou véritablement diriger (ce qui change certainement le métier). Un monde d’organisations qui seront plus faites d’assemblages de groupes de jazz que structurées en un orchestre symphonique. Il s’ensuit que les leaders ne doivent plus chercher à penser en dehors de la boîte (comme le susurre tout opus de prêt-à-manager) mais dans de nouvelles boîtes. Au total, un ouvrage qui invite à naviguer à travers les turbulences et l’accélération du temps. Avec des idées business, mais pas seulement. À déguster et à compléter par son site compagnon (bcgperspectives.com) avec une idée optimiste à l’esprit : on peut maîtriser les circonstances et ne pas demeurer leur prisonnier. Voici la clé BCG.

Observations robotiques

À la différence de Jaron Lanier, devenu non pas technophobe mais au moins sceptique, Illah Reza Nourbakhsh (qui enseigne la robotique à Carnegie Mellon) a conservé tout son enthousiasme, né, entre autres, de Star Wars. Dans un ouvrage percutant, comme savent les faire les Presses du MIT, l’auteur nous implique dans une prospective sensée et sensible des l’univers des robots. La grande question est de savoir comment nous allons mieux vivre avec ces créations, de plus en plus présentes et puissantes, aux frontières des deux mondes physique et digital. Remplis de capteurs, de processeurs et de moteurs, les robots (qu’aucun spécialiste de robotique ne se risquerait à définir), vont révolutionner nos existences sur les trois plans de l’action, de la perception et de la cognition. Plus seulement ménagers ou domestiques, ils vont pleinement investir l’espace public, qu’il faudra désormais aménager et partager avec eux. Court mais copieux, le livre est composé de scénettes de science-fiction, aux horizons 2030, 2050 ou 2231, suivies de développements moins imaginés, mais tout aussi instructifs. Alors que l’être humain est déjà de plus en plus instrumenté (Smartphone oblige), ses comportements seront toujours davantage scrutés et mesurés. Multiplication des capteurs et augmentation des capacités de data mining, au quotidien, dans les rues, vont transformer nos existences, qui seront de plus en plus coexistence avec des robots. Nourbakhsh a une jolie formule. Vers 2035, il n’est certain que d’une chose : nous serons presque en permanence aux côtés de robots dont nous ne connaîtrons pas immédiatement grand chose, mais qui eux sauront beaucoup de choses sur nous. Au fond, nous deviendrons comme des stars de cinéma. Les robots, beaucoup moins coûteux, à connectivité, dextérité et autonomie largement renforcées, seront plus souvent assemblés et utilisés sur un mode DIY (do-it-yourself). Pour Nourbakhsh, il convient de les envisager comme une nouvelle espèce, à la fois concrète et virtuelle (car amenée à communiquer plus encore que les humains sur le Net). À plus long terme, des nanorobots pourront probablement équiper l’humanité et la réparer, au jour le jour. Et l’auteur de rappeler que la robotique a plus à voir déjà avec la biologie moléculaire qu’avec la mécanique. Une lecture captivante à compléter, comme pour le BCG, par le site compagnon du livre (robotfutures.org).

Jaron Lanier, Who Owns the Future?, Simon and Schuster, 2013, 397 pages.

Michael Deimer, Richard Lesser, David Rhodes, Janmejay Sinha, Own the Future, Wiley, 2013, 374 pages.

Illah Reza Nourbakhsh, Robot Futures, MIT Press, 2013, 133 pages.

“Trois regards américains sur la sécurité du monde”, Les Échos, 14 juin 2013

Le thème de la sécurité campe aux premiers rangs des préoccupations et polémiques françaises. Au-delà des bisbilles hexagonales, trois ouvrages américains ouvrent sur l’efficacité des politiques de sécurité, sur l’histoire d’un mot maintenant très chargé, et sur les récentes décennies aux Etats-Unis. De quoi s’aérer, mais aussi de quoi s’inspirer ou s’inquiéter.

La sécurité par la civilité

Harvey Molotch, professeur de sociologie à New York, s’inquiète des dérives sécuritaires du monde post 11 septembre 2001. Attention ; il ne verse pas dans la dénonciation lyrique des supposées dérives sécuritaires et liberticides. Il s’inquiète, plus largement, de la déshumanisation, au nom de la lutte contre l’insécurité, des espaces et équipements publics. Une déshumanisation qui alimente les peurs et les angoisses. La fermeture de certains services (au premier rang desquels les toilettes publiques) rend la ville moins agréable. L’intensification technologique des rames et quais de métro permet d’insister en permanence sur l’insécurité, ce qui distille l’idée d’une menace généralisée et permanente. La sophistication des points de contrôle (dans les aéroports notamment) provoque de la congestion et de l’inquiétude. Si toutes ces orientations des politiques de sécurité ne provoquent pas l’insécurité, elles contribuent à une dégradation du bien-être. Molotch ne fait pas seulement dans l’observation, qui n’a rien de naïve. Il propose que tout un chacun soit plus investi dans la qualité de la vie quotidienne, sans délégation excessive à des machines et des corps professionnels spécialisés. Il insiste sur les ambiguïtés et difficultés des mesures de sécurité : faut-il mettre à disposition les données (au risque d’être plus aisément attaqué) ? quelles sont les justes priorités quand il s’agit de protéger des populations et des territoires ? Il souligne, à raison, que l’on sous-estime parfois la sécurité (dans l’avion notamment) quand on la surestime ailleurs (dans notre voiture par exemple). Molotch prête certainement le flan à la critique pour une vision trop optimiste de l’humanité (l’antidote à la peur serait, selon-lui, la beauté). Mais il met bien l’accent sur les vertus d’une sécurité plus civilisée (impliquant tout un chacun) par rapport à une sécurité militarisée. Notant que l’on repère plus facilement un requin dans une mer calme que dans une mer agitée, il plaide pour un design apaisant et l’implication civique. Concrètement, nombre d’experts s’accorderont sur ses idées de mieux ventiler, éclairer et réguler les espaces publics (avec du personnel). À condition toutefois que l’on trouve le modèle économique d’une telle option.

Un mot pour un état impossible

Professeur de littérature à Harvard, John Hamilton n’est pas un expert de la sécurité. Mais son étude érudite le fait compter comme éminent spécialiste du mot sécurité. Son voyage linguistique part du constat de la proéminence du terme : forces de sécurité, mais aussi cybersécurité, sécurité sociale, sanitaire, civile, etc. Il ne se lance pas dans une vague méditation sémantique, mais dans une analyse fouillée qui va de la poésie grecque antique à Heidegger en passant par des variations plus contemporaines. L’ensemble n’est certainement pas d’une remarquable accessibilité. Et la lecture détaillée ne concernera qu’un public avisé. On peut tout de même tirer certaines leçons. Si « sé-cura-tas » désigne un état de séparation vis-à-vis des problèmes, il s’ensuite que la sécurité perpétuelle ne peut être que d’ordre divin. Et quand on connaît, un peu, les Dieux on ne peut tout de même pas être totalement rassuré sur la tranquillité et la stabilité. La sécurité totale n’est donc ni de ce monde, ni d’un autre. Féru de terminologie, Hamilton signale, à sa manière, qu’une vie pleinement humaine ne saurait être parfaitement sécurisée. Au risque d’être totalement aseptisée. Il en va ainsi de toutes les dimensions de l’existence : l’intégrité physique, mais aussi l’emploi ou la vie familiale. Ce n’est pas trop tirer le propos d’Hamilton que de rappeler qu’il est risqué de vivre dans une société que le risque alarme systématiquement.

L’expérience de la Défense

Harold Brown ne se pique ni de sociologie ni d’étymologie. Physicien de formation, il fut, notamment, Secrétaire à la Défense sous Jimmy Carter. Dans cet ouvrage de mémoires, salué par Carter et Clinton mais aussi par Madeleine Albright et Henry Kissinger, il rappelle ses états de service (investissements nucléaires, guerre du Vietnam, révolution iranienne, guerre froide, provocations – déjà – de la Corée du Nord, etc.). Loin de considérations trop philosophiques, il retrace un panorama de défis complexes quand le prix des erreurs pouvait être extrêmement élevé. À la tête d’une administration considérable (2 millions de militaires et 1 million de civils en 1977), il estime que le point essentiel, pour la sécurité, est de ne pas se bureaucratiser. Et de toujours se fixer des priorités. Porté sur les sujets d’actualité, il les trouve, à une période ou Défense et sécurité intérieure sont de plus en plus imbriquées, dans une sorte de règle de trois « D » : Drones, Données, Dissuasion. Sur le point sensible des moyens, il considère que défendre les Etats-Unis, c’est d’abord défendre le budget de la Défense. Et il écrit que les coupes budgétaires peuvent toucher les muscles sans réduire vraiment le gras (une formule qui peut faire mouche…). De manière plus classique, il plaide ainsi en faveur du complexe militaro-industriel (que les observateurs critiques baptisent maintenant le système sécuritaro-carcéral) comme clé de la stimulation économique. Au terme de son passionnant survol de l’histoire récente de la sécurité américaine, il se dit inquiet face à une Amérique qu’il voit aujourd’hui divisée. Or, selon ses termes, c’est la cohésion qui est la meilleure des protections.

Harvey Molotch, Against Security. How We Go Wrong at Airports, Subways, and Other Sites of Ambiguous Danger, Princeton University Press, 2012, 260 pages.
John T. Hamilton, Security. Politics, Humanity and the Philology of Care, Princeton University Press, 2013, 322 pages.
Harold Brown, Star Spangled Security. Applying Lessons Learned over Six Decades Safeguarding America, Brookings Institution Press, 2012, 277 pages.

” Services publics : trois façons de réformer en profondeur “, Les Échos, 24 mai 2013

Réformer la sphère publique : trois voies

 

L’heure française, en matière de politique publique, est à la fermeté budgétaire, à la modernisation de l’action publique (connue sous le sigle « MAP ») et au choc de simplification. Quelques principes et perspectives, pour nourrir ces ambitions, à partir de trois ouvrages en anglais.

Information

Pour le juriste américain John McGinnis, il est grand temps, pour les vénérables démocraties, de s’adapter à l’âge de l’information. Il ne s’agit pas de gadgétiser le vote (par SMS ou Tweet). Il y a, certes, des chemins vers une démocratie plus « digitale ». Mais, plus globalement, il s’agit d’adapter la gouvernance à la multitude d’usages nouveaux rendus possibles par la numérisation de notre quotidien. Comme tous les régimes ont su, historiquement, digérer les progrès technologiques, la progression fulgurante des taux d’équipement et, surtout, des capacités de traitement peut permettre de « réinventer la gouvernance », par l’intelligence artificielle, l’analyse fouillée des données, la comparaison systématique. C’est sur ce dernier point que McGinnis met l’accent. C’est la connaissance qui est révolutionnée. Les appréciations et conséquences de l’action publique sont mieux connues et davantage prévisibles. Aussi les pouvoirs publics doivent-ils encourager le développement de comparateurs en ligne et avoir davantage recours à la procédure expérimentale. Pour McGinnis, la période de planification centralisée du New Deal (c’est son exemple) est révolue. Il convient de recourir systématiquement aux méthodes scientifiques (pour évaluer rigoureusement) et aux mécanismes de marché (pour faire émerger les meilleures solutions). La visée d’ensemble est, en quelque sorte, de gouverner par la preuve, à partir des capacités augmentées de délibération. À cet effet, s’il faut mieux réguler les technologies potentiellement dangereuses (génie génétique ou nucléaire), il faut déréguler pour celles qui soutiennent la croissance (big data). Le propos de McGinnis, qui note que de très nombreux cols blancs publics seront remplacés par les systèmes d’information, est qu’il sera bientôt mis fin à l’arrogance et à l’insularité de la technocratie. Une vision sensée ?

Comparaison

Accenture n’y va pas avec le dos de la cuillère. Le cabinet de conseil n’hésite pas, pour présenter ses travaux sur la réforme des services publics, à appeler, métaphoriquement, au « coup d’État ». Rendant compte d’une investigation dans dix pays clés (dont la France), les experts consultants estiment qu’une hausse annuelle de 1 % de la productivité publique aboutirait, dans ces dix pays, à une économie annuelle de 2 000 milliards de dollars d’ici 2025. Vieillissement des populations et hausse des demandes informées des performances accrues du secteur privé affectent puissamment les attentes à l’égard des services publics. Actuellement, la satisfaction globale des usagers citoyens est faible. 36 % seulement dans les dix pays étudiés. Pour s’en sortir, Accenture identifie quatre voies radicales, sans être forcément inédites. La première consiste à passer d’une offre standardisée à des services personnalisés. Dans l’éducation, l’époque des masses est finie. Il faut customiser pour s’adapter aux besoins individuels. La seconde voie est celle du passage des approches réactives aux approches proactives. En gros, il vaut mieux prévenir que guérir (ce qui est toujours vrai). La troisième est un appel à remplacer les lourdeurs bureaucratiques par un souffle d’entreprenariat public. Ceci passe par quelques privatisations mais aussi par de nouvelles collaborations entre le public et le privé. La dernière idée est d’investir dans la productivité globale et non dans la cascade de petites économies isolées. Le principe central est de mettre le citoyen au centre, pour en faire le destinataire, mais aussi le partenaire d’un service au design personnalisé. De multiples exemples (dont aucun n’est pris en France…) montre qu’il est possible d’établir des points d’entrée unique dans la sphère publique, d’optimiser les coûts et de simplifier la vie quotidienne des gens et des entreprises. Les « big data » sont un élément de cette révolution possible. Il y a  de l’information et de la volonté dans ce document qui ouvre, surtout, sur d’autres perspectives que les querelles hexagonales tout en  réouvrant le marché du conseil. De vieux vœux pieux diront les esprits chagrins. Une myriade d’innovations liront les autres.

Simplification

Le spécialiste d’économie comportementale Cass Sunstein est une célébrité. Professeur à Harvard, auteur du best-seller « Nudge » (qui analyse et recense les petites techniques simples pouvant conduire à prendre les bonnes décisions), il a occupé, sous la première administration Obama, un poste important à la Maison Blanche. Il s’y est attaché à l’efficience et à la souplesse administratives. Son ambition générale est d’introduire systématiquement de la simplification dans les régulations, ce qui – selon ses exemples – autorise des économies budgétaires et des performances publiques accrues (qu’il s’agisse de santé ou d’éducation). Le pilotage plus précis des programmes, rendu possible par la gestion des données, peut internaliser la complexité (dans les circuits d’information) et externaliser la simplicité (par des guichets personnalisés). L’action publique devrait, selon Sunstein, ressembler à nos tablettes et ordinateurs. Leur contenu est un incroyable entrelacs minimaliste de circuits électroniques qui nous échappent. Mais ces appareils, que l’on apprécie, sont utilisables sans manuel et simplifient considérablement notre existence. Il doit en aller exactement ainsi pour les pouvoirs publics. Parions que Sunstein sera invité, ou au moins discuté, par le gouvernement français qui veut son choc de simplification. Mais rappelons qu’il est toujours très simple de complexifier. Et, symétriquement, qu’il est toujours très compliqué – car périlleux pour les institutions en place –  de simplifier.

John O. McGinnis, Accelerating Democracy. Transforming Governance through Technology, Princeton University Press, 2013, 213 pages.
Brian J. Moran, Steve Rohleder, Delivering Public Service for the Future: Navigating the Shifts, Accenture, 2012, 27 pages.
Cass R. Sunstein, Simpler. The Future of Government, Simon & Schuster, 2013, 272 pages.

“Une autre entreprise est-elle possible ?”, Les Échos, 8 mars 2013.

Entreprise et société : les liaisons fructueuses

Après avoir été à l’éthique des affaires et à la citoyenneté d’entreprise, la mode est à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et à de nouvelles tergiversations sur la place de l’entreprise dans la société. Pourtant le prix Nobel libéral Milton Friedman a bien prévenu : l’unique responsabilité des entreprises serait de rémunérer leurs actionnaires. Au-delà, point de salut ? Trois ouvrages en anglais, avec des signatures éminentes, pour faire le point sur un vieux sujet.

Faire à la fois du bien et du profit
Philippe Kotler est le grand pape du marketing. Avec ses coauteurs, il se démarque d’emblée d’un Milton Friedman à qui on attribue la formule « the business of business is business ». Pour Kotler la responsabilité sociale des entreprises est passée du rang de gadget, à celui d’élément stratégique. Il ne s’agit plus de dire que l’on fait du bien pour faire bien, mais de faire véritablement du bien en intégrant cette dimension à la vision de l’entreprise. Pour réussir, une entreprise doit nécessairement être investie socialement En quelques formules, qui font mouche, on passe, de la sorte, du « doing good to look good » au « doing well by doing good ». En multipliant les exemples, cet ouvrage de management met en évidence six vertus à une RSE de qualité : augmentation des ventes et des parts de marché ; renforcement de la marque ; amélioration de l’image ; attractivité pour de nouveaux talents ; réduction des coûts ; charme pour les investisseurs. En gros, la RSE, est une formule miracle, qui, de surcroît, conduit à un monde meilleur. La caricature pourrait être facile. L’ouvrage regorge néanmoins d’exemples et d’arguments qui illustrent une thèse simple : les entreprises qui réussissent, dans tous les domaines, sont celles qui ne voient pas la RSE comme une obligation extérieure, mais comme levier d’efficacité. Rédigé comme un guide de recettes à destination des décideurs, le livre fourmille d’idées sur les façons de s’associer à une cause ou sur le mécénat de compétences (la mise à disposition temporaire d’experts). Le décideur pressé lira les développements consacrés à la nécessité de bien choisir ses sujets et de s’engager dans la durée, au risque de passer pour opportuniste, cynique ou hypocrite. Un gros problème en effet.

S’engager sur des valeurs
Les propos sur la RSE tiennent souvent du gloubiboulga. Il en va d’un prêchi-prêcha pompeux ponctué d’écosystème, de sociétal, de parties prenantes, etc. Ancien doyen de la Saïd Business School d’Oxford Colin Mayer veut mettre un peu d’ordre. Il considère que les discours sur la RSE, en plus d’être vagues, sont vains. L’essentiel doit tenir dans un renouveau des valeurs. Mayer, précis, les définit comme les obligations d’une entreprise qui vont au-delà des seules dispositions contractuelles. Ambitieux, il estime qu’il ne sert à rien d’adapter marginalement l’entreprise à son environnement. Il faut réviser les fondements de cette fiction légale devenue une créature dévorante. Mayer se livre à une critique fournie d’un capital, à l’anglo-saxonne, anonyme, dispersé et déterritorialisé. Conséquence : la dilution des engagements et responsabilités, des actionnaires comme des dirigeants. Il l’oppose à un capitalisme qui resterait d’extraction familiale chez les émergents notamment (voir Tata, en Inde). Mayer, très théorique, fait trois propositions. Que les entreprises définissent leurs valeurs (celles dont le respect doit l’emporter sur la création de valeur). Qu’elles établissent des « gardiens des valeurs » dans leur gouvernance. Qu’elles puissent pondérer les droits de vote des actionnaires en fonction du temps de détention des actions, ceci afin de favoriser l’engagement de long terme. Mayer tente de faire le clair et il apporte bien des remarques et idées. Il tombe cependant lui aussi pour finir dans le gnangnan habituel en appelant, à la fin, à un « changement de paradigme ». Ce qui ne mange pas beaucoup de pain, mais laisse sur sa faim.

Le partenariat est un art

Deux enseignants de Harvard reviennent sur les mérites et défauts respectifs des deux secteurs privé et public. Sans potion magique adaptée à toutes les situations, ils plaident pour un équilibre de relations mutuellement avantageuses. Ils baptisent leur trouvaille conceptuelle, dans la famille des mots désignant la gestion de services collectifs, la « gouvernance collaborative ». Un peu comme dans un mariage, disent les auteurs, il n’y a pas là une relation de donneur d’ordre à prestataire, mais partage des moyens et du pouvoir. La « gouvernance collaborative » n’est pas une délégation classique. C’est un programme mené en commun, où chacun trouve ses gratifications, avec des marges de liberté qui demeurent. Ce n’est pas de la commande publique. L’analyse repose sur de multiples exemples, décortiqués dans plusieurs villes américaines, autour de sujets aussi divers que l’accueil de la petite enfance, la gestion des parcs publics, les urgences médicales ou encore la formation professionnelle. Sans cahier des charges uniforme, le partenariat est un art que doivent apprendre à maîtriser des fonctionnaires appelés à « orchestrer des collaborations » plus qu’à gérer des agences. Soyons francs. Il n’y a pas forcément quelque chose d’exceptionnellement original. L’argumentation rappelle tout de même que les liaisons public/privé peuvent mener à des réalisations spectaculaires (les parcs de New York et Chicago), intéressantes (les célèbres Charter Schools qui associent large autonomie et financement public) ou calamiteuses (chacun trouvera son exemple). Les partenariats bien compris, ne passant pas forcément par un contrat, autorisent entreprises et pouvoirs publics à réaliser des opérations jouissant de davantage de légitimité et de ressources. L’intérêt général (comme on dit en français) passe par là.

Philip Kotler, David Hessekiel, Nancy R. Lee, Good Works! Marketing and Corporate Initiatives that Build a Better World… and the Bottom Line, John Wiley & Sons, 2012, 282 pages.
Colin Mayer, Firm Commitment. Why the Corporation is Failing us and How to Restore Trust in it, Oxford University Pess, 2013, 306 pages.
John D. Donahue, Richard J. Zeckauser, Collaborative Governance. Private Roles for Public Goals in Turbulent Times, Princeton University Press, 2011, 305 pages.

 

“Les inégalités : un mal… ou un bien ?”, Les Échos, 11 janvier 2013.

Les inégalités hantent les démocraties contemporaines, dont certaines vouent un culte à l’égalité. Le problème, sempiternel, ne date pas d’hier. Il serait particulièrement criant, dans ses conséquences politiques, aux Etats-Unis. La question des inégalités (in)justifiées n’est pas pour autant tranchée. Trois ouvrages en anglais, pour un tour d’horizon.

Héritage de l’inégalité

Du souffle dans l’étude des inégalités ! Sans tableaux de données ni équations indigestes. Dans un gros pavé, discuté, deux spécialistes d’archéologie et d’anthropologie, reviennent sur le thème lancinant de leur origine. Actualisant le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau (1755), Flannery et Marcus promènent le lecteur sur Terre à partir de -15 000 avant notre ère. Traitant de la transmission héréditaire du pouvoir, ils décrivent comment des communautés sédentaires ont pu se transformer en cités stratifiées puis en royaumes, voire en empires. La division des tâches, dans des sociétés se complexifiant, nécessite différenciation et hiérarchisation. Surgissent des chefs. Et émerge la question des droits de leur descendance. L’inégalité héréditaire ne s’impose pas forcément. Elle n’est pas naturelle, martèlent les auteurs qui convoquent encore Rousseau. Apparaissant vers – 5 000 en Mésopotamie, elle est depuis discutée, souvent violemment. Flannery et Marcus repèrent toujours une tension entre nécessité de la hiérarchie et aspirations égalitaires. Rien de bien neuf sous le soleil contemporain, mais un formidable voyage dans l’histoire de l’humanité, de la servitude, de l’esclavage et du pouvoir. On sait que Voltaire avait répondu au « nouveau livre contre le genre humain » de Rousseau qu’il lui prenait, à le lire, « envie de marcher à quatre pattes ». L’impact sera peut-être le même sur certains lecteurs de cette somme. Discutable mais incontournable, elle propose une préhistoire de la stratification sociale. On en retiendra que les sociétés plus inégales sont souvent plus puissantes (sur les plans de la protection ou de la prédation). On en extraira aussi que la plus ancestrale inégalité sociale est bien entre hommes et femmes. Si ce n’est pas le sujet de ces pages érudites, elles le montrent de façon éclatante.

Malaise dans la représentation

Membre de la Cour Suprême des Etats-Unis, le progressiste Louis Brandeis estimait, il y a presqu’un siècle, que « Nous pouvons avoir la démocratie dans ce pays, ou nous pouvons avoir une forte concentration de la richesse, mais nous ne pouvons pas avoir les deux ». C’est pour vérifier ce commentaire que Martin Gilens, Professeur à Princeton, s’est lancé dans l’étude croisée d’une quarantaine d’années de données d’opinion et de décisions politiques. La situation américaine actuelle se caractérise par des niveaux d’inégalité inégalés depuis les années 1920. Gilens montre que si l’égalité civile est assurée, les préoccupations des plus aisés influencent disproportionnellement les décisions de Washington. Les préférences des mieux lotis sont mieux servies. Plus ouverts sur les droits des homosexuels ou l’avortement, moins allants sur la fiscalité, les opulents/influents occupent l’agenda politique. Pour le résumer en une formule triviale (qui plaira à gauche de l’échiquier), il n’y aurait pas de démocratie d’opinion, mais une démocratie du pognon. L’ouvrage n’est pourtant pas un énième pamphlet contre les traders et les ploutocrates. Il ne porte pas sur les millionnaires, ni sur le seul 1 % (rendu célèbre par les indignés de tout poil), mais sur les 10 % les plus favorisés (qui concentraient un tiers des revenus en 1950, la moitié aujourd’hui). L’analyse de Gilens ne met pas au jour une opinion et un peuple manipulés, mais des élites et lobbies efficaces. Si l’action publique se développe généralement au détriment des préférences des pauvres et de la classe moyenne, il n’en va pas ainsi pour la protection sociale. En l’espèce, la vaste majorité dispose d’alliés de poids (les retraités, les syndicats, l’industrie sanitaire). Pour se sortir d’une telle institutionnalisation de l’inégalité il faudrait d’abord, selon Gilens, plus de compétition politique, au delà donc du système bipartisan, et moins d’argent dans les campagnes électorales. L’analyse illustre, dans les circonstances américaines, un incontestable désenchantement démocratique.

Corrélations disputées

En 2009, avec leur ouvrage The Spirit Level, les deux épidémiologistes anglais Richard Wilkinson et Kate Pickett avaient rencontré le succès des deux côtés de l’Atlantique (voir Les Échos, 3 septembre 2009). Dans l’éternel débat académique, moral et politique sur les inégalités, ils soutenaient, une multitude de corrélations et de graphiques à l’appui, que les inégalités étaient dangereuses pour les individus et pour les sociétés. Dans une attaque virulente contre les favorisés, les deux auteurs écrivaient que les pays riches, par leurs niveaux élevés d’inégalités, seraient « dysfonctionnels », « malades », connaissant « un succès matériel mais un échec social ». Leur compatriote Christopher Snowdon instruit un dossier à charge contre ce travail. En s’appuyant sur d’autres données et en distillant d’autres résultats de la littérature spécialisée, il soutient, totalement à l’inverse, que l’inégalité c’est la prospérité et la santé ! D’une discussion serrée, il ressort des graphiques et corrélations, en miroirs de ceux de Wilkinson et Picket, aboutissant à des conclusions opposées. À quel Saint donc se vouer ? À défaut d’une théologie universellement acceptée, chacun trouvera aisément de l’information et de l’analyse sur les sites de l’OCDE (www.oecd.org/els/social/inegalite) et de l’Observatoire des inégalités (www.inegalites.fr). Et les interprètera en fonction de ce qu’il croît, mais aussi de ce qu’il voit.

Kent Flannery, Joyce Marcus, The Creation of Inequality. How Our Prehistoric Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery and Empire, Harvard University Press, 2012, 658 pages.
Martin Gilens, Affluence & Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton University Press, 2012, 348 pages.
Christopher Snowdon, The Spirit Level Delusion. Fact-Checking the Left’s New Theory of Everything, Little Dice, 2011, 171 pages.

 

 

“Les trois âges d’or de la classe moyenne”, Les Échos, 30 novembre 2012

Les classes moyennes ne sont pas forcément aussi neuves qu’on l’imagine. Aux Etats-Unis, peut-être encore plus qu’en France, elles sont au coeur du débat politique et économique. A l’échelle mondiale, leur affirmation dans les pays émergents révolutionne, entre autres, les perspectives de consommation. Trois ouvrages en anglais, pour une perspective large sur une question centrale.

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« Politique de la ville ou de l’accordéon », Les Échos, 28 août 2012

La politique dite de la ville ne concerne ni toutes les villes (toutes les communes ne sont pas concernées), ni toute la ville (car elle traite d’une « géographie prioritaire » de quartiers sensibles). Elle consiste, principalement, en mécanismes de ciblage des territoires. Le gouvernement, comme nombre de gouvernements précédents, vient d’annoncer sa volonté de « concentrer les interventions publiques sur les territoires qui en ont le plus besoin ». Cette discrimination positive territoriale fonctionne, historiquement, comme une sorte d’accordéon.

À noter, la sortie, le même jour dans Libé, d’un papier soutenant exactement la même thèse.
Après Amiens, finissons-en avec les zones prioritaires

D. BEHAR, P. ESTEBE, Libération, p. 20, 28 août 2012

 

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« La ville durable, ce sont d’abord des habitants responsables », Les Échos, 3 août 2011.

Ville durable, ville durable, ville durable. L’expression, assez neuve, irrigue les discours politiques, les publications scientifiques, les querelles d’experts et nombre de dispositions issues de la démarche Grenelle de l’environnement. Mais de quoi parle-t-on ?

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« La France malade de son identité nationale », Les Échos, 30 septembre 2010.

L’identité nationale fait couler beaucoup d’encre. Camaïeu compliqué de réalités historiques, la France, préoccupée (entre autres) d’immigration, d’Islam et de crise économique, débat de son passé, de ses valeurs, de son avenir.

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