« Le paternalisme bienveillant », Le Point, 12 mai 2015

L’État doit-il nous protéger de nous-mêmes ? À l’évocation de cette question classique, ressurgissent immédiatement les thèmes de l’alcool, de la ceinture de sécurité, des retraites obligatoires, des limitations de vitesse, des fruits et légumes à manger tous les jours. Les pouvoirs publics peuvent interdire, subventionner, taxer. Ils ont aussi aujourd’hui la voie du « nudge », ces petites incitations qui aident à prendre les bonnes décisions.

 

Entre les tenants d’un État intrusif, au risque d’affaiblir les libertés individuelles, et ceux du laissez-faire, au risque d’affaiblir l’existence collective, il existe une sorte de troisième voie. Celle d’un Etat qui incite plus qu’il n’impose, qui oriente plus qu’il n’interdit. Les tenants du « paternalisme libertaire », une approche nourrie de psychologie et d’économie comportementale, ne contraignent pas. Ils ne prescrivent pas. Ils suscitent. Pourquoi libertaire (ou bienveillant) ? Parce que cette approche laisse le choix aux individus. Pourquoi parler de paternalisme ? Parce que cette théorie estime qu’il est légitime d’influencer les comportements individuels afin de rendre la vie des gens « meilleure, plus longue et plus saine ». Cet objectif ambitieux est le sous-titre de l’ouvrage le plus célèbre de cette école, « Nudge », publié en 2009, cosigné par l’économiste Richard Thaler (qui conseillera le Premier ministre Cameron) et le juriste Cass Sustein (qui conseillera le Président Obama). Nudge signifie « pousser du coude ». Un « nudge », le terme s’introduisant maintenant en français, désigne un coup du coude, un coup de pouce, une petite bourrade amicale. L’ouvrage mêle sérieux et sourire, mixant analyses économiques et juridiques avec l’apport des sciences cognitives. Les américains Thaler et Sustein proposent surtout une ligne d’action afin d’aider les gens (toujours limités en informations et en volonté, préférant très souvent le présent à la prise de risque sur l’avenir) à effectuer des choix complexes et/ou coûteux (investissement dans un fond de pension, réponse exaspérée puis regrettée aux courriers électroniques, mariage). Leur idée – provenant d’observations répétées et des enseignements des études les plus sérieuses de la psychologie sociale – est de préserver la liberté de choisir, tout en incitant les personnes à prendre de bonnes décisions.

 

L’idée générale : ne pas forcer les préférences des individus libres mais agir à l’encontre de « failles de leur raisonnement », les accompagner dans les moyens qu’ils peuvent mettre en faveur d’une fin et non pas de changer leurs objectifs. Les pouvoirs publics doivent organiser « l’architecture des choix », sans limiter les choix offerts, mais rendant plus coûteux les mauvais. L’individu reste décideur, même si orienté dans son choix. De multiples expériences ont été développées dans les recoins les plus divers de la sphère publique : optimisation fiscale, propreté des toilettes publiques, lutte contre les addictions, consommation énergétique, sécurité routière, repas équilibrés.

 

Une orientation forte est de privilégier, par défaut, la participation aux programmes (pour le don d’organes comme pour la cotisation à des plans de retraite). Si un individu n’en veut pas, il a simplement à le signaler. Ici ni restriction de liberté, ni effets antiredistributifs d’incitations fiscales qui profitent d’abord aux aisés. Un autre exemple détonnant, proposé par un tenant britannique du nudge, l’économiste Julian Le Grand : instaurer un « permis de fumer » (un permis annuel pour acheter du tabac). Avantage principal ? Amener chacun à réfléchir, évaluer, choisir. Il s’agit d’aider à décider quand, en l’espèce, 70 % des fumeurs disent vouloir arrêter. Sans contraindre, l’ambition est d’aider les gens à s’aider eux-mêmes.

 

La perspective, appuyée sur des expérimentations et évaluations concrètes, ne dérive pas en idéologie générale. Elle montre que l’action publique peut valablement et humainement se situer entre les deux modèles extrêmes de l’ultra-interventionnisme et de l’ultra-libéralisme. Les plus libéraux peuvent toutefois y déceler une manière de déguiser le dirigisme. Mais ils conviendront qu’il vaut toujours mieux le nudging au nursing. L’État, comme le souligne Julian Le Grand, ne doit pas être une nounou aux instructions et punitions infantilisantes, mais un ami soucieux d’aider.

 

 

Huit « nudges » maintenant classiques

  • Une mouche noire dessinée au fond des urinoirs encourage les hommes à mieux viser et rendre les toilettes plus propres.
  • L’option recto-verso programmée par défaut dans les imprimantes économise des tonnes de papier.
  • L’intégration, dans les tubes, d’une chips de couleur entre les chips classiques diminue la consommation.
  • L’insertion de silhouettes humaines sur les bords de route améliore la sécurité routière.
  • Inscrire les salariés américains automatiquement dans des plans facultatifs de retraite, avec clause de désengagement, augmente significativement l’épargne.
  • Indiquer, sur des factures, les consommations de ménages du même type conduit à des diminutions de dépenses énergétiques.
  • Faire du don d’organes la stratégie par défaut, avec des démarches à faire dans le seul cas où l’on veut s’y opposer, fait passer de 20 % à 80 % la population de donneurs d’organes.
  • Apposer une note sur la porte de maisons informant du nombre de voisins participant au recyclage des ordures augmente de 20 % le taux de recyclage.

 

 

 

« Y a-t-il un ‘apartheid’ français ? », Le Point, 28 janvier 2015

Apartheid et politique du peuplement

 

À l’occasion de ses vœux à la presse, le Premier ministre a estimé que les fractures de la société française relevaient d’un « apartheid ». La formule « Pas d’amalgame ! », qui s’englue dans le ridicule de répétition, aurait, en l’espèce, une certaine légitimité. Car rien de l’action publique française ne relève de l’apartheid. Bien au contraire. Mais que la nation qui se veut celle du « vivre ensemble » (une autre expression confinant au grotesque) estime ressembler à l’Afrique du Sud avant son rêve de nation « arc-en-ciel », ce n’est pas rien. Manuel Valls est coutumier des sorties provocantes et de ce que l’on pourrait baptiser, en ces matières, les « prises de Houellebecq ». En 2009, un reportage montrait le député, à Evry, marmonnant : « Tu me mets quelques blancs, quelques whites, quelques blancos ». Nombre de voix différentes ont rappelé que la France n’avait strictement rien à voir avec le racisme d’État institutionnalisé sous l’apartheid. Les concentrations de difficultés ne sont pas souhaitées par les pouvoirs publics français. Depuis 30 ou 40 ans, une très controversée « politique de la ville » se développe afin de lutter contre la ghettoïsation. Malgré son intitulé, elle ne concerne ni toutes les villes (toutes les communes ne sont pas concernées), ni toute la ville (car elle traite d’une géographie et de quartiers prioritaires). Chaque année l’État y consacre environ 500 millions d’euros et, fin 2013, 10 milliards d’euros avaient été engagés dans le cadre d’un ambitieux programme de rénovation urbaine lancé il y a plus de dix ans. Rien d’un apartheid, mais une logique de « discrimination positive territoriale » mâtinée d’incantations rituelles à la citoyenneté. En un mot, faire plus, ou tenter de faire plus pour ces quartiers « prioritaires ». Chômage et pauvreté y sont deux à trois fois plus élevés que sur le reste du territoire. Autour du sujet qui fâche, la concentration ethnique, la donnée est plus malaisée. On l’approche par les jeunes de moins de 18 ans d’origine immigrée : 20 % en France, 40 % en Ile-de-France, 60 % en Seine-Saint-Denis, 70 % à Grigny.

 

Dans certains de ces quartiers les autochtones ont fui ou rêvent de le faire, tandis que des communautés s’enracinent en se consolidant, en partie, contre la société française. Afin de s’attaquer frontalement à cette dynamique de spécialisation ethno-raciale, le Premier ministre appelle une « politique du peuplement ». Maires et organismes HLM savent habituellement faire, grâce au permis de construire et à la sélection des occupants du logement social. L’Etat professe, lui, des objectifs de « mixité sociale » (sans coloration ethnique affichée, mais avec cette dimension lourdement cachée). Il impose des priorités d’accès aux HLM à des publics « prioritaires » venant peupler les quartiers prioritaires. Pour une « politique du peuplement », trois grandes options se présentent. La dispersion (ou ventilation) consiste à vouloir faire partir les pauvres (par exemple avec des offres de logement ailleurs) ; mais les plus pauvres restent sur zone. L’attraction (ou gentrification) consiste à vouloir faire venir des riches (en soutenant de lourds programmes de rénovation urbaine) ; mais les pauvres s’en vont car les prix augmentent. L’affirmation (ou développement endogène) consiste à améliorer le quartier en s’appuyant sur ses forces vives ; mais ces forces vives proviennent souvent de communautés problématiques. La « politique du peuplement » prônée par Manuel Valls n’est pas encore détaillée. Elle risque de n’être qu’une révision paramétrique des outils alambiqués de la politique de la ville. Si elle devait être explicitement ciblée sur des groupes ethniques ou religieux, elle fera bondir. Car ces approches, avec leur grandiloquence, en termes d’apartheid et de peuplement, lèvent le lièvre des tensions ethniques et religieuses en France. On doit reconnaître que Manuel Valls sait mettre les pieds dans le plat, et là où ça fait vraiment mal. Reste à savoir ce que sont les orientations qui peuvent vraiment faire du bien. Et à qui prioritairement…

Julien Damon

 

 

 

“Le terrain, lui, ne ment pas”, Le Point, 12 juin 2014

Le terrain, lui, ne ment pas

 

Julien Damon

 

On connaît la formule notoire du Maréchal Pétain « La terre, elle, ne ment pas ». Apparue dans un discours rédigé par Emmanuel Berl, la phrase désigne deux choses. La première, la terre, incarne, au-delà de l’icône de l’enracinement, la vérité. La deuxième, tout ce qui est autre (en l’espèce politiciens véreux, fonctionnaires corrompus, étrangers profiteurs), est mensonge. Si l’on se permet des libertés, en chevauchant les décennies et les convenances, on peut s’étonner du recours permanent au « terrain » dans les discours contemporains. Certes, le terrain ce n’est pas la terre ni la patrie. L’idée pourtant partage aussi la vérité en deux sphères, celle du terrain (valorisé) et celle de tout ce qui n’est pas terrain (pas bien). En valorisant et souvent en survalorisant le terrain comme authenticité, tous les propos qui en appellent au terrain et/ou aux hommes de terrain, versent non pas dans la phraséologie totalitaire mais dans le ridicule, voire la pantalonnade. Il suffit d’avoir vu une fois un édile satisfait ou un manager quelconque asséner avec conviction qu’il avait vu ça sur le terrain. Le ça étant, bien entendu, le vrai. Le dogme actuel de la proximité du terrain confine au burlesque.

 

Mais qu’est-ce donc que ce « terrain » ? En matière de football ou de tennis, on saisit aisément. Pour un Ministre, un patron de grande entreprise, un journaliste parisien en cours, il s’agira de « descendre » (tel un Zeus curieux, de l’Olympe au sol) sur le terrain, de rencontrer des acteurs de terrain, de se frotter même au terrain. Après ces visites et ces rencontres, il sera possible de se prévaloir du terrain, c’est-à-dire, en gros, de la réalité. Il y a probablement aussi une dimension de gloire militaire à connaître, un temps, le terrain.

 

Si tout ceci ne relève pas d’un néomaréchalisme, manifeste ou latent, il y a dans la distinction entre, d’un côté, le terrain, et de l’autre côté, le reste du monde (ce qui fait tout de même beaucoup), un souci de mettre en valeur ce qui est petit (par rapport à ce qui est grand), ce qui est local (par rapport à ce qui est central), ce qui est réel (par rapport à ce qui est légal). Cette dernière différenciation, entre le pays légal et le pays réel, est typiquement maurrassienne. Le père du nationalisme intégral n’inspire certainement pas les élites actuelles, pourtant si férues de ce terrain encensé. S’il est bon d’être de terrain, de se réclamer du terrain, et ceci à tous les niveaux de position sociale, ce terrain est quelque chose de très imbriqué. Il se conçoit en cascades. Ce qui est le quotidien des uns, est le terrain des autres. Le responsable hiérarchique n+1 (dans un bureau de poste, dans une entreprise de livraison de pizzas comme dans un direction d’administration centrale) devient, de la sorte, anthropologue de ses subordonnés.

 

Cette rhétorique du terrain, souvent employée avec une éloquence militante (on a l’impression de milliers de Malraux parlant des Brigades internationales lorsque l’on entend parler des « réalités de terrain »), est une composante importante de la dépréciation des élites. Celles-ci sont, d’une part, critiquées car elles ne connaîtraient pas ce terrain dont elles seraient éloignées. Elles sont, d’autre part, très promptes à s’autocritiquer (en s’auto ridiculisant) en rapportant leurs expériences de terrain. Il serait bienvenu de cesser cette exploitation affective du terrain. Ce n’est pas dire chacun à sa place. C’est ne pas entrer dans une compétition grotesque quant à savoir qui sera le meilleur laboureur du terrain. Pour prendre une autre formule célèbre, personne n’a le monopole du terrain.

 

 

En finir avec le « don du sens », Le Point, 24 avril 2014.

En finir avec le « don du sens »

 

Julien Damon

 

Qui n’a jamais entendu, à la télévision, dans les journaux, au cours d’une réunion, qu’il fallait « donner du sens » ? L’élu, le manager, le philosophe conclut souvent, plus ou moins pompeusement, qu’il faut chercher/créer/donner du sens. Et tout le monde, généralement, d’acquiescer. Même si l’on sent vaguement que cette rhétorique conduit à noyer le poisson et l’assistance. Relevons d’ailleurs qu’il s’agit généralement de donner du sens – ce qui est bien imprécis – plutôt que de donner un sens, voire le sens, ce qui paraîtrait probablement trop directif.

 

Le sens est traité comme une sorte de denrée (on apporte du sens, comme on fournit de la confiture), que l’on viendrait tartiner après coup sur une situation donnée, laissée inchangée. Comme si quelque chose qui n’a pas de sens pouvait en acquérir en cours de route, par la grâce d’une intervention purement langagière. Les individus, souvent dans les grandes administrations et les grandes entreprises, pataugent dans des situations absurdes, dans des dispositifs impersonnels à finalité floue. Comme ceci les rend plus ou moins malheureux, ils se réunissent, mais plutôt que de changer la situation, ils s’entendent gravement dire qu’il faut donner du sens. Et ils se sentent, un temps, plus contents.

 

Mais, au fond, de quoi parle-t-on ? La notion de sens, qui aurait mille sens, en a au moins trois : sensation, signification, direction. En conséquence, plutôt que nous inviter à faire don ou réception de sens, il serait judicieux que nombre de discours contemporains fassent, plus prosaïquement, leur job : éclaircir un propos, établir une visée. Ce n’est là d’ailleurs que du bon sens.

 

Mais pourquoi cette inflation contemporaine des invitations à « donner du sens » ? Deux observations viennent à l’esprit : l’extinction des grands récits, le succès des grands illisibles. L’effondrement du communisme (qui a pourtant ses survivances, donnant un certain sens) et l’effritement des religions (en tout cas de certaines d’entre elles, incarnant sensiblement l’Occident) ont pu faire émerger des nécessités de repères. La prospérité des grands auteurs déconstructeurs (qui voient partout de la « construction sociale ») alimente, de son côté, un gloubiboulga verbal dans lequel tout le monde a la possibilité de se servir. Le recours accru au sens s’explique donc par un mélange de mutation des traditions et de victoire de l’école française de l’abscons.

 

On pourrait régler son sort à cette dilatation de la quête et du don du sens en faisant assaut de citations sentencieuses. On trouvera un Nietzsche (un bon client à qui attribuer des formules bien senties) qui indiquait que « celui qui a un pourquoi peut supporter tous les comment ». Et on lui répliquera, de façon plus profonde (entendre incompréhensible) un Heidegger qui, joliment, commentait : « la rose n’a pas de pourquoi ». Avec toute cette cuistrerie, on serait bien avancé. Pourquoi ne pas faire plus simple et plus clair ? Comme il y  a, en français du moins, un genre masculin et un genre féminin, il y a un sens (direction) avant et un sens arrière, des sens (dans le Code de la route) permis et des sens interdits, des significations (explications) valides et des significations fausses. Quel enseignement tirer de cette petite réflexion relative aux donneurs de leçon sur le sens ? Une position – disons – sensée est de s’interdire d’appeler à « donner du sens » à des choses qui, manifestement, n’ont pas grand sens. Sinon celui d’une dilution globale des repères, et, surtout, du vocabulaire. Plus généralement, contre l’enfilage généralisé de perles, le répertoire de l’ère du temps est à proscrire.

 

« Les prélèvements obligatoires protègent les classes moyennes », Le Monde, 27 septembre 2013.

Parue sous deux titres différentes, une opinion sur les liens entre classes moyennes et prélèvements obligatoires.

Les classes moyennes surtaxées ?

 

Les classes moyennes seraient assommées par l’impôt et écrasées entre les bénéficiaires de l’aide sociale (les assistés) et les destinataires des avantages fiscaux (les privilégiés). Hantées par le spectre du déclassement, elles subiraient des ponctions fiscales disproportionnées. Il y a du vrai dans ces descriptions. Il y a aussi de l’approximation et de l’exagération.

La classe moyenne, autrefois au singulier et constituée principalement d’indépendants, s’est historiquement élevée contre les taxes. Aujourd’hui les classes moyennes, dotées du pluriel et constituées largement de salariés, bénéficient de la dépense publique pour laquelle elles contribuent largement.

C’est dans les suites de la Révolution française que la classe moyenne est identifiée. Tocqueville prévoit l’embourgeoisement progressif et l’extension des catégories intermédiaires. Marx prophétise la lutte impitoyable des classes et la paupérisation de la classe moyenne. L’appellation désigne une strate réduite : la petite bourgeoisie (l’expression sera longtemps utilisée par la sociologie critique).

Des forces politiques s’organisent. En 1908 naît une « association de défense des classes moyennes » pour s’ériger contre le projet de création d’un impôt sur le revenu. Dans les années 1930, la Confédération générale des syndicats de classes moyennes (CGCM) demande une diminution de la pression fiscale. Après la Libération, un Comité national des classes moyennes (CNCM) se met en place, avec le même objectif. Le sujet n’est donc pas neuf. Il est cependant profondément transformé. Car de minoritaire la classe moyenne est devenue majoritaire.

Mais de quoi parle-t-on ? Trois voies permettent de délimiter les classes moyennes. D’abord, par les revenus ou les dépenses, il est possible de dire que les classes moyennes se situent entre les 10 % les plus aisés, et les 10 % les moins aisés. On peut aussi valablement soutenir qu’elles se trouvent entre les 20 % les plus favorisés, et les 20 % les moins favorisés. Des bornes aussi larges sont sensées dans la mesure où l’on réunit ainsi, aujourd’hui, une population vivant très majoritairement de son travail salarié. Une deuxième entrée consiste à passer par la profession. Les classes moyennes regroupent des professions intermédiaires, une partie des cadres et une partie du groupe très éclaté des employés. Troisième méthode : l’auto-identification. Les sondages indiquent régulièrement que deux personnes sur trois s’identifient de la sorte. Ce sentiment d’appartenance de type « ni ni » (ni favorisé, ni défavorisé) est particulièrement puissant en France. Dans une enquête européenne, menée en 2010, 60 % des Français s’estiment dans une situation « ni riche, ni pauvre ». La France, sur ce plan, est au premier rang européen. L’approche subjective ne permet pas de dégager un groupe de ménages similaires. Mais elle montre combien l’impression d’appartenir aux classes moyennes est répandue. Aussi, puisque la majorité des personnes vivant en France (et dans bien des cas avec des positions sociales et revenus élevés) pensent en relever, tout prélèvement obligatoire supplémentaire, même concentré sur les 10 % ou 20 % les plus aisés, est décrié comme ciblé sur les classes moyennes.

Il n’est plus aucun parti politique (sinon à l’extrême gauche) qui ne s’érige en champion des classes moyennes. Soit, dans l’opposition, pour attaquer un gouvernement inique qui pratique la saignée sociofiscale sur les classes moyennes. Soit, au gouvernement, pour souligner combien ses décisions les épargnent. Au-delà de la rhétorique politique, un fait importe. Les prélèvements obligatoires profitent aux classes moyennes. Elles peuvent, certes, être insatisfaites de ce qu’elles ont pour ce qu’elles paient. Mais, puisqu’au centre de la distribution des revenus se trouvent nombre de salariés des secteurs publics et parapublics (des enseignants aux travailleurs sociaux en passant par les cadres des administrations) les prélèvements obligatoires alimentent les revenus d’une grande partie des classes moyennes.

Il est politiquement habile mais discutable de décrire une offensive sociofiscale généralisée contre les classes moyennes. Dans une certaine mesure, les augmentations de prélèvements obligatoires visent même à les protéger, en cherchant à maintenir le célèbre « modèle social ». Quelques hausses actuelles pointent explicitement les plus aisés (qui peuvent être convaincus d’incarner les classes moyennes). Mais la plupart concernent, concrètement, tout le monde. Assurément, avec des niveaux variés de pression. En tout cas, c’est bien l’ensemble de la population qui est appelé à contribuer davantage. Naturellement (si l’on peut dire), ce sont d’abord les actifs, et notamment les plus dynamiques, qui sont appelés à la contribution. Ils sont néanmoins d’être seuls. La célèbre « pompe à Phynance » du roi Ubu plonge dans toutes les sources, sans vision d’ensemble, sinon de tenter de colmater.

Les opérations décidées récemment (de la baisse du plafond du quotient familial à la fin de la défiscalisation des heures supplémentaires) et celles à venir (augmentation des cotisations pour les retraites, de la TVA et/ou de la CSG) ressemblent à des rustines et des écopes pour un navire qui prend l’eau. Ces divers pansements passent maintenant par des mécanismes si sophistiqués que plus personne n’y comprend rien (ce qui, entre autres, explique le caractère généralisé du « ras-le-bol » fiscal). Le choc de simplification, annoncé par le gouvernement, se transforme en une suite de chocs de complications. Et pas seulement pour les classes moyennes. Il en va de la redoutable complexité de l’aide sociale pour les moins bien lotis, comme de la bureaucratie tatillonne qui pèse sur l’entreprenariat. Pour ne rien dire de la suspicion systématique à l’égard des « riches ».

Personne ne peut dire ce que seront les effets précis des évolutions en cours sur les niveaux de vie et, surtout, les comportements et ajustements des différentes catégories sociales. Pour le moment, les chiens sortis de leurs diverses niches fiscales ou sociales aboient, au nom des classes moyennes. Et la caravane sociofiscale, toujours plus corpulente et compliquée, passe. Sur le chemin, emprunté depuis le début des années 1970, de l’alourdissement d’un endettement public qui n’a plus rien de moyen.

www.lemonde.fr/idees/article/2013/09/19/les-classes-moyennes-surtaxees_3481347_3232.html

« Moins de communes pour bâtir plus », Le Monde, 1er mars 2012.

En matière d’urbanisme, l’acronyme le plus célèbre est « NIMBY ». Ce sont des anglo-saxons qui ont mis en évidence ce fameux « Not In My Back Yard » (à traduire par « pas dans mon jardin »). Quelle est l’idée ? Tout le monde est d’accord pour qu’il n’y ait pas de mal-logés, et même pour que tout le monde soit bien logé. Mais pas à côté de chez soi, surtout s’il s’agit de logement social. Ce syndrome est devenu le thème de théorisations savantes et un argument de polémiques militantes.

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« Pauvres gares… de pauvres », Urbanisme, n° 382, 2012.

Une expression que l’on retrouve sous la plume de nombreux experts de la pauvreté avance que le droit des pauvres serait un pauvre droit. Il y a là simplement un jeu de mots, et non un adage juridique. On pourrait fonctionner par similitude, et estimer que la gare des pauvres est une pauvre gare. L’inverse se soutiendrait tout aussi plausiblement. Mais tout ceci, précisément, n’est que rhétorique. Qu’est-ce qu’une pauvre gare ? Et qu’est-ce qu’une gare de pauvres ? En quoi les banlieues seraient-elles principalement concernées ?

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« La pauvreté gagne ? Non, elle se transforme », L’Express, 30 novembre 2011.

La France est aujourd’hui hantée par la question de la pauvreté. Depuis environ trente ans, on nous martèle régulièrement qu’elle augmente, et l’on nous assure qu’elle touche davantage des populations auparavant considérées comme préservées – les jeunes, les femmes, les salariés. Mais qu’en est-il vraiment ?

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« Les dimensions disputées de la pauvreté », Le Monde, 28 octobre 2011.

Tous les ans ressurgit une dispute bien française sur la pauvreté. Sous une pluie d’informations chiffrées et de définitions sophistiquées, responsables associatifs et dirigeants associatifs polémiquent. 2011 est une bonne cuvée. À l’occasion du rapport annuel sur la pauvreté, rendu par le gouvernement au parlement, des voix s’alarment de paupérisation et accusent le gouvernement de minimisation. Les spécialistes s’écharpent en coulisse. Les communications se contredisent. Le public s’y perd.

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« Simplifier le système de solidarité », Le Monde, 11 juin 2011

Conçu pour accompagner une période de croissance puis chargé d’atténuer les effets de la crise, le RSA fait à nouveau couler de l’encre. Attaqué à sa naissance comme institutionnalisation du « précariat » (critique de gauche), il est dénoncé maintenant comme incarnation de l’« assistanat » (critique de droite). Ceux qui le vilipendaient naguère, le défendent aujourd’hui. Et vice-versa. Le RSA, il faut le répéter, est double. Il contient, d’abord, l’ancien RMI. Ce RSA « socle » est, par nature, une prestation d’aide sociale (c’est-à-dire d’assistance). Il comporte, ensuite, un soutien aux revenus professionnels modestes. Ce RSA « activité » entretient, par construction, des liens avec la précarité puisqu’il vient compléter des ressources tirées souvent de situations et de statuts instables. Avec assistance et précarité dans son périmètre de définition et d’intervention, le RSA alimente des polémiques récurrentes (sur les contreparties, les trappes d’inactivité, les fraudes).

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« Lutter contre la pauvreté par des objectifs chiffrés », l’Humanité dimanche, 2 septembre 2010.

Le gouvernement français a annoncé en octobre 2007 un objectif de réduction de la pauvreté d’un tiers en cinq ans. L’expression d’une telle fin, avec toutes ses ambiguïtés suscite, selon les interlocuteurs, de l’enthousiasme, du scepticisme, de la critique, voire de l’ironie. Si elle est novation dans le contexte des politiques françaises, elle n’est pas totalement neuve dans le contexte international. Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou des Nations Unies, l’objectif de réduction, voire d’éradication, de la pauvreté, a été exprimé depuis le début du millénaire.

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« Faut-il craindre la privatisation des villes ? », Alternatives économiques, n° 285, novembre 2009, pp. 78-81.

Les « gated communities », ces résidences fermées américaines, incarnent un mouvement de fermeture et de privatisation de la ville. Sous diverses appellations et à travers des réalisations disparates, elles ont pris place depuis une dizaine d’années dans le paysage urbain, dans les catalogues des promoteurs immobiliers, et, surtout, dans le débat public. Vendus comme des îlots de tranquillité et décriés comme des symboles d’une fracture sociale et spatiale, ces ensembles clos et sécurisés d’habitations se retrouvent un peu partout dans le monde. Les situations américaines et dans les pays en développement n’ont pas grand-chose à voir avec la France. Leur essor, même dans le contexte français, traduit toutefois des dynamiques plus profondes, vers davantage de ségrégation.

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« Il faut abaisser le droit de vote à 16 ans », Le Monde, 3 juin 2009.

La France s’inquiète pour sa jeunesse. On cherche des idées neuves. En voici une : abaisser le droit de vote à 16 ans, au moins pour les élections locales. Cette mesure, dont le principe ne manquera pas de provoquer le débat, rajeunit le corps électoral. Elle peut également rajeunir, mais dans une moindre proportion, le corps des votants. En effet, les plus jeunes votent sensiblement moins que les plus âgés.

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