Philippe Van Parijs, professeur à l’université catholique de Louvain, est l’une des plus éminentes signatures contemporaines en matière de philosophie politique. Spécialiste d’éthique économique et sociale comme de durabilité écologique, il argumente inlassablement et élégamment en faveur de l’instauration d’une allocation à la fois universelle et inconditionnelle. Base d’une liberté réelle égale pour tous, l’instrument fonderait un modèle social plus juste et plus efficace. Bien loin du seul rafistolage des politiques sociales, son avènement serait à intégrer dans la famille des conquêtes fondamentales telles que l’abolition de l’esclavage et l’instauration du suffrage universel. Parfaitement au fait des difficultés d’une telle construction, Van Parijs estime que l’on se demandera un jour comment on a pu si longtemps s’en passer. Utopique ?
Les réticences à l’égard du revenu universel sont nombreuses. Comment les expliquez-vous ?
Certaines réticences sont dues à des malentendus. On se demande, par exemple, pourquoi il est nécessaire de rendre les riches encore plus riches en leur attribuant une allocation dont ils n’ont nul besoin. Mais l’accorder aux riches n’est pas mieux pour les riches. C’est mieux pour ceux dont les revenus sont les plus faibles et les plus incertains. On s’imagine aussi, parfois, que cette allocation universelle devrait nécessairement être une allocation unique, remplaçant tous les transferts existants. Il faut plutôt la concevoir comme un socle qui viendra se glisser sous l’ensemble des revenus, y-compris les revenus sociaux. Son instauration impliquera certes une simplification de ceux–ci et un ajustement de leur niveau. Elle ne signifie pas, pour autant, la fin des dispositifs d’assurance sociale et d’assistance sociale, auxquels elle doit au contraire permettre de fonctionner mieux qu’aujourd’hui.
Les réticences ne résultent-elles que de malentendus ?
Non. On a raison de voir dans l’allocation universelle un modèle de protection sociale radicalement distinct des deux autres modèles qui ont été imaginés et réalisés avant lui : l’assistance sociale née au début du 16e siècle et l’assurance sociale née à la fin du 19e. Introduire ce modèle à côté, ou plutôt en dessous des deux autres est évidemment plus radical que de passer du RMI au RSA. Ce qui serait étonnant, c’est que ceux qui sont accoutumés au système actuel, ou impliqués dans ses rouages, ne manifestent pas de réticences.
Quels sont les principaux obstacles à l’avènement d’un tel instrument ? Et comment les lever ?
Outre les malentendus, qu’il faut s’efforcer de lever à force de pédagogie, il y a certainement la peur de l’inconnu. Même ceux qui sont bien conscients des problèmes que l’allocation universelle contribueraient à résoudre peuvent estimer trop risqué de se lancer dans l’aventure. L’audace est une vertu, mais la prudence en est une autre, y compris pour les responsables politiques.
Comment rendre moins risquée l’introduction de ce nouveau modèle ? Des expérimentations locales, comme celles qui sont envisagées à partir de 2017 aux Pays-Bas et en Finlande peuvent-elles aider ?
Un peu, mais pas beaucoup. Pour trois raisons. D’abord, même s’il s’agit vraiment d’une allocation universelle et que la méthodologie est suffisamment soignée pour permettre d’établir un lien causal entre la mesure introduite et le comportement des sujets, les effets observés ne pourront jamais être que ceux de l’introduction d’une allocation universelle qu’on s’attend à recevoir pendant les 2 ou 3 ans que dure l’expérimentation et non la vie entière. Ensuite, les principaux effets économiques attendus de l’allocation universelle — par exemple l’augmentation des salaires pour des emplois ingrats et le développement d’emplois incluant une dose importante de formation — n’ont guère de chance d’émerger dans une expérimentation, en partie en raison de sa faible durée mais aussi en raison du fait que les sujets de l’expérience ne constituent qu’une partie négligeable du marché du travail concerné. Enfin, aucune expérimentation ne peut inclure les effets du financement net du dispositif : on peut proposer aux sujets recrutés de percevoir plus qu’ils ne le feraient autrement, mais pas de percevoir moins.
Y a-t-il une alternative ?
La même qu’avec les deux modèles précédents de protection sociale. Commencer modestement, dans ce cas avec une allocation universelle « partielle » de 400 ou 500 euros par exemple, insuffisante pour pouvoir en vivre si on vit seul mais tout de même suffisamment élevée pour pouvoir faire une différence, et bien sûr complétée par d’autres allocations de type RSA pour garantir qu’aucun ménage pauvre ne se retrouve plus pauvre après la réforme.
Vous évoquez le projet d’un « Eurodividende » à 200 euros par mois pour tout résident dans l’Union européenne. À quelle échelle faut-il vraiment envisager le projet de revenu universel, une municipalité (comme certaines veulent l’expérimenter), une région, un pays, l’Union européenne, le monde ?
Parce que l’essentiel des leviers redistributifs sont localisés à ce niveau, le niveau national reste le niveau le plus approprié. Mais il ne doit pas être le seul. Un Eurodividende ne s’attaquerait pas seulement à divers problèmes auxquels l’Union européenne et en particulier l’Eurozone sont confrontées. Il consoliderait aussi la capacité redistributive de chaque État membre, y compris sous la forme d’une allocation universelle nationale.
La France est-elle vraiment une terre d’élection possible ?
Les pas décisifs exigent une alliance entre une vision d’avenir radicale mais bien étayée et une capacité de saisir les occasions qui se présentent. Y a-t-il en France des utopistes opportunistes ?