État-Unis : apartheid social et désobéissance civile
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
La virulence de la campagne présidentielle américaine détonne. Deux ouvrages, de deux auteurs influents, renseignent sur l’état d’esprit et l’état de l’union. Inégalités croissantes et mobilité sociale diminuée étiolent le rêve américain. L’American way of life est mise à mal par les régulations publiques intrusives.
Un apartheid social naissant
Les Etats-Unis ne se fracturent plus sur des bases raciales, mais principalement selon les classes sociales. Au pays du rêve américain, la mobilité sociale est bloquée. Aux sources du problème : le fossé grandissant entre riches et pauvres en qui concerne l’éducation de leurs enfants. Célèbre professeur à Harvard, progressiste décoré par le Président Obama, Robert Putnam estime que la distance entre nantis et mal-lotis est certes monétaire, mais qu’elle est de plus en plus sociale. Naissances hors-mariage, obésité, fréquentation des Églises, pratique du sport, et – sujet important pour Putnam – dîners en famille, tout diverge de façon prononcée. Les foyers de la classe moyenne supérieure sont non seulement plus aisés et plus stables, ils sont aussi plus stimulants. Alors qu’il y avait peu d’écarts en la matière auparavant, aujourd’hui les enfants de parents diplômés bénéficient de 50 % de plus de temps d’implication des parents. Ces parents dialoguent avec leurs enfants, les éduquent, les préparent. Ils ne les obligent pas uniquement à obéir, mais les rendent aptes à réussir dans des économies gouvernées par la connaissance et les capacités cognitives. Résultat général : les enfants aisés de faible niveau scolaire ont aujourd’hui les mêmes chances d’obtenir un diplôme universitaire que les enfants pauvres bons à l’école. Ces derniers ont de moins en moins accès à des activités périscolaires devenues payantes. Putnam rend ainsi compte d’une « forme naissante d’apartheid social » (sans citer Manuel Valls) à partir de riches données agrémentées de portraits et interviews, qui illustrent plus le propos qu’ils ne le fondent. Devant ce tableau édifiant, Putnam invite à investir précocement pour le développement des enfants. Si les prescriptions du docteur Putnam n’ont rien de très original, son diagnostic sur la transformation des Etats-Unis en un pays stratifié rigidement en classes sociales de plus en plus étanches, fait autorité.
Une désobéissance civile préconisée
Le conservateur Charles Murray a fait des constats similaires à ceux de Putnam, sur la polarisation sociale et sur l’effondrement de la confiance dans les institutions publiques. Il considère maintenant que ce n’est pas en élisant un nouveau président ni en attendant les nominations des juges de Cour Suprême que viendra le changement, mais des gens. Inquiet d’une intrusion publique grandissante, Murray, ici proche du Tea Party, écrit que l’Amérique n’est plus une terre de liberté. Celle-ci s’évide à mesure que s’amoncellent les interventions et protections publiques, depuis le New Deal. La loi s’est, de surcroît, terriblement compliqué et personne ne comprend rien à des textes illisibles (le Obamacare compte plus de 400 000 mots). Alors que l’Etat aliène et sert d’abord ses propres intérêts au détriment des Américains ordinaires, Murray veut rendre le pouvoir aux individus et aux communautés. Afin de raviver la démocratie américaine, il plaide pour une campagne non-violente de désobéissance civile. Non pas contre toutes les régulations, mais contre les règlements inutiles, stupides, tyranniques. Murray entend, de la sorte, ce qui restreint l’accès à une activité, ce qui entrave la propriété, ce qui empêche les gens de prendre volontairement des risques. Qu’une agence précise ce qui est nécessaire pour la sûreté nucléaire se légitime. Qu’une autre dise combien de temps chaque soignant doit passer avec chaque patient n’a aucun sens. Murray imagine un fonds de défense, le fonds Madison (pour honorer « le père de la Constitution »), pour mutualiser les conséquences de cette désobéissance civile. Il s’agit explicitement de faire de l’intervention fédérale une sorte de risque contre lequel s’assurer. Une mobilisation collective gripperait la chaîne judiciaire par le nombre de dossiers, et épuiserait le gouvernement. Afin de sauver la liberté, Murray veut faire vivre un principe issu du sport « pas de mal, pas de faute ». Une telle orientation, qui ne changerait pas les lois mais laisserait les Américains jouer, pourrait rencontrer le succès dans de petites villes ou des espaces ruraux, surtout peuplés par les classes moyennes blanches. Au risque, accepté par Murray, d’approfondir encore les divisions américaines.
Robert Putnam, Our Kids. The American Dream in Crisis, Simon & Schuster, 2015, 272 pages.
Charles Murray, By the People. Rebuilding Liberty Without Permission, Crown Forum, 2015, 295 pages.