Les palmes de sable de Dubaï
Décrit et vendu comme un rêve pour millionnaires et touristes du monde entier, Dubaï est décrié comme un cauchemar social et environnemental. Une utopie urbaine à deux faces que matérialise une des réalisations les plus spectaculaires : les îles artificielles en forme de palmes.
Capitale de l’un des sept émirats des Émirats arabes unis, Dubaï évoque sciemment la démesure urbaine et les superlatifs architecturaux. À la verticale, ses tours semblent faire pénétrer dans l’univers de la guerre des étoiles. À l’horizontal, vu des gratte-ciel ou sur photos satellites, ses emprises sur la mer dessinent notamment un gigantesque palmier destiné à augmenter la superficie de ses côtes, son attractivité et sa rentabilité.
La folie des hauteurs et des grandeurs
De 60 000 habitants au début des années 1970 à près de 2,5 millions en 2015, la ville est connue pour le gigantisme de ses projets immobiliers. Elle accueille 20 millions de touristes, l’hôtel Burj-Al-Arab, le plus luxueux et le plus « étoilé » du monde, la plus haute tour du monde (au moins en 2015) : le Burj Khalifa qui culmine à 828 mètres. Dubaï, qui aspire à devenir à la fois la destination iconique du tourisme de luxe et un centre d’affaires au barycentre du monde, dispose également, au sein de l’un de ses centres commerciaux géants, d’une station de sports d’hiver (en plein désert aride). Le développement de cet ancien village de pêcheurs a rapidement atteint les sommets, du kitsch ou du nec-plus-ultra, du luxe qui fait rêver ou du turbo-capitalisme qui fait bondir (c’est selon). Le sociologue activiste américain Mike Davis (Le Stade Dubaï du capitalisme, 2007) a su trouver des mots provocateurs pour nourrir sa vive critique, présentant les projets de Dubaï comme « la rencontre d’Albert Speer [l’architecte nazi] et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie ».
Dubaï est incontestablement un espace à deux vitesses : d’un côté, des riches venus en effet de tous les continents, dans des résidences et équipements de standing, de l’autre côté, des ouvriers, venus d’Afrique et d’Asie, à la tâche sur des chantiers pharaoniques, dangereux et dispendieux. Au quotidien, dans une région géopolitiquement chahutée, Dubaï veut être vécue comme un cosmopolitisme apaisé des classes favorisées, où, sur une marina, la burqa côtoie le bikini. Pour le moment.
Un palmier dans la mer
C’est le promoteur immobilier Nakheel (du mot arabe pour « palmes ») qui est à la manœuvre. Filiale du conglomérat Dubaï World, la société d’investissement du gouvernement, l’entreprise a lancé, entre autres réalisations grandioses, l’aménagement de plusieurs archipels artificiels qui reconfigurent totalement le front de mer. La réalisation des « Palm islands » produit l’une des images les plus connues de Dubaï : un réseau de branches autour d’une presque-île en forme de palmier. L’extraction de 100 millions de tonnes de sable du fond du golfe persique plutôt que du désert (car ce dernier est trop fin pour la construction) permet d’augmenter l’offre foncière et la longueur du littoral dans des endroits prisés et sécurisés. À vocation résidentielle et ludique, ces nouvelles terres de sable sont remplies de dizaines d’hôtels, de parcs à thème, de restaurants, de plages, de milliers de maisons et d’appartements qui, dit-on, se sont arrachés.
Dans ce programme de créations insulaires, seule la première tranche, « Palm Jumeirah », a été achevée. Ce palmier, avec un tronc et seize branches, sur 5 kilomètres de diamètre, peut abriter, dans des villas et établissements du plus haut luxe, jusqu’à 70 000 personnes et 1 500 yachts dans des ports de plaisance high-tech. L’ensemble est ceinturé par un croissant, tout aussi artificiel et peuplé de palaces, de plus de 10 kilomètres. Un métro automatique sur le tronc et un pont assurent les liaisons.
La déflagration de 2009, avec une crise touchant durement Dubaï en son cœur financier, a conduit à réorienter en partie le projet et à revoir le financement de Nakheel mis à mal, notamment, par la production de Palm Jumeirah. Ayant réussi à restructurer son endettement, la société et son émirat propriétaire continue à vendre les espaces et à étendre de nouveaux projets pour faire vivre, notamment, un aéroport appelé à devenir le plus grand du monde (avec sa valse de A380) et, un jour, le plus grand centre commercial de la planète.
Palm Jumeirah aura coûté plus de 10 milliards d’euros et un nombre conséquent de vies perdues sur les chantiers titanesques et mal-protégé. L’avenir dira si ce colossal palmier de sable s’enfoncera sous les eaux, croulera sous ses dettes ou sera érigé en merveille technologique de l’humanité. Dubaï, qui accueillera l’Exposition universelle 2020, montrera si ses palmes artificielles incarnent un paradis terrestre, un désastre écologique, un gouffre financier. En tout cas, au simple plan des réalisations humaines, la première vue coupe toujours vraiment le souffle. D’étonnement ou d’agacement.
encadré – Un cheikh promoteur et poète
Mohammed bin Rashid al Maktoum, émir de Dubaï et vice-président des Émirats arabes unis, se trouve au cœur du développement économique de la ville-émirat. Il supervise tous les projets dont les emblématiques « Palm islands » et « Burj Khalifa ». Sa stratégie vise à faire de sa ville la première destination mondiale du tourisme de loisir, d’affaire et de shopping. Afin d’édifier un « hub d’excellence et de créativité », ce milliardaire auteur de plusieurs recueils de poèmes, s’appuie sur une théorie personnelle du management qu’il sait introduire par la reprise d’un proverbe : « que vous soyez une gazelle ou un lion, vous avez simplement à courir plus vite que les autres pour survivre ». La vision de ce souverain amateur de pur-sang repose sur l’idée d’une course au développement pour faire de son pays « l’un des meilleurs au monde » d’ici 2021. Une utopie précisément datée.
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po