Parue sous deux titres différentes, une opinion sur les liens entre classes moyennes et prélèvements obligatoires.
Les classes moyennes surtaxées ?
Les classes moyennes seraient assommées par l’impôt et écrasées entre les bénéficiaires de l’aide sociale (les assistés) et les destinataires des avantages fiscaux (les privilégiés). Hantées par le spectre du déclassement, elles subiraient des ponctions fiscales disproportionnées. Il y a du vrai dans ces descriptions. Il y a aussi de l’approximation et de l’exagération.
La classe moyenne, autrefois au singulier et constituée principalement d’indépendants, s’est historiquement élevée contre les taxes. Aujourd’hui les classes moyennes, dotées du pluriel et constituées largement de salariés, bénéficient de la dépense publique pour laquelle elles contribuent largement.
C’est dans les suites de la Révolution française que la classe moyenne est identifiée. Tocqueville prévoit l’embourgeoisement progressif et l’extension des catégories intermédiaires. Marx prophétise la lutte impitoyable des classes et la paupérisation de la classe moyenne. L’appellation désigne une strate réduite : la petite bourgeoisie (l’expression sera longtemps utilisée par la sociologie critique).
Des forces politiques s’organisent. En 1908 naît une « association de défense des classes moyennes » pour s’ériger contre le projet de création d’un impôt sur le revenu. Dans les années 1930, la Confédération générale des syndicats de classes moyennes (CGCM) demande une diminution de la pression fiscale. Après la Libération, un Comité national des classes moyennes (CNCM) se met en place, avec le même objectif. Le sujet n’est donc pas neuf. Il est cependant profondément transformé. Car de minoritaire la classe moyenne est devenue majoritaire.
Mais de quoi parle-t-on ? Trois voies permettent de délimiter les classes moyennes. D’abord, par les revenus ou les dépenses, il est possible de dire que les classes moyennes se situent entre les 10 % les plus aisés, et les 10 % les moins aisés. On peut aussi valablement soutenir qu’elles se trouvent entre les 20 % les plus favorisés, et les 20 % les moins favorisés. Des bornes aussi larges sont sensées dans la mesure où l’on réunit ainsi, aujourd’hui, une population vivant très majoritairement de son travail salarié. Une deuxième entrée consiste à passer par la profession. Les classes moyennes regroupent des professions intermédiaires, une partie des cadres et une partie du groupe très éclaté des employés. Troisième méthode : l’auto-identification. Les sondages indiquent régulièrement que deux personnes sur trois s’identifient de la sorte. Ce sentiment d’appartenance de type « ni ni » (ni favorisé, ni défavorisé) est particulièrement puissant en France. Dans une enquête européenne, menée en 2010, 60 % des Français s’estiment dans une situation « ni riche, ni pauvre ». La France, sur ce plan, est au premier rang européen. L’approche subjective ne permet pas de dégager un groupe de ménages similaires. Mais elle montre combien l’impression d’appartenir aux classes moyennes est répandue. Aussi, puisque la majorité des personnes vivant en France (et dans bien des cas avec des positions sociales et revenus élevés) pensent en relever, tout prélèvement obligatoire supplémentaire, même concentré sur les 10 % ou 20 % les plus aisés, est décrié comme ciblé sur les classes moyennes.
Il n’est plus aucun parti politique (sinon à l’extrême gauche) qui ne s’érige en champion des classes moyennes. Soit, dans l’opposition, pour attaquer un gouvernement inique qui pratique la saignée sociofiscale sur les classes moyennes. Soit, au gouvernement, pour souligner combien ses décisions les épargnent. Au-delà de la rhétorique politique, un fait importe. Les prélèvements obligatoires profitent aux classes moyennes. Elles peuvent, certes, être insatisfaites de ce qu’elles ont pour ce qu’elles paient. Mais, puisqu’au centre de la distribution des revenus se trouvent nombre de salariés des secteurs publics et parapublics (des enseignants aux travailleurs sociaux en passant par les cadres des administrations) les prélèvements obligatoires alimentent les revenus d’une grande partie des classes moyennes.
Il est politiquement habile mais discutable de décrire une offensive sociofiscale généralisée contre les classes moyennes. Dans une certaine mesure, les augmentations de prélèvements obligatoires visent même à les protéger, en cherchant à maintenir le célèbre « modèle social ». Quelques hausses actuelles pointent explicitement les plus aisés (qui peuvent être convaincus d’incarner les classes moyennes). Mais la plupart concernent, concrètement, tout le monde. Assurément, avec des niveaux variés de pression. En tout cas, c’est bien l’ensemble de la population qui est appelé à contribuer davantage. Naturellement (si l’on peut dire), ce sont d’abord les actifs, et notamment les plus dynamiques, qui sont appelés à la contribution. Ils sont néanmoins d’être seuls. La célèbre « pompe à Phynance » du roi Ubu plonge dans toutes les sources, sans vision d’ensemble, sinon de tenter de colmater.
Les opérations décidées récemment (de la baisse du plafond du quotient familial à la fin de la défiscalisation des heures supplémentaires) et celles à venir (augmentation des cotisations pour les retraites, de la TVA et/ou de la CSG) ressemblent à des rustines et des écopes pour un navire qui prend l’eau. Ces divers pansements passent maintenant par des mécanismes si sophistiqués que plus personne n’y comprend rien (ce qui, entre autres, explique le caractère généralisé du « ras-le-bol » fiscal). Le choc de simplification, annoncé par le gouvernement, se transforme en une suite de chocs de complications. Et pas seulement pour les classes moyennes. Il en va de la redoutable complexité de l’aide sociale pour les moins bien lotis, comme de la bureaucratie tatillonne qui pèse sur l’entreprenariat. Pour ne rien dire de la suspicion systématique à l’égard des « riches ».
Personne ne peut dire ce que seront les effets précis des évolutions en cours sur les niveaux de vie et, surtout, les comportements et ajustements des différentes catégories sociales. Pour le moment, les chiens sortis de leurs diverses niches fiscales ou sociales aboient, au nom des classes moyennes. Et la caravane sociofiscale, toujours plus corpulente et compliquée, passe. Sur le chemin, emprunté depuis le début des années 1970, de l’alourdissement d’un endettement public qui n’a plus rien de moyen.
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