Masdar : oasis technologique ou mirage vert ?
Au cœur du désert, au royaume du pétrole, Masdar veut incarner l’économie et les technologies vertes. La ville, très loin du projet urbain abouti, concentre les financements, les innovations et les interrogations.
Dans la famille des projets grandioses de ville durable, je demande la plus insensée. Censée un jour incarner la ville quintuple zéro (zéro défaut, zéro carbone, zéro déchet, zéro pollution, zéro insécurité) Masdar est une sorte d’oasis techno-écologique en phase de montage. Les 6 kilomètres carrés de parc sont encore en cours de réalisation. Et les habitants ne se bousculent pas. Ce qui est pourtant le cas des investisseurs et visiteurs. Les plus pressés peuvent télécharger la brochure de la ville sur son site Internet. Ils y apprendront que plutôt que d’une véritable municipalité, il s’agit d’une filiale du groupe Mubadala, une société d’investissement appartenant au gouvernement d’Abou Dabi.
De l’or noir à l’or vert
À une vingtaine de kilomètres de la capitale des Émirats Arabes Unis, une douzaine d’immeubles et quelques rues, au design élaboré par l’architecte star britannique Norma Foster, contiennent les bases de ce qui, en s’étendant, devrait devenir une ville durable iconique, une sorte de Babylone de l’exemplarité bio-climatique. Ses promoteurs, ayant nourri leur développement économique par le pétrole, envisagent la fin de cette ressource, et dessinent une ville piétonne, sans bruit de moteur ni de klaxon. Ayant en perspective l’épuisement d’une économie hydrocarbure, il s’agit d’investir massivement, en particulier dans les énergies renouvelables, afin de préparer une économie verte. Avec un nom qui signifie « la source », Masdar est aménagée et présentée à grand renfort de puits de lumière, avec gestion optimisée des courants d’air, des hectares de panneaux solaires, des voitures électriques souterraines sans conducteurs, des capteurs de mouvements qui limitent notamment la consommation électrique.
Un projet laboratoire
Un Masdar Institute for Science and Technology (MIST) qui traite de villes et de vies décarbonées héberge déjà ses premiers étudiants, qui sont les seuls vrais premiers résidents de la ville. L’entreprise veut démonter que vie et forme urbaines peuvent être soutenables, même dans un environnement aussi dur que celui du désert. Alors que la température peut y atteindre 50 ° C, Masdar se veut tempérée, assise sur des énergies nouvelles, se passant des énergies fossiles, avec brumisateurs et détournement des vents frais.
Lancé en 2006 pour être réalisé en 2015 (avec une estimation de 50 000 résidents) l’achèvement du projet est toujours repoussé. On peut s’en gausser caustiquement. On peut également prendre la mesure à la fois du défi et des moyens injectés. Si Masdar demeure avant tout une grande vision dans le désert (ou un mirage) plutôt qu’une véritable concrétisation, le site n’a rien d’une ville fantôme. 15 milliards d’euros d’investissement, une reconnaissance internationale, l’implantation de grandes entreprises spécialisées, l’attractivité pour des talents innovants, en font déjà une marque. Masdar s’imagine et s’organise ainsi comme un démonstrateur, un capteur et un incubateur des startup dans le domaine montant des clean-tech (les technologies propres et vertes).
Mixant traditions moyen-orientales (de la densité et de l’étroitesse de voirie pour conserver de la fraîcheur) et réalisations ultramodernes (un sous-sol gigantesque de réseaux souterrains), le chantier rappelle qu’il est toujours difficile de faire sortir une grande ville du sable inhospitalier. Des urbanistes critiques décrivent une utopie brisée sur les rives des réalités financières, techniques et politiques. Des laudateurs et des entrepreneurs y célèbrent une incontestable fonction de laboratoire, en particulier pour ce qui touche au photovoltaïque et au solaire concentré. Chaque quartier de Masdar est en soi une innovation et un projet de recherche. Sortant étrangement de terre, aux côtés des autres projets urbains démesurés des Émirats, Masdar s’en rapproche dans une certaine démesure et s’en distingue nettement dans son expérience environnementale. Le tout, cependant, dans une visée d’affirmation économique des promoteurs de ces utopies urbaines.
encadré – Skolkovo, ou Masdar dans le froid
À quelques encablures de Moscou, une autre Smart City en devenir : le « technopark » Skolkovo. Projet phare de Dmitri Medvedev, lancé en 2010, il s’agit explicitement de produire ex nihilo et d’en haut une « Silicon Valley » russe. Une fiscalité avantageuse, des clusters d’avenir entourés de grues, de premiers bâtiments et détournements de fonds, accueillent des entreprises du monde entier qui désirent, d’abord, se fixer sur les marchés gouvernementaux. Un temps géré par l’un des premiers managers de Masdar, l’américain Steven Geiger, cet écosystème (pour prendre le mot qui fait fureur) rassemble ingénieurs et chercheurs dans des constructions futuristes et dans un climat qui va parfois jusqu’à – 30 ° C. Inachevée, et parfois raillée, la « ville du futur » (comme se présente Skolkovo) dit vouloir compter, à terme, 30 000 habitants. Contre 300, avant le lancement du plan grandiose.
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po