Pauvre mesure de la pauvreté
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
Tous les ans l’annonce du taux de pauvreté provoque la même compétition de lieux communs et de disputes indignées. Sans informer réellement des ordres de grandeur et des perspectives. Les chiffres français viennent d’être publiés, tandis que ceux de la pauvreté dans le monde seront bientôt révisés par la banque mondiale. La France compte, selon la définition conventionnelle adoptée au niveau européen, 14 % de pauvres en 2013, soit plus de 8,5 millions de personnes. Surprise : la pauvreté ainsi mesurée est en recul de 0,3 point par rapport à 2012. Mais tout est dans l’indicateur. Il mesure une pauvreté relative qui est fonction du niveau de vie médian : quand celui-ci baisse ou stagne le nombre de pauvres décroit mécaniquement. Dit autrement, quand le pays s’appauvrit, la pauvreté baisse ! Un tel indicateur nourrit donc la controverse. La tendance baissière, depuis 2011 en fait, provoque des commentaires outrés. On crie à l’imposture, à l’impossibilité d’une inversion de la courbe de la pauvreté (si l’on adapte la formule consacrée pour le chômage). Les associations caritatives, comme tous les ans, quelle que soit la conjoncture économique, soutiennent qu’elles voient davantage de difficultés. Leurs propres appareils de recueil et de mesure statistiques rapportent des évolutions préoccupantes : plus de jeunes, plus d’enfants, mais aussi plus de femmes, plus de personnes âgées. Toutes les catégories y passent. Même lorsque la pauvreté telle que suivie par l’INSEE baisse, les opérateurs associatifs estiment que les problèmes qu’ils ont à gérer augmentent. Une raison principale à cela : l’approche nationale ne rend compte que d’une abstraction statistique moyenne, assez éloignée des représentations de ce qu’est le dénuement extrême pourtant de plus en plus visible dans des rues qui se bidonvillisent. Difficile, alors, de soutenir que l’indigence s’amenuise quand chômage, RSA, campements et mendicité ne cessent de s’étendre. Le seuil de pauvreté se situe maintenant à un niveau élevé : 1 000 euros mensuels pour une personne seule, soit un montant proche du SMIC. Ces 33 euros par jour sont à comparer au seuil international de pauvreté qui se situe à environ 1 euro par jour. Celui-ci devrait bientôt augmenter, mais ceci ne changera rien à l’ampleur du fossé qui sépare les deux approches. La France vit son abondance et ses difficultés dans un océan mondial de pauvreté, océan qui déborde démographiquement, alimentant les flux de réfugiés. Certes la pauvreté mondiale, au seuil de 1 euro par jour, recule fortement. Mais à 2 ou 3 euros, les individus demeurent dans des situations extrêmes, tout en étant de plus en plus informés de ce qui existe ailleurs. Chose étrange à certains égards, les taux d’équipement en téléphone portable, dans les pays pauvres, sont très supérieurs aux taux d’accès à l’eau potable ou à de simples toilettes. D’où des frustrations très compréhensibles. Et la nécessité, en France, de ne plus seulement évaluer la pauvreté monétaire relative, mais aussi la pauvreté absolue.