Refonder l’aide au développement
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)
L’aide au développement doit-elle passer par des ressources supplémentaires, des réformes financières, des expériences locales ? Peut-être. Deux ouvrages insistent sur deux autres dimensions capitales : les droits des pauvres (qui devraient être les mêmes que ceux des riches) ; les données statistiques (qui devraient être de meilleure qualité afin d’informer efficacement).
Par les droits individuels
L’économiste new-yorkais William Easterly est connu pour sa critique des politiques planifiées et du messianisme médiatisé de personnalités artistiques ou académiques. Dans ce nouvel ouvrage, il souligne que l’approche technocratique des ingénieurs sociaux confère moyens et légitimité à des régimes qui se moquent des droits des pauvres. Dénonçant la naïveté (en français dans le texte) de nombre d’économistes (et, en passant, de Bill Gates et Tony Blair) il écrit que dictature et corruption ne sont pas symptômes mais causes de la pauvreté. Celle-ci ne se combat pas grâce à davantage d’expertise et de dépense publiques, mais par la reconnaissance des droits individuels des pauvres. Sous couvert de solutions techniques ou d’expérimentations (on doit lire ici des charges contre les Jeffrey Sachs ou Esther Duflo, non cités), l’expertise contemporaine voile des violations des droits. À la Hayek, Easterly valorise l’ordre spontané. Il analyse la réussite chinoise comme résultat des innovations individuelles des Chinois plutôt que comme succès des programmes de Deng Xiaoping. Ses pages sur le débat, qu’il recompose, entre les deux économistes lauréats 1974 du Prix Nobel sont captivantes. Hayek avance que les droits individuels constituent la voie pour passer de pauvreté à prospérité, tandis que le suédois Myrdal estime que des citoyens apathiques et illettrés se fichent de leurs droits (ce que démentent les enquêtes). Easterly propose des développements très intéressants sur le développement autoritaire, les suites du colonialisme, le racisme. Mais aussi sur les prérogatives respectives des nations et des individus, et sur les migrations en tant qu’actions utiles à la réduction de la pauvreté. Sa thèse, qui partage certains points avec un autre Prix Nobel, Amartya Sen, peut se résumer en une réponse. Un dictateur africain posait la question « à quoi sert la liberté quand on a faim ? ». Eastely lui répondrait : « à y mettre fin ».
Par des données fiables
On lit souvent que le droit des pauvres serait un pauvre droit. Il en va autant des données sur les pauvres. Ce sont de pauvres données. Morten Jerven se penche, dans un ouvrage spécialisé, sur les chiffres du développement en Afrique. Il étudie principalement les comptes nationaux, dans des pays où il est difficile de démêler le formel, l’informel, l’officiel. En avril 2014, par révision de ses modalités de calcul, le PIB du Nigeria a augmenté –en une nuit – de 90 %. Jerven cite le Ghana, qui en une nuit aussi, en 2010, a vu croître son PIB de 60 %. Pour ce spécialiste de l’économie africaine, qui a enquêté directement auprès des instituts nationaux de la statistique, c’est toute la mesure du développement et, avec elle, l’évaluation des politiques qui sont faussées. Les économistes rivalisent de virtuosité en analyse des données. Mais celles-ci, quand elles existent, ne sont pas assurées. Elles présentent des défauts de disponibilité et de validité. Si l’on prend les trois bases internationales les plus mobilisées, le PIB par tête au Mozambique varie de 1 à 10. Au problème du numérateur (un PIB mal cerné) s’ajoute celui du dénominateur (de pauvres informations de recensement ou d’état civil). De son enquête sur les sources et les méthodes, Jerven retire que nombre de chiffres relèvent plus de la supposition que d’observations. Sans attaquer durement, il signale les failles des informations diffusées par la Banque mondiale ou le FMI. L’auteur appelle à une production chiffrée plus rigoureuse et moins dépendante des ressources et modes internationales. Easterly partage ces constats de faible fiabilité des données. Et d’ajouter qu’il faut plus quantifier à l’échelle régionale, les succès et échecs du développement, qu’à l’échelle nationale. Des difficultés techniques supplémentaires ou des opportunités pour mieux mesurer ?
William Easterly, The Tyranny of Experts. Economists, Dictators, and the Forgotten Rights of the Poor, Basic Book, 2013, 394 pages.
Morten Jerven, Poor Numbers. How we are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Cornell University Press, 2013, 187 pages.