« Seasteading, l’utopie flottante libertarienne », Les Échos, 14 août 2015

Seasteading : l’utopie libertarienne

 

 

Des libertariens, partisans d’un libéralisme intégral, proposent d’établir des colonies permanentes sur des villes flottantes. Par seulement pour fuir l’Etat et l’impôt, mais pour sauver le monde. À grand renfort de nouvelles technologies et de principes libéraux.

 

Au début du 16ème siècle, Utopie était, pour l’humaniste Thomas More, une île imaginaire dont les principes d’organisation pouvaient inspirer le monde. Des libertariens américains contemporains, dans un monde où toutes les îles naturelles sont connues, aspirent aujourd’hui à en créer de nouvelles afin de mieux organiser le monde. Sur l’île d’Utopie, More envisageait un système de parfaite égalité avec abolition de la propriété privée. Sur les îles projetées par les entrepreneurs américains férus de haute technologie, un principe premier, la liberté, et une organisation par des « citoyens actionnaires ».

 

Un pari technologique et financier

Soutenu financièrement par le multimillionnaire Peter Thiel (créateur de PayPal), le Seasteading Institute a été fondé par un ancien de chez Google Patri Friedman, par ailleurs petit-fils du Nobel d’économie Milton Friedman. S’appuyant à la fois sur les progrès des sciences et quelques flous relatifs au statut des résidents dans les eaux internationales, Friedman et son institut veulent implanter en mer de nouvelles îles artificielles permettant de tester des formes innovantes de gouvernement. Le projet est servi, sur les réseaux sociaux comme dans la presse, par une infographie saisissante (comme savent le faire tous les architectes) : des archipels verts par beau temps, avec certaines formes détonantes (de hautes tours dessinées) et d’autres bien plus familières (des plateformes non pas pétrolières mais résidentielles, que l’on dirait photographiées). Une équipe de designers et graphistes mais aussi d’ingénieurs, de biologistes, de juristes et de financiers, a posément modélisé et calculé. En juillet 2015, l’institut annonçait qu’avec 167 millions de dollars d’investissement, il était possible, dès 2020, d’accueillir 300 habitants, sur une plateforme d’environ 3 000 m2 en béton renforcé. À ce premier module viendraient s’en ajouter d’autres, avec toute une offre de services et d’équipements : bâtiments de quatre étages, piscines, bureaux, jardins, hôtels, héliports, quais. Les différents modules s’assembleraient afin de former une ville indépendante. Et les promoteurs de souligner que le prix au m2 ne devrait, au final, pas dépasser celui de New York ou de Londres. À l’horizon 2050, l’Institut espère des dizaines de millions d’habitants dans des formes métropolitaines aquatiques et idylliques. Il y a certainement loin des annonces à la réalisation, d’autant plus que les communications se succèdent, sans que le premier chantier localisé ait vraiment démarré. Mais le projet ne relève pas uniquement de l’exploit technique.

 

Un projet de société

L’édification des îles projetés par le Seasteading Institute, à une vingtaine des kilomètres de côtes nationales (ou moins, si affinités), se veut réalisation de l’anarcho-capitalisme. Des villes, ou micronations, affranchies de la fiscalité, des élections démocratiques, des lois et des visas, seraient les unes et les autres en concurrence, de façon à faire émerger (l’expression s’impose) les modèles les plus efficients de « e-gouvernement ». Le projet Seasteading, pour des phalanstères libres sur les eaux, repose sur une idée claire : pouvoir choisir son gouvernement comme on choisit son téléphone portable. Il s’agit avec ces pied-à-mer (comme il y a des pied-à-terre), de soutenir l’émergence de « gouvernements start-up ». Les critiques ont beau jeu de sourire face au défi technologique. Ce n’est pas forcément le plus compliqué : de gigantesques navires et installations montrent que le génie humain sait conquérir les mers. Et la critique est également facile pour ne voir là qu’un fantasme, un brin déjanté, pour millionnaires. La création de ces îles, dont on verra si vraiment elles sortent de mer, ne procède pas exclusivement d’une volonté de faire de l’argent ou de fuir le monde. L’ambition de ces laboratoires politiques énonce huit visées : enrichir les pauvres, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades, vivre avec la nature, nettoyer l’atmosphère, restaurer les océans, cesser de se battre, assurer la soutenabilité de la civilisation. Pas moins… Les utopies off-shore sont toujours les plus élevées.

 

 

encadré – Sur terre : apparition du « Liberland »

La « république libre » de Liberland se veut Etat souverain. Micronation autodéclarée depuis avril 2015, le Liberland, officiellement reconnu par aucun pays, dispose de ses comptes Internet, Facebook et twitter. Il revendique un territoire de 7 km2, historiquement disputés, entre la Croatie et la Serbie, sur une rive du Danube, considéré en eaux internationales. Une devise, adaptée de James Bond, « vivre et laisser vivre », un drapeau (qui ressemble étrangement à un vieux ticket RATP jaune), une constitution, un président incarnent cette utopie fiscale plus qu’urbaine car aucun bâtiment ne se trouve sur ces terres. Plus de 350 000 personnes à travers le monde auraient fait acte militant de demande de citoyenneté (sans aucune conséquence juridique). Mais la tendance est là : une aspiration à la sécession dans des zones certes à moindre fiscalité mais surtout à davantage de liberté.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

 

 

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