Sous le soleil de Sun City
Réalisation et destination de rêve ou de cauchemar, Sun City est implantée depuis plus d’un demi-siècle en Arizona. Modèle de ville fermée, réservée aux personnes âgées, cette ville privée n’a rien d’anecdotique.
Sun City (« La ville du soleil »), la première ville fermée destinée aux retraités, est née à proximité de Phoenix. Ni école, ni crèche, ni enfants résidents permanents dans ces 40 km2 ceinturés où la moyenne d’âge des 40 000 habitants approche les 75 ans. À 99 % blancs et à moins de 2 % pauvres, ceux-ci vivent dans des conditions tout à fait originales, qui fascinent ou qui choquent.
Un prototype de « gated community »
Les « gated communities », ces résidences fermées américaines, incarnent un mouvement de fermeture et de privatisation de la ville. Sous diverses appellations et à travers des réalisations disparates, elles ont pris place dans le paysage urbain, dans les catalogues des promoteurs immobiliers, et, surtout, dans le débat public. Vendus comme des îlots de tranquillité et vilipendés comme symboles d’une fracture sociale et spatiale, ces ensembles clos et sécurisés d’habitations se retrouvent sur tous les continents. Les situations américaines et dans les pays en développement n’ont pas grand-chose à voir avec la France. Cette croissance est cependant partout alimentée par un double souci de sécurisation et de repli communautaire que réalisent véritablement les villes du genre de Sun City.
Outre-Atlantique, depuis plus d’un siècle, des morceaux de ville organisés en copropriété associée à une offre de services, les « Common Interest Developments » (CID), ont été institués. Ils prolifèrent désormais. Le marché s’est étendu spécialement pour les retraités ou autour de parcs de loisirs. C’est le cas de Celebration, en Floride, à proximité du parc Walt Disney. C’est le cas de Sun City.
Bâtie sur les restes d’une ville-fantôme, la ville a ouvert ses portes en 1960. La démarche a fait école puisque depuis lors, toujours dans la périphérie de Phoenix, mais aussi un peu partout aux Etats-Unis et dans le monde, de nombreuses villes similaires, sous le même modèle et le même nom, sont sorties de terre. Attention cependant, certaines « Sun City » célèbres, dont l’une à côté de Johannesburg en Afrique du Sud (où l’on pénètre par péage), ne sont pas destinées aux activités des retraités mais plutôt à une certaine débauche. Elles sont connues sous le sobriquet de « Sin City » (ville du péché).
Succès et contenu d’une ville sans enfants
Le père fondateur de Sun City, et de tout le mouvement de promotion et construction dans ce sillon, est un entrepreneur américain. Delbert E. Webb (dit Del Webb) a eu l’idée de ces villes restreintes aux personnes âgées. Le succès a été d’autant plus retentissant qu’il était inattendu. Del Webb fera même la couverture de « Time » en 1962 pour son concept de « retirement community » : un mode de vie, des quartiers et des villes pour la communauté des retraités et pré-retraités.
Concrètement, Sun City est une « unincorporated area » : elle ne dépend pas d’une autre municipalité. Elle est, globalement, autogérée par ses habitants. La plupart des services collectifs (eau, gestion des déchets, pompiers, parcs) sont assurés par des entreprises privées. Le personnel est principalement constitué de seniors-résidents, même si une partie, limitée, du personnel doit nécessairement être plus jeune. Les règles procèdent d’un ensemble de décisions de l’assemblée de copropriétaires – corps souverain de Sun City – rassemblées dans un épais document qui précise les engagements, conditions et restrictions. Extrêmement détaillées, les interdictions et limitations portent sur la décoration, les heures et jours où la présence des enfants et petits-enfants peut être tolérée, les comportements appropriés (attention à ne pas trop s’embrasser). Leur non respect conduit aisément à l’expulsion. La condition la plus essentielle, pour Sun City, est d’avoir plus de 55 ans. Les jeunes peuvent fréquenter la ville, pour y assurer des services ou y visiter des parents. Mais l’idée force est que les enfants sont une nuisance. Un jeu de mots résume le tout : « No Kidding » (avec le double sens de « pas d’enfants », et « on ne plaisante pas »).
La forme urbaine de Sun City est typique d’un périurbain américain, avec un assemblage de pavillons disposés autour d’infrastructures et d’équipements collectifs : golfs, centres commerciaux, petits lacs, hôpitaux, banques. La voirie, organisée de manière circulaire, confère un petit côté vaisseau spatial aux photos que Sun City aime mettre en avant. L’ensemble est, dans un souci premier de sécurité, protégé par une enceinte, avec un accès très contrôlé. Les activités bénévoles, sportives et conviviales sont érigées en art de vie, sous un climat à chaleur élevée mais agréable à des corps parfois fatigués.
Sun City se présente comme une utopie triplement réalisée : privatisation, sécurisation, communautarisation. Ces trois mots clés font rêver ou frémir. Certainement non importables – dans son étendu et dans son essence juridique – en France, Sun City et ses multiples avatars sont regardés avec causticité, inquiétude mais surtout intérêt. Car ces personnes âgées, qui ont choisi l’auto-ségrégation et la sécession, ont du pouvoir d’achat. Et votent.
encadré – La Cité du Soleil : un vieux projet
Le projet de Sun City, au moins son nom, provient explicitement d’une utopie déjà ancienne. Rédigée, sous forme de dialogue (comme chez Platon), La Cité du Soleil (Civitas Solis) est une brève utopie du début du 17ème siècle. Le philosophe et moine dominicain italien Tommaso Campanella (1568-1639), alors qu’il séjourne en prison, imagine une sorte de république théocratique reposant également sur la raison. Recours à l’astrologie, polygamie, partage rationnel des tâches, économie collectiviste, eugénisme caractérisent cette citée dirigée par un « métaphysicien » et entourée de sept rangs de fortification. Les « Solariens » ne travaillent que quatre heures par jour et ne changent de vêtement que quatre fois par an. Ils vivent environ 200 ans, bien plus donc qu’à Sun City. À l’heure actuelle.
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po