Fondements et actualités économiques en 50 chapitres

Tim Harford raconte des histoires. Et il les raconte extrêmement bien. Son panorama personnel des inventions qui façonne notre économie et notre vie quotidienne constitue une grande leçon de vulgarisation de l’histoire et de la science économiques.

 

Harford, chroniqueur au « Financial Times » et habitué des best-sellers, a tenu en 2016 et 2017 une chronique hebdomadaire à la BBC. De ces cinquante épisodes pour traiter des fondements des économies contemporaines, il ressort un ouvrage captivant, opportunément traduit rapidement. On retrouve quelques classiques du genre, avec les étagères Billy, le radar, la pénicilline, le conteneur maritime (« principal facilitateur de la mondialisation »), l’algorithme de Google, ou le iPhone. On découvre des sagas plus originales, comme celles du fil de fer barbelé ou du code-barres. Bien plus qu’aux origines et traits de ces innovations, l’auteur s’intéresse à leurs effets. Il s’agit d’inventions qui lui semblent particulièrement importantes, en ce qu’elles ont transformé le monde. Certaines continuent à le faire ; d’autres ont moins d’importance (qu’il s’agisse du papier, remplacé par du numérique, ou du grand magasin au sujet duquel l’auteur anglais ne cite pas le Bon Marché). Quelques-unes sont, bien entendu, des incontournables. Il en va de la sorte de l’invention de l’écriture et, en même temps, de la comptabilité à Uruk.

 

50 essais réussis

Débutant par la charrue, dont il ne dit pas s’il faut la mettre avant les bœufs mais qu’il place avant son introduction, et terminant par l’ampoule électrique, que l’humanité vénère insuffisamment, Harford ne se veut ni chronologique, ni hiérarchique, ni exhaustif. Le plan adopté est analytique. Les essais sont présentés en sept rubriques. L’auteur, écrivant que les Luddites ne s’inquiétaient pas de l’appauvrissement de l’Angleterre mais du leur, rappelle qu’il y a toujours des gagnants et des perdants (première rubrique). Il montre combien les découvertes mises en avant, comme le lait en poudre pour les bébés ou la pilule contraceptive, ont réinventé nos vies. À ce titre, il tranche. C’est plus le plateau-télé que la machine à laver qui a changé la vie des femmes, tout en contribuant à l’obésité. Certaines nouveautés sont d’entières révolutions. Harford en rend compte avec un bel art de la formule. C’est le cas de la sécurité de l’ascenseur (qui déplacerait chaque jour l’équivalent de la population mondiale) ou de la chaine du froid (qui permet aux bananes de durer plus longtemps, sans effet cependant sur les Républiques bananières). Quelques idées contées sont précisément des « idées sur les idées » : la société à responsabilité limitée (qui serait née le 31 décembre 1600), la propriété intellectuelle (pour laquelle se battait Charles Dickens). Dans l’une de ses rubriques, celle de « la main visible », le chroniqueur range ce qui a été rendu possible par une conjonction d’intérêts privés et de présence publique. On trouve là les paradis fiscaux, le cadastre (avec mise en valeur des travaux de Hernando de Soto), ou bien la monnaie mobile qui, avec le fameux M-Pesa d’abord au Kenya, révolutionne les échanges et limite la corruption.

 

De l’anecdote, forcément savoureuse et bien mise en valeur, le narrateur de talent sait tirer des enseignements généraux. Appuyé sur une grande consommation de littérature économique, le propos fait dans la synthèse attachante, autant sur l’importance de la normalisation internationale (de type ISO), que sur celle de la réfrigération ou de la climatisation. Le ton, agréablement léger, permet de faire passer et d’illustrer ce qui est parfois compliqué. Il en va ainsi de l’importance du compilateur en informatique, ou des coûts de conversion et des tarifs binômes, expliqués ici par le rasoir et sa lame jetables.

 

 

S’il souligne ingéniosité, habileté et sagacité chez des personnalités extraordinaires (Elisha Otis, père des freins d’ascenseur, James McKinsey, père du conseil en management), Harford ne tombe pas dans le piège actuel de la célébration tous azimuts de l’innovation. Il appelle d’ailleurs à la sagesse et à la simplicité. Ce que devraient méditer les techno-prophètes béats du monde des start-up, qui pontifient sur les vertus prétendument « disruptives » (un qualificatif absent du texte) de leurs logiciels. Voici donc un volume où tout vaut le coup. De l’inviolabilité des messages électroniques à l’ajustement des horloges pour et par le chemin de fer, en passant par le point crucial des chasses d’eau et réseaux d’assainissement. Dire de cet ouvrage qu’il en vaut une cinquantaine serait exagéré. Mais pas forcément tant que ça.

 

 

Tim Harford, L’économie mondiale en 50 inventions, PUF, 2018, 369 pages, 22 euros.

« Macron : Président des enfants pauvres ? », Actualités sociales hebdomadaires, 29 décembre 2017

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

Conseiller scientifique de l’Ecole nationale supérieur de Sécurité sociale (En3s)

 

 

Experts et responsables politiques ont copieusement critiqué, à l’automne, un Emmanuel Macron « président des riches ». Robin des Bois à l’envers, le président inspecteur des finances détrousserait les pauvres pour financer les favorisés. Le trait fait certainement mouche. Exagéré, il risque de masquer une volonté de secouer les branches de l’édifice social. On peut penser ce que l’on veut de la nouvelle présidence, se bagarrer à grands coups de chiffres, il y a tout de même une nette volonté de changer.

 

Cette volonté s’exprime clairement en matière de pauvreté. Les annonces à ce sujet ont suscité moins de commentaires, acerbes ou conquis, que les débats sans fin sur l’ISF. Pourtant les orientations mises en avant, avec la nomination d’un délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, ont tout d’une stratégie rénovée. En se centrant sur la pauvreté des enfants, l’action publique se donne une juste cible. Quatre dimensions incarnent ce possible nouvel agenda. Tout d’abord, le gouvernement se refuse à annoncer un énième plan Marshall ou une xième grande loi contre les exclusions. C’est heureux. Plutôt que d’imaginer de nouveaux dispositifs venant s’ajouter à l’entrelacs déjà présent, il s’agit de concentrer les moyens sur un objectif : réduire la pauvreté infantile. Ensuite, toujours dans la méthode, les pouvoirs publics ouvrent une concertation avec les associations. Là aussi, ni nouveau Grenelle ni plan Schmilblick à effet d’annonces. D’abord de la discussion, et ensuite certainement de la négociation pour réformer le secteur de la lutte contre la pauvreté. Troisième dimension, cruciale, la visée. Emmanuel Macron a raison de mettre en avant la pauvreté des enfants. Ce ne sont pas uniquement les petits mendiants dans les rues, souvent ignorés par des pouvoirs publics dépassés. Ce sont tous les mineurs vivant dans des familles pauvres. Alors que le taux de pauvreté, en moyenne, est de 14 % en France, il est de 20 % pour les enfants. Un enfant sur cinq est compté comme pauvre ! Ce triste score ne se résorbe pas d’un coup de baguette magique. C’est la quatrième dimension : pas de gadget, mais des inflexions structurantes. Grâce à son système de retraites, la France a presque éradiqué la pauvreté des personnes âgées. Il demeure des situations intolérables, avec, par exemple, un demi million de retraités au minimum vieillesse. Mais le sujet de la pauvreté s’est transformé, basculant vers les plus jeunes. Aussi, c’est bien par des réformes des prestations sociales et familiales que tout se joue. Les décisions récentes (ponction autoritaire des allocations logement) ou envisagées (mise sous condition de ressources des allocations familiales) ne sont pas forcément les meilleures. D’autres idées matérialisent la priorité aux enfants pauvres. Le gouvernement aspire à investir dans les crèches. Il n’est pas le seul à y avoir pensé. Il faut le faire massivement en reconfigurant la politique familiale. Celle-ci doit s’adapter aux familles et problématiques contemporaines qui relèvent davantage d’un souci de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle que d’une préoccupation nataliste. Le gouvernement veut également aller dans le sens d’un « versement social unique ». Il faut, en effet, prendre à bras le corps la complexité d’un système auquel plus personne ne comprend grand-chose. Réduire la pauvreté, c’est aussi réduire la complexité de la lutte contre la pauvreté.

 

Tony Blair, il y a exactement vingt ans, avait fixé un cap : éradiquer la pauvreté des enfants sur le temps d’une génération. Le Premier ministre britannique n’a pas réalisé son dessein. La Présidence française sait ce que sont les difficultés d’un volontarisme résumé à un slogan comme « zéro enfant pauvre ». Il s’agit pourtant d’un bon objectif. Avec de tels énoncés, l’action publique s’oblige. Assigner une ambition élevée, peut-être inatteignable, c’est se donner la possibilité de s’en approcher le plus possible, par les instruments adaptés et les réformes nécessaires.

 

« Objectif zéro SDF », Actualités sociales hebdomadaires, n° 3012, 26 mai 2017

Les SDF sont réapparus, en France, en tant que problème social dans les années 1980 et 1990. La compassion, réveillée de manière plus ou moins spectaculaire chaque hiver, a accompagné la constitution d’un système de prise en charge dont l’objectif, qui n’est pas forcément clair, est de lutter contre l’exclusion. Il y a là une sorte d’obligation, presque éthique, de moyens que se donne la collectivité. Une autre perspective est de se donner un objectif de résultat comme « zéro SDF ». Il s’agit, avant tout, d’une visée à l’aune de laquelle évaluer, puis réformer, les politiques en place.

 

Historiquement, tout un arsenal juridique, plus ou moins raffiné en fonction des époques, a été éprouvé pour venir à bout des vagabonds et des mendiants. On a tour à tour, ou tout à la fois, voulu enfermer, nourrir, bannir, renvoyer dans les paroisses, torturer, soigner, assister, mis au travail. Rétrospectivement, l’objectif « zéro SDF » était implicitement présent, mais sous d’autres mots et avec une toute autre orientation : la répression. Au 19ème siècle, l’ambition « zéro vagabond » n’était pas explicitement exprimée. Mais l’objectif était bien là : éradiquer le phénomène, non par l’intervention sociale mais par une répression radicale.

 

Dans la période contemporaine, l’expression « zéro SDF » comme dessein de politique publique apparaît de manière récurrente lors des campagnes pour l’élection présidentielle. D’abord critiqué au point d’être prestement rejeté, cet objectif s’acclimate progressivement.

 

La formule « zéro SDF d’ici à 2007 » évoquée par le candidat Lionel Jospin au printemps 2002 comme l’un des axes de son programme présidentiel a donné lieu à de vives réserves. Le mot d’ordre a été jugé simpliste et maladroit. L’idée avait pourtant déjà été exprimée en 1997 par Laurent Fabius alors Président de l’Assemblée nationale. Elle s’inspirait d’une proposition « un toit pour tous » du premier ministre anglais Tony Blair réélu en 2001. Le candidat Nicolas Sarkozy la reprendra à son compte en décembre 2006, dans la perspective de la présidentielle de 2007, promettant que « plus personne ne serait obligé de dormir sur le trottoir » d’ici à deux ans s’il était élu président de la République. Sans que l’objectif quantifié soit véritablement employé, il aura été utile pour légitimer les opérations de « refondation » de la politique de prise en charge durant le quinquennat. En 2017, c’est la Fondation abbé Pierre qui a communiqué et proposé. Dans une adresse aux candidats à l’élection présidentielle, la Fondation soutient que la France a les moyens d’« en finir avec le scandale des sans-domicile ». Elle invite le pays à s’assigner « une obligation de résultat : ne plus laisser personne, homme, femme, enfant, sans un vrai logement pour se reposer, se ressourcer, se reconstruire ». Ses communications sont titrées « SDF : objectif zéro ! »

 

L’objectif « zéro SDF » convoie certainement son lot d’ambiguïté. Il ne s’agit cependant pas seulement d’un slogan. C’est une orientation rationnelle et raisonnable de politique, permettant une réforme et une mise en adéquation des moyens à un objectif précis. Cette orientation est en parfaite adéquation avec de grands engagements internationaux français, ne serait-ce que l’objectif européen d’éradication de la pauvreté et l’objectif international d’extinction de la pauvreté extrême (l’un des principaux objectifs du développement durable – ODD – de la communauté internationale). Naturellement, comme cette visée plus générale de réduction de la pauvreté, la fixation d’un tel horizon appelle des réformes conséquentes, qu’il s’agisse des définitions, des indicateurs et des instruments des politiques.

 

Avec de tels énoncés, l’action publique s’oblige à fonctionner sur une logique objectifs/résultats. Assigner un objectif élevé, peut-être inatteignable, c’est se donner la possibilité d’en approcher le plus possible, par les instruments adaptés et les réformes nécessaires.

 

 

 

 

« Pour le guichet social unique », Actualités sociales hebdomadaires, 31 mars 2017

 

Pour le guichet social unique

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

Conseiller scientifique de l’Ecole nationale supérieur de Sécurité sociale (En3s)

 

Dans la famille des serpents de mer sur l’évolution de la protection sociale, je demande le guichet unique. Il est de bon ton de hausser les épaules dédaigneusement à sa simple évocation. Il faut dire que l’expression même est dépréciée. En particulier parce que les guichets uniques (en matière d’emploi, de handicap ou de famille) existent, au moins sur le papier. Ils se sont même multipliés. Mais avoir plusieurs guichets uniques paraît, évidemment, peu logique. Au-delà de l’ironie, le sujet mérite que l’on s’y arrête. La situation commande des améliorations en ce qui concerne l’accueil de gens, qui ne saurait être qu’immatériel, et le service des prestations, qui ne saurait continuer à autant se disperser. Surtout, la révolution numérique et son déluge d’algorithmes et de données permettent de progresser. Le guichet unique pourrait bientôt ne plus relever du mythe.

 

Tout le monde se perd dans le dédale de la protection sociale et de ses multiples guichets. En réponse, l’idée d’un guichet unique a pied depuis des années dans le débat spécialisé. Elle a ses incarnations, en France et à l’étranger. La Mutualité Sociale Agricole se présente pour ce qu’elle est : un véritable guichet unique, assurant le recouvrement des cotisations et le service des prestations pour l’ensemble des branches de sécurité sociale, dans le monde agricole. De l’autre côté de l’Atlantique, Service Canada offre aux Canadiens un point d’accès unique à un grand nombre de services et de prestations du gouvernement. En Australie CentreLink (nouveau nom de la sécurité sociale) fait de même, pour les Australiens.

 

Et en France ? Sommes-nous condamnés à l’éparpillement des guichets ? La solution existe. Elle passe par les systèmes d’information. Plutôt que de s’évertuer à vouloir fusionner des institutions qui rechignent à se rapprocher de peur de disparaître, il faut les faire mieux vivre ensemble, en permettant un point d’entrée unique, qui redirige vers chacune d’entre elles. Les usagers voient leur vie simplifiée. Les institutions continuent d’exister. Avec ce « point d’entrée unique » (que les anglo-saxons baptisent « one stop shop »), il s’agit, fondamentalement, d’un site Internet intégrant tous les autres. Un tel guichet unique dématérialisé assurerait une relation de service simplifiée et unifiée à partir de l’ensemble des services en place. Il intégrerait, de la sorte, tous les services qui y sont rattachés, sans nécessairement les remplacer. Avec la puissance des systèmes d’information et un peu de volontarisme, le guichet social unique peut passer de l’incantation à la réalisation.

 

Puisque les différentes institutions ne peuvent être bouleversées du jour au lendemain, l’idée force est de rendre compatibles, interopérables et interconnectés les systèmes d’information. La complexité doit ainsi être internalisée par la technique. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité, en faveur des usagers. La perspective d’un point d’entrée unique, en matière sociale, apparaît être une cible souhaitable et possible. Le programme « Dites-le nous une fois », développé par l’administration à destination des entreprises, consiste à alléger les tâches administratives en diminuant les sollicitations et en mutualisant les données. Il y a là un début de coopération et d’intégration que d’autres réalisations et expérimentations incarnent. Il en va par exemple ainsi de la mise en œuvre d’un « coffre-fort numérique » contenant, potentiellement, l’ensemble des informations et données sociales individuelles. Il n’y a donc pas forcément, sur ce dossier du guichet social unique, loin de la coupe aux lèvres. Et puisque l’ambition consiste à intégrer l’ensemble des branches, régimes et risques, on peut même avancer un surnom possible pour le projet : il s’agit de l’agence tous risques.

 

« Quelles solutions face à la précarité ? », Sciences Humaines, n° 289, 2017, pp. 48-51.

Les politiques publiques contre la précarité

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

Dernier ouvrage paru : 100 Penseurs de la société (PUF, 2016)

 

La notion de précarité, devenue un élément important des débats politiques et des expertises sociales, désigne des situations et phénomènes différents mais convergents. Il s’ensuit des programmes d’action publique dans des domaines variés mais avec des points communs. Concrètement, la précarité désigne une absence ou une insuffisance de revenus, mais aussi une instabilité des situations. C’est dans les années 1980, alors que l’on parlait beaucoup de « nouvelle pauvreté » et, en réponse, de « nouvelles solidarités » que la lutte contre la précarité a été érigée en objectif explicite de politiques publiques. Fondamentalement, la précarité revient à ce qui est parfois baptisé « insécurité sociale »[1]. Alors que depuis l’après-guerre et tout au long des « Trente Glorieuses » la sécurité sociale s’étendait et se renforçait, accompagnant l’extension du salariat et des classes moyennes, la « crise » des années 1970 a stoppé ce mouvement d’ascension sociale et de renforcement des garanties et couvertures sociales rattachées à l’emploi. Le chômage a bousculé l’édifice d’une protection sociale dont le principe repose sur le travail et, plus précisément, sur le projet d’un plein emploi salarié. Afin de lutter contre cette insécurité sociale grandissante et pour continuer à assurer le développement de la sécurité sociale, tout un ensemble de réponses ont été montées par les gouvernements successifs. Il en va, d’abord, des dispositifs de lutte contre la pauvreté, qui ont été au tout départ, au milieu des années 1980, appelées « programmes de lutte contre la pauvreté et la précarité ». Il en va, ensuite, des réformes et révisions du droit du travail afin de tenter d’y maintenir ou d’y faire accéder des travailleurs « précaires ». Il en va, enfin, de tentatives ou projets bien plus substantiels ne cherchant pas à réformer à la marge les contours d’une protection sociale principalement axée sur le salariat, mais à la refondre en profondeur de manière à mettre fin au « précariat ».  Les politiques publiques ont, en effet, contribué à cette institutionnalisation progressive de la précarité, avec une coupure assez nette entre les salariés plutôt bien protégés, et les autres actifs ballotés d’un statut à un autre.

 

La lutte contre la pauvreté et la précarité

Avant le début des années 1980, l’Etat ne disposait pas d’instruments ni, encore moins, de politiques publiques structurées explicitement pour lutter contre la pauvreté. La sécurité sociale, par sa généralisation, devait couvrir toutes les populations et prévenir les situations défavorisées. Le choc du chômage, à partir des chocs pétroliers, a déstabilisé cette ambition. Des personnes pauvres, ne relevant pas de la catégorie des infirmes, des vieillards ou des handicapés, venaient frapper aux portes de l’assistance, auprès des associations caritatives ou des services des villes. Des actifs ne trouvaient plus d’emploi, ne gagnaient plus suffisamment pour subvenir à leurs besoins. Certes des réflexions et propositions se faisaient jour pour prendre en considération ce qui commençait à être appelé « exclusion », mais rien n’a véritablement été lancé avec grande ampleur avant les hivers rigoureux du début de la décennie 1980. A ce moment, la gauche gouvernementale et de la droite d’opposition s’accordent avec le secteur associatif pour répondre, en urgence, aux situations des nouveaux pauvres et de ceux qui commencent à être nommés « précaires ». Ainsi des campagnes « pauvreté/précarité » sont décidées et mises en œuvre conjointement par l’Etat et les collectivités territoriales. Afin de compenser l’absence ou l’insuffisance de revenus de ces chômeurs ou travailleurs à revenus faibles et instables, sont créés des compléments locaux de ressources, qui deviendront, en 1988, le Revenu minimum d’insertion. Ce RMI est conçu pour éliminer les formes les plus extrêmes de la nouvelle pauvreté, mais aussi pour atténuer les difficultés des actifs en situation précaire. Sur le plan de la précarité du logement, c’est-à-dire de l’instabilité ou de l’insalubrité de l’habitat, ce sont des dispositions en termes de droit au logement qui vont orienter les nouvelles priorités de la politique du logement. La plupart des recompositions et réformes de la protection sociale, depuis cette période, visent à réduire la précarité et ses conséquences, à la fois sur les individus, les familles et la collectivité. Sur le plan du financement de la protection sociale, la création, en 1991, de la contribution sociale généralisée (CSG), prend acte du fait que les revenus du travail ne peuvent plus constituer la seule ressource d’une sécurité sociale qui s’étend au-delà des salariés et des indépendants. Tout ce qui a été tenté pour lutter contre le chômage, de la réduction des cotisations sociales à la mise en place des 35 heures hebdomadaires de travail, relève d’une volonté de stabiliser à nouveau un monde du travail, et, en son sein, principalement un salariat qui est déstabilisé par le nouvel environnement économique. En un sens, une grande partie des décisions de politiques sociales depuis plus d’une trentaine d’années ont été prises de manière à essayer de contrecarrer et limiter la précarité, tant dans ses effets individuels (dégradation des niveaux de vie et des relations sociales) que dans ses contrecoups collectifs (dualisation de la société et difficultés accrues à maintenir à la fois cohésion sociale et protection sociale). Dans une large mesure, la création puis la transformation du Revenu de solidarité active (RSA), dans la suite du RMI, incarne cette volonté d’assurer à la fois un socle minimun et des incitations à l’emploi pour les personnes précaires, ou au moins une partie significative d’entre-elles, connues désormais comme des « travailleurs pauvres ». Exerçant une activité professionnelle, généralement réduite et peu rémunératrice, ces précaires vivent dans des foyers aux revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Ils se trouvent au noyau dur de la précarité. Les difficultés des politiques publiques qui visent à les aider à s’extraire de leurs problèmes se trouvent au noyau dur des controverses sur les formes et l’étendu légitimes de l’aide sociale[2].

 

Droit du travail, droit de l’emploi et flexisécurité

Face à la précarité, le droit du travail, qui protège essentiellement le salarié, a été appelé à s’adapter. Il a été appelé à s’adapter pour, en quelque sorte, digérer la précarité. Ce faisant il l’a institutionnalisée. En l’espèce, ce sont les « contrats aidés » qui matérialisent le mieux cette réalité et cette perspective. Des les années 1980, de nouvelles formes d’insertion dans l’emploi, qui ne sont pas des formes traditionnelles d’intégration dans l’entreprise, voient le jour. Sont alors créés et développés, sous forme de contrats de stage, des stages d’initiation à la vie professionnelle (SIVP) et des travaux d’utilité collective (TUC). Les pouvoirs publics prennent alors acte des difficultés particulières de la jeunesse à trouver du travail. Dans les années 1990, ces contrats particuliers vont se renforcer, devenant de vrais contrats de travail, mais limités dans le temps, avec des subventions publiques censées palier la plus faible productivité de leurs titulaires, et avec une vocation à combler des besoins en théorie non satisfaits par le marché du travail « normal ». Ce seront les contrats emploi solidarité (CES) et contrats emploi consolidés (CEC). Parallèlement, et plus largement, le recours au contrat à durée déterminée (CDD) va s’intensifier. Alors que le contrat de travail de référence est le contrat à durée indéterminée (CDI), le CDD se banalise et devient, pour une partie de la population, une porte de sas vers le CDI. Pour une autre partie de la population, le CDD n’est qu’une nasse, un moment vers un autre CDD ou une période de chômage. D’autres contrats aidés, comme le contrat d’accompagnement dans l’emploi (CAE) ou, à partir de 2012, les emplois d’avenir actualisent la panoplie des réponses à la précarité. Celle-ci, de fait, est devenue un élément du paysage du marché du travail. Il ne s’agit plus de l’éradiquer mais de la gérer. Significativement, à tout CDD est attachée une prime de précarité, c’est-à-dire une indemnité spécifique de fin de CDD, venant s’ajouter aux autres indemnités prévues pour toute cessation du contrat du fait de l’employeur. Pour les publics les plus précaires, que l’on dit également les plus éloignés de l’emploi, c’est tout un secteur économique singulier qui a également été imaginé. Sous formes juridiques classiques, des entreprises d’insertion, des associations intermédiaires, des régies de quartier emploient des personnes aux problèmes particulièrement denses, avec des soutiens publics, sur des missions normales. L’ensemble de ce secteur et de ces contrats représente, contre son gré, l’institutionnalisation de la précarité. Sans qu’il se transforme fondamentalement, le droit du travail s’est peu à peu adapté à la précarité. Non pas en cherchant à faire varier ses garanties et protections pour le salarié, mais en laissant se développer, à côté de lui, un droit de l’emploi[3]. Pour lutter contre la précarité, un domaine économique et juridique particulier s’est installé. L’ensemble donne corps à une caractérisation classique du modèle français : d’un côté des insiders plutôt bien pris en compte et en charge, de l’autre des outsiders (les pauvres et précaires) aux ressources faibles et aux situations généralement instables. Bien conscients de cette tension et de ce possible creusement d’un fossé, les pouvoirs publics cherchent à réagir, en voulant combler la distance entre droit de l’emploi et droit du travail. La loi sur la sécurisation de l’emploi (2013) comporte ainsi plusieurs mesures visant à réduire la précarité des travailleurs, en favorisant le recours aux CDI, en améliorant la situation des salariés à temps partiel (durée minimale fixée à 24 heures) et en offrant aux salariés de nouveaux droits dans les domaines de l’assurance chômage, de la santé et du logement. L’idée générale, pour dépasser la précarité, est celle de la flexisécurité. Pour traiter de la précarité subie par les travailleurs et de la flexibilité nécessaire aux entreprises, il faut revoir le droit du travail issu des compromis de la société salariale. La flexisécurité est un mot du nouveau millénaire. Issue des réflexions d’économistes et de juristes, au sein de l’OCDE notamment, la notion prend concrètement pieds en France avec les débats autour de la modernisation du marché du travail. Cette contraction lexicale maintenant répandue veut clairement signifier une combinaison de la flexibilité et de la sécurité. La flexisécurité est généralement présentée comme une caractéristique positive des modèles sociaux nordiques, danois en particulier. Elle se veut conjugaison de marchés du travail souples avec des sécurités individuelles adéquates. Ses partisans proposent, à travers une telle orientation, des instruments pour dépasser les rigidités du marché du travail. Ses détracteurs y voient des attaques pour désagréger les protections collectives issues des Trente Glorieuses. Ses partisans soutiennent, par exemple, la création récente d’un compte personnel d’activité (CPA). Celui-ci doit permettre d’assurer les transitions professionnelles de manière plus souple, permettant à chacun de construire son parcours professionnel, en s’appuyant notamment sur un droit universel à la formation. Dans un monde changeant, en particulier dans un contexte de révolution numérique, de remontée du nombre d’indépendants, de critiques à l’égard de la vie salariale, des instruments comme le CPA veulent régler la précarité en créant de nouvelles sécurités pour tout le monde. A l’inverse, les opposants à la flexisécurité vont voir dans le contenu de la loi travail de 2016, dite loi El Khomri, un ensemble d’agressions contre le droit du travail, amenant une précarisation plus grande encore. Très contestée, cette loi originellement titrée « loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs », ne contient finalement pas d’évolutions radicales. La mobilisation à laquelle elle a conduit montre d’abord que la révision du droit du travail et du droit de l’emploi ne va jamais de soi.

 

Précariat, révolution numérique, revenu universel

À mesure de son affirmation dans le débat public et, surtout, dans la réalité de millions de ménages, la précarité est devenue un sujet et un problème structurels, et non plus une situation transitoire, conjoncturelle, que traverseraient des individus et la société salariale. Des sociologues ont proposé le néologisme « précariat », formé à partir des mots précarité et prolétariat, pour décrire une sorte de nouvelle classe sociale. Celle-ci, repérée avec ce mot dans bien des contextes nationaux (en France, mais aussi un peu partout en Europe ou aux Etats-Unis), serait la résultante des évolutions des politiques du travail et de l’emploi, mais aussi des mutations de l’emploi et du travail. En période de révolution numérique et d’économie dite de la connaissance, les moins qualifiés et les moins productifs seraient irrémédiablement écartés de l’accès au salariat. D’où la nécessité impérieuse d’innover. Certains appellent au renforcement du droit du travail classique, assorti d’augmentation des pénalités pour les entreprises produisant trop de précarité. D’autres estiment que la voie adéquate est celle de la flexisécurité. D’autres encore pensent que des solutions de type « revenu universel » s’imposent. À gauche comme à droite, chez les plus libéraux comme chez les plus interventionnistes, l’idée fondatrice est la même : assurer à tous un minimum de revenus et de droits sociaux permettant, en théorie en toute liberté, de refuser un emploi plutôt bien payé mais ennuyeux et d’accepter une emploi plutôt mal payé mais passionnant. Si les visées ne sont pas les mêmes (compléter l’Etat providence, pour les uns ; le détruire, pour les autres), il s’agit incontestablement d’une option qui a, sur le papier, bien des vertus. L’établissement d’un tel revenu, dont la première caractéristique serait d’être inconditionnel (donc sans lien avec l’activité professionnelle), permettrait de mettre fin aux controverses sur la précarité, en en limitant assurément les manifestations les plus importantes. Reste que dans le contexte français un tel revenu, de plus en plus souvent évoqué, pose des questions de simple faisabilité. Surtout, dans un contexte de protection sociale universelle (assurance maladie, politique familiale et système de retraite permettent à tout le monde de prétendre à des droits relativement substantiels), il est compliqué d’envisager l’introduction d’une prestation universelle de base. Au-delà des considérations techniques et politiques sur le revenu universel, celui-ci ne réglerait certainement pas tout ce que la problématique de la précarité révèle, en particulier en termes de dualisation, déclassement et désespoir d’une partie de la société. En France, comme dans nombre d’économies développées.

[1]. Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Le Seuil, col. « La république des idées », 2003.

[2]. Pour davantage de développements, cf. Julien Damon, L’Exclusion, PUF, « Que sais-je ? », 2014.

[3]. Sur cette distinction, voir Jean-Emmanuel Ray, Droit du travail, droit vivant, Wolters Kluwer, 2016.

« Quartiers prioritaires, ghettoïsation et politiques de la ville », Les Cahiers français, n° 396, 2017, pp. 53-58.

Quartiers prioritaires, ghettoïsation et politique de la ville (*)

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 (*)Ce texte est inspiré, pour sa partie sur l’évaluation, d’un article publié dans Constructif n° 45 (novembre 2016), la revue de réflexion de la Fédération française du bâtiment, en libre accès sur www.constructif.fr

 

L’élection présidentielle de 2017 se déroule environ 35 ans après la création des ZEP (zones d’éducation prioritaire) et 20 ans après celle des ZUS (zones urbaines sensibles). Ces acronymes sont devenus des mots classiques de l’action publique désignant des réalités très disputées dans le débat public. Il s’agit, en un mot, du problème des « quartiers ». Ces territoires sont marqués par des niveaux particulièrement élevés de chômage et de pauvreté, mais aussi par la concentration des questions d’intégration et d’insécurité. Aux multiples émeutes qui ont pu se succéder ont voulu répondre plusieurs grands programmes, dont certains ont même été baptisés « plan Marshall ». Aux discriminations, supposées ou observées, dont sont victimes les habitants de ces quartiers, des politiques dites de « discrimination positive » ont été élaborées.

 

Alors que ces territoires font l’objet de toutes les attentions et interrogations, ils sont ainsi la cible d’interventions singulières qui contribuent aussi à les distinguer, ne serait-ce qu’en les nommant. Il est bien difficile de mettre au jour les effets propres liés à l’habitat et à la vie quotidienne dans ces quartiers. Il est en tout cas certain que les attentes d’amélioration et de pacification des relations sont déçues.

 

Ces quartiers, dont le périmètre et la désignation ne cessent d’être réformés, concentrent à la fois les problèmes les plus intenses de la société française et, parce qu’ils sont peuplés de jeunesse et de dynamique, des gisements d’initiatives. Alternativement présentés comme des réservoirs de ressources originales ou comme des berceaux du terrorisme islamiste, ils constituent assurément l’un des principaux défis pour l’avenir.

 

Un apartheid français ?

À l’occasion de ses vœux à la presse, en janvier 2015, le Premier ministre Manuel Valls avait étonné par l’emploi d’une formule forte : « Il faut aussi regarder la réalité de notre pays. Un apartheid territorial, social, ethnique s’est imposé ». Le terme « apartheid » a fait polémique. Car rien de l’action publique française ne relève de l’apartheid, une ségrégation organisée à dessein sur la base d’un référentiel ethno-racial. Bien au contraire. Nombre de voix différentes ont alors rappelé que la France n’avait strictement rien à voir avec le racisme d’État institutionnalisé sous l’apartheid. Les regroupements et concentrations de populations en difficulté ne sont pas souhaités par les pouvoirs publics français.

 

Depuis 30 ou 40 ans, une très discutée « politique de la ville » se développe afin de lutter contre la ghettoïsation. Malgré son intitulé, elle ne concerne ni toutes les villes (toutes les communes ne sont pas concernées), ni toute la ville (car elle traite d’une géographie et de quartiers prioritaires). Chaque année l’État y consacre environ 500 millions d’euros et, fin 2015, plus de 10 milliards d’euros avaient été engagés dans le cadre d’un ambitieux programme de rénovation urbaine lancé il y a plus de dix ans. Rien d’un apartheid, mais une logique, telle qu’elle a été baptisée, de « discrimination positive territoriale ». Il s’agit, en un mot, de faire plus, ou tenter de faire plus pour ces quartiers « prioritaires ».

 

Chômage et pauvreté y sont deux à trois fois plus élevés que sur le reste du territoire. En 2015, le gouvernement, après une révision substantielle des modalités et contours de cette politique, a diffusé des documents indiquant que la pauvreté dans ces quartiers atteignait 42 % de la population, contre 12 % dans le reste des agglomérations dans lesquelles ils se trouvent, et contre un moyenne nationale à environ 14 %. C’est dire le niveau de concentration atteint par la pauvreté. Dans ces quartiers, 74 % des ménages vivent dans un logement social, contre 17 % en moyenne national et 24 % dans l’ensemble des agglomérations où se situent ces quartiers. 25 % des foyers de ces quartiers perçoivent des allocations chômage. Parmi les actifs occupés dans ces quartiers, 21 % sont en emploi précaire (CDD, intérim, stages…). Parmi les femmes de 15 à 64 ans, trois sur cinq n’ont pas d’emploi[1]. En termes de concentration ethnique, la donnée est sensible et malaisée. On l’approche par les jeunes de moins de 18 ans d’origine immigrée : 20 % en France, 40 % en Ile-de-France, 60 % en Seine-Saint-Denis, 70 % à Grigny, 75 % à Clichy[2].

 

Dans certains de ces quartiers, où s’accumulent les difficultés et les tensions de la société française contemporaine, les autochtones ont fui ou rêvent de le faire, tandis que des communautés s’enracinent en se consolidant, en partie, contre la société française[3]. Afin de s’attaquer frontalement à cette dynamique de spécialisation ethno-raciale, le Premier ministre, en même temps qu’il lançait l’alarme au nom de l’apartheid, appelait une « politique du peuplement ». Maires et organismes HLM savent habituellement faire, grâce au permis de construire et à la sélection des occupants du logement social. L’Etat professe, lui, des objectifs de « mixité sociale » (sans coloration ethnique affichée, mais avec cette dimension lourdement cachée). Il impose des priorités d’accès aux HLM à des publics « prioritaires » venant peupler les quartiers prioritaires.

 

Pour une « politique du peuplement », trois grandes options se présentent. La dispersion (ou ventilation) consiste à vouloir faire partir les pauvres (par exemple avec des offres de logement ailleurs) ; mais les plus pauvres restent sur zone. L’attraction (ou gentrification) consiste à vouloir faire venir des riches (en soutenant de lourds programmes de rénovation urbaine) ; mais les pauvres s’en vont car les prix augmentent. L’affirmation (ou développement endogène) consiste à améliorer le quartier en s’appuyant sur ses forces vives ; mais ces forces vives proviennent souvent de communautés problématiques. En un mot, aucune de ces trois voies n’est la voie magique pour résoudre les problèmes des quartiers.

 

Une politique très évaluée pour des bilans locaux contrastés

Si l’expression « apartheid » contient une certaine exagération, son emploi veut certainement légitimer des efforts accrus et des réformes de la politique qui traite des problèmes des quartiers ghettoïsés.

 

À la lecture des innombrables évaluations concernant la politique de la ville, il apparaît un bilan localement contrasté, laborieux à établir nationalement et qui relève, au fond, plus de la conviction politique que de la comptabilité des indicateurs.

 

La politique de la ville est l’une des plus commentées et des plus disputées[4]. Parmi les paradoxes de ce domaine d’action publique, on trouve son évaluation. La politique de la ville compte, en effet, parmi les politiques qui ont été les plus évaluées. Listons cinq éléments de cette saga évaluative.

  • Au cours du Xème plan (entre 1989 et 1993) elle a été le thème d’une évaluation interministérielle guidée par les principes alors édictés par un très autorisé conseil scientifique de l’évaluation.
  • Sujet prisé de la Cour des Comptes, la politique de la ville a donné lieu à des rapports à chaque fois très critiques, en 2002, 2007, 2012 et 2016.
  • Ancrée, comme son nom l’indique, au niveau local, la politique de la ville a été évaluée par un nombre incalculable d’instances locales, départementales, régionales, et ce au cours du dernier quart de siècle.
  • Elle dispose d’un observatoire dédié, tout ce qu’il a de plus officiel, avec l’observatoire national de la politique de la ville (ONPV – onpv.fr). L’instance publie de copieux rapports, très intéressants, sur les quartiers cibles de la politique de la ville, au prisme de questions et d’indicateurs de plus en plus précis autour de la cohésion sociale, du cadre de vie, du développement économique.
  • Une profession spécialisée, celle des évaluateurs de la politique de la ville, au sein de cabinets particuliers ou bien dans des cabinets généralistes, a pu se structurer.

 

Mais quelles leçons tirer ? En l’espèce, plutôt qu’un accord général, ce sont des thèses qui s’opposent. Listons cinq écoles en présence.

  • Certains, au regard de la dégradation de la situation des quartiers les plus difficiles, estiment, en termes de bilan, que c’est le dépôt de bilan qui est nécessaire. La politique de la ville serait à la fois un puits sans fond et un creuset du djihadisme.
  • D’autres, s’appuyant sur la littérature administrative, riche d’informations, remplissent des tableaux de bord et opèrent des suivis de séries statistiques pour souligner, dans tel domaine, une amélioration et, dans tel autre, une détérioration.
  • D’autres, encore, généralement parmi les élus, soutiennent l’importance des efforts entrepris et mettent en avant des résultats favorables en montrant combien des quartiers entiers ont pu véritablement changer, dans un sens positif.
  • Certains, plutôt parmi les idéologues ou les naïfs, avancent un argument général : sans la politique de la ville, ça aurait été pire. L’affirmation a beau être percutante, elle ne peut tout simplement pas être vérifiée.
  • Enfin, et ce plutôt parmi les évaluateurs académiques, on trouve des conclusions sur deux sujets. Tout d’abord, on s’en doute, les difficultés, voire même l’« in-évaluabilité » de la politique de la ville. Ses objectifs seraient si divers, ses procédures si complexes, ses visées cachées si importantes : impossible d’en tirer vraiment des informations de qualité. Ensuite, on trouve cette conclusion générale, à travers l’ensemble des rapports : le contraste. Le bilan de la politique de la ville est, très souvent, dit « contrasté ».

 

Contrasté. Voici donc le bilan de la politique de la ville. Le bilan de l’ensemble des bilans sur la politique de la ville ne saurait être tranché. En effet, c’est localement que la politique de la ville peut être valablement évaluée. À l’aune certes des critères, objectifs et indicateurs nationaux qui, avec le temps, se sont amoncelés. Mais aussi, localement, en fonction de ce que pensent les habitants. Bien entendu, les difficultés méthodologiques sont importantes. Tout relève certainement de l’explicitation des critères locaux, des objectifs locaux et des indicateurs locaux. Mais ce n’est qu’à l’échelle locale qu’il est possible de dire si oui ou non la politique de la ville a été efficace. Avec les instances nationales d’évaluation et d’observation, les différents opérateurs et partenaires de la politique de la ville, qui d’ailleurs n’ont ni forcément les mêmes idées ni les mêmes intérêts en la matière, disposent d’une riche matière pour faire leur propre bilan.

 

Reste que le bilan local de la politique de la ville sera toujours politique. Tel élu se félicitera de son action, alors que les décisions ont été prises avant son élection. Tel autre déplorera la situation que rien ne semble pouvoir améliorer. Un autre soutiendra que ses décisions ont permis d’améliorer très visiblement un quartier quand son opposition observera que ce ne sont plus les mêmes habitants. En tout état de cause, il est possible de fournir, pour les villes, des bilans chiffrés. Assurément, il manquera toujours quelques données. Mais l’essentiel est facilement disponible, et peut nourrir, localement, des débats, plus ou moins apaisés, non pas sur la politique de la ville (une dénomination très nationale et bureaucratique), mais sur un ou des quartiers.

 

Une politique péniblement évaluable à l’échelle nationale

Si le bilan, au niveau local, de la politique de la ville est, presque par nature, contrasté, il n’en va pas de même aussi facilement au niveau national. Ce serait une facilité de langage de dire de la politique de la ville, à l’échelle nationale, qu’elle produit un bilan contrasté. Agrégeant les évolutions locales, on peut noter des quartiers dont la situation s’améliore, d’autres dont la situation se détériore, et ce sur une multitude d’indicateurs. Ce tableau de bord, qui a ses vertus, ne saurait tenir lieu de bilan pour une politique. En fait, la politique de la ville, à l’échelle nationale, malgré tous les efforts et toutes les belles paroles, est peu évaluable. Un argument puissant va dans le sens de l’inévaluabilité : la politique de la ville n’a que des moyens dérisoires, d’une part, par rapport aux objectifs très généraux qui lui sont fixés et, d’autre part, par rapport à l’ensemble des autres politiques concourant à ces mêmes objectifs et intervenant sur ces mêmes quartiers. Surtout, il est impossible de dresser le bilan irréprochable d’une politique dont la cible n’a cessé de bouger.

 

Cette politique à dénomination bien française (où trouve-t-on ailleurs dans le monde une politique de la ville qui ne soit de la responsabilité des villes ?) consiste, principalement, en mécanismes nationaux de ciblage des territoires. L’idée centrale de la politique de la ville est de repérer les territoires « les plus en difficulté », ceci afin de les traiter de manière particulière. Ce détour par des inégalités positives de traitement pour rétablir une certaine égalité des territoires a toujours fait débat autant sur le plan doctrinal (cette équité recherchée correspond-elle vraiment aux principes constitutionnels français ?) que pratique (quels critères et indicateurs d’inégalités et dissimilarités choisir ?).

 

L’accordéon de la géographie prioritaire

La pratique du zonage, qui a été révisée plusieurs fois, fonctionne, si on prend ces dernières décennies, un peu comme une sorte d’accordéon. La géographie des quartiers sensibles s’étend et se rétracte comme un soufflet d’accordéon. Dans une phrase de dilatation de l’accordéon, c’est-à-dire d’extension de la géographie prioritaire, il s’agit de couvrir davantage de territoires par les crédits et procédures visant la réduction des problèmes dans les quartiers sensibles. Sur une quarantaine d’années c’est, au total, une forte dilatation (que les critiques baptisent aussi une dispersion et un saupoudrage), avec une cible prioritaire passée de quelques quartiers expérimentaux à la fin des années 1970, à plusieurs milliers au cours des années 2000. Et entre temps, les gouvernements, avec les administrations et les collectivités territoriales, ont beaucoup joué à l’accordéon, cherchant, un temps, à resserrer, un autre à développer.

 

La politique de la ville repose sur une séquence : ciblage, écrémage, recentrage. L’observation est simple : les dispositifs centrés sur des difficultés d’intensité n bénéficient davantage à des situations territoriales ou sociales de niveau n-1, ou n-2. C’est là un effet classique d’écrémage. Il s’ensuit, après tout ciblage, un peu d’écrémage, qui pousse les responsables publics et les experts à proposer d’autres critères afin vraiment de toucher le niveau n. En termes de géographie prioritaire l’accordéon est une métaphore pour cette suite de séquences qui consistent, d’abord, à cibler certains quartiers, puis à étendre le ciblage à d’autres quartiers. Et après le ciblage, l’écrémage, puis le recentrage.

 

Prosaïquement, la géographie prioritaire de la politique de la ville, dans cette logique d’accordéon, est arrivée à une sorte de caricature. Emmenée par ces séquences successives de ciblage, écrémage, recentrage, nouveau ciblage, elle s’est incarnée à travers un zonage imbriqué qui comprenait, jusqu’à récemment, les zones franches urbaines (ZFU), définies comme les quartiers les plus en difficulté au sein des zones de redynamisation urbaine (ZRU), elles-mêmes définies comme les quartiers les plus en difficulté au sein des zones urbaines sensibles (ZUS).

 

Face à cette stratification compliquée en trois zones, il a fallu définir de nouvelles priorités par rapport aux priorités précédemment définies. On se doit de citer les 163 quartiers jugés, parmi les 750 ZUS, « archi-prioritaires » en 2003 pour bénéficier des nouvelles interventions au titre de la rénovation urbaine. La mise en place du PNRU (Programme national de rénovation urbaine) a conduit, dans un premier temps, à déterminer 215 quartiers prioritaires ; devenus 530 quartiers éligibles. Au découpage emboîté de la géographie prioritaire (les ZFU sont dans les ZRU qui sont dans les ZUS), il faut ajouter les quartiers des contrats urbains de cohésion sociale. Ceux-ci rassemblaient près de 2 500 quartiers et huit millions d’habitants. Les partitions possibles pour jouer de l’accordéon vont donc d’une centaine de ZFU à plus de 15 % de la population française vivant dans les centaines de quartiers concernés par ces contrats particuliers.

 

Des quartiers prioritaires aux quartiers très prioritaires

Après avoir fait tourner les ordinateurs de l’INSEE, la Ministre de la Ville a annoncé, à la mi juin 2014, une nouvelle géographie, plus resserrée. Le choix des quartiers prioritaires ne procède plus d’indices statistiques compliqués (ni, en théorie, de discussions et négociations politiques) mais d’un critère unique : la faiblesse du revenu des habitants.

 

Avec cette nouvelle carte, sont identifiées toutes les concentrations urbaines de pauvreté a? travers le territoire. Il n’y a plus dans cette logique que 1 300 quartiers, en métropole, éligibles aux financements de l’Etat au titre de la politique de la ville. Et grande nouveauté, certaines communes très urbaines où se trouvaient des quartiers défavorisés n’apparaissent plus dans la cartographie prioritaire (Boulogne-Billancourt ou Biarritz, par exemple). Symétriquement, certaines communes plus rurales (en tout cas moins denses) apparaissent désormais (Guéret ou Auch, par exemple).

 

Au total ont ainsi été repéré 1 300 quartiers, baptisés « quartiers prioritaires » et connus sous le sigle « QP » ou « QPV » (pour « quartiers de la politique de la ville »). Cette phase de resserrage par rapport aux anciennes procédures et à leurs 2 500 quartiers, a connu rapidement son écrémage et son nouveau ciblage. En effet, en octobre 2015, les QP ont été complétés par les QTP, les « quartiers très prioritaires ». Ceci avant, peut-être, une extension à d’autres quartiers qui s’estiment injustement mis à l’écart de cette géographie prioritaire. Et une reprise de souffle donc dans l’accordéon.

 

ENCADRÉ – La définition des nouveaux quartiers prioritaires

La loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine dispose que les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont caractérisés par un écart de développement économique et social apprécié par un critère de revenu des habitants. Cet écart, indique la loi, « sera défini par rapport, d’une part, au territoire national et, d’autre part, à l’unité urbaine dans laquelle se situe chacun de ces quartiers, selon des modalités qui pourront varier en fonction de la taille de cette unité urbaine ».

 

Un décret du 3 juillet 2015 fixe à 1 000 le nombre minimal d’habitants conduisant à la délimitation d’un quartier prioritaire. Il définit le critère de revenu des habitants comme le « revenu médian par unité de consommation » (RMUC).

 

Pour être un quartier prioritaire, un territoire doit avoir un RMUC inférieur au seuil de revenu médian par unité de consommation, calculé selon une formules qui diffèrent selon que l’unité urbaine a une population de moins de 5 millions d’habitants ou d’au moins 5 millions d’habitants.

 

La formule : le seuil de revenu médian par unité de consommation mentionné est défini ainsi,

 

1º Pour les unités urbaines de moins de 5 millions d´habitants :

S = 0,6 × ([0,7 × RMUC-nat) + (0,3 × RMUC-UU]) ;

2º Pour les unités urbaines de 5 millions d´habitants ou plus :

S = 0,6 × ([0,3 × RMUC-nat) + (0,7 × RMUC-UU]),

 

pour son application, S est le seuil de revenu médian par unité de consommation, RMUC-nat est le revenu médian par unité de consommation de la France métropolitaine et RMUC-UU est le revenu médian par unité de consommation de l’unité urbaine au sein de laquelle est situé le quartier.

 

Le décret précise que la délimitation des quartiers prioritaires implique la consultation des présidents d’établissements publics de coopération intercommunale ou de métropoles et de maires des communes concernés. On doit ainsi retenir que les quartiers prioritaires ne résultent pas uniquement des seuls ordinateurs de l’INSEE, mais aussi d’une discussion politique.

FIN DE l’ENCADRÉ

 

Tous ces changements dans l’organisation territoriale de la politique de la ville n’ont probablement pas un grand impact sur le quotidien des habitants et sur celui des opérateurs de la politique de la ville. Sur les habitants, il en va presque sans dire, puisqu’il s’agit, avec la réforme de la géographie prioritaire, d’une réforme administrative très technique. À court terme, une telle révision des cibles de l’action publique n’aura aucune incidence. Il est cependant évident que l’intention est d’avoir un impact, à long terme, sur les habitants avec des procédures et des moyens plus adaptés. A ce titre, c’est probablement sur les opérateurs de la politique de la ville que la réforme aura le plus de conséquences. La suppression du zonage en ZUS et ZRU va transformer les avantages socio-fiscaux qu’il y avait à s’installer dans ces zones. Signalons que les ZFU (les « zones franches ») demeurent, avec une nouvelle appellation, plus dynamique et positive : on les appelles désormais les « territoires entrepreneurs ». C’est tout de même bien d’un changement significatif qu’il s’agit, du point de vue de la politique économique de soutien aux quartiers en difficulté.

 

Quant au sujet de l’animation et du soutien dans ces quartiers, activités généralement gérées par des associations, la nouvelle géographie ne devrait pas avoir d’incidence notable. Les sommes dévolues à la politique de la ville ne vont pas beaucoup changer. De toutes les manières, le bilan de cette réforme sera à apprécier dans le cadre plus général de la réforme territoriale (avec diminution du nombre des régions, et évolution du rôle des départements). C’est cette transformation plus globale de l’action publique locale qui aura le plus d’impact sur la manière de gérer les quartiers de la politique de la ville. D’ailleurs, quelles que soient l’issue du scrutin de 2017 et les orientations qui s’ensuivront, le devenir de ces quartiers sera toujours davantage fonction des interventions génériques affectant tous les territoires que des interventions spécifiques cherchant à traiter spécialement les territoires dits prioritaires.

 

 

Pour en savoir plus

Damon J. (2010), Questions sociales et questions urbaines, Paris, PUF.

« Économie des quartiers prioritaires », Revue économique, n° 3, 2016.

 

[1]. Pour les informations socio-démographiques, les plus récentes, voir « Les habitants des quartiers de la politique de la ville », INSEE Première n° 1593, 2016.

[2]. Cf. B. Aubry, M. Tribalat, « Les jeunes d’origine étrangère », Commentaire, n° 126, 2009.

[3]. Sur ce point très sensible, P. Beckouche, « terroristes français : une géographie sociale accablante », Libération, 28 décembre 2015, qui signale que de Mohamed Merah à Amedy Coulibaly en passant par les frères Abdeslam, ces jihadistes viennent surtout de zones urbaines sensibles.

[4]. Sur les évolutions et évaluations contrastées de la politique de la ville, voir les travaux de R. Epstein et T. Kirszbaum.

« Rétrospective de la prospective de la branche Famille de la sécurité sociale : variables, scénarios et enseignements », Informations sociales, n° 193, 2016, pp. 86-93

Rétrospective de la prospective de la branche Famille

Variables, scénarios et enseignements

 

Julien Damon

 

Julien Damon est professeur associé à Sciences Po et conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de la sécurité sociale (En3s). Il a été responsable de la recherche et de la prospective à la CNAF de 1999 à 2005. Dernier ouvrage paru : La sécurité sociale (PUF, coll. « Que sais-je ? », 2015).

 

La branche famille est familière de la prospective. Les démarches les plus récentes s’inscrivent dans une tradition de travaux d’anticipation, de projection et de prospective remontant aux années 1960. La branche, notamment par l’intermédiaire de ses dirigeants qui participaient aux Commissions du Plan comme aux analyses doctrinales publiées notamment dans la revue Droit Social, a alors largement contribué à des réflexions et inflexions de la politique familiale.

 

On peut, ensuite, grossièrement distinguer quatre périodes passées qui ont été caractérisées par quatre principaux sujets de prospective. Les premiers travaux (publiés dans les années 1970 et 1980) portent sur la famille, son évolution et l’évolution plus générale des politiques sociales. Une deuxième période (dans les années 1990) porte sur la politique familiale, et, directement, sur ce que les CAF peuvent faire et proposer dans un environnement qui se transforme. Une troisième période (dans les années 2000) traite de l’environnement des politiques familiales, avec établissement de scénarios de contexte, en se penchant sur les conséquences de différents scénarios sur les CAF. Une quatrième période (au début des années 2010) va plus directement se concentrer sur les perspectives et souhaits d’évolution des métiers, de l’identité et du réseau des CAF. Ces exercices les plus récents se rattachent à une logique plus générale de montage et de suivi des lois de financement de la sécurité sociale et des conventions d’objectif et de gestion. Mais leur horizon temporel, supérieur à l’annualité des LFSS et au caractère quinquennal des COG, autorise un détachement vis-à-vis des priorités urgentes, ceci afin de préparer des orientations stratégiques.

 

Au fil des années, les scénarios sur les politiques familiales, comme sur les CAF elles-mêmes ont été proposés, révisés, raffinés. La relecture de trois travaux passés permet certes de donner une idée de la richesse du passé, mais surtout de formaliser ce qu’il en est des options possibles, des variables déterminantes et même des scénarios pour les CAF. Rien n’est définitivement écrit pour l’avenir des CAF, mais les démarches prospectives ont permis de le baliser. Un point commun absolument central de toutes ces démarches tient du rôle des CAF dans la construction, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques. Il n’y a pas là expression d’un défaitisme face au constat de transformations par rapport à de supposés âges d’or passés, mais, au contraire, expression du volontarisme de la branche famille.

Un groupe prospective au début de la décennie 1990

Un groupe prospective, constitué autour de la Commission Organisation et Gestion (le sigle COG n’était pas employé, et ne désignait pas une convention avec l’Etat) réunissant la CNAF et le réseau des CAF, rend un rapport en 1991 avec un « essai de projection prospective de la gestion des Caisses ». Les sujets et éléments d’analyse retentissent comme profondément actuels. Alors que le rapport raisonne à l’horizon 2000, nombre de ses constats et perspectives se retrouvent, toutes choses égales par ailleurs, lorsque l’on raisonne maintenant, en 2015, à l’horizon 2025. On peut présenter, à la serpe, les éléments constitutifs de cet exercice.

 

Les variables de l’environnement stratégique à venir

  • L’importance de l’intégration européenne : si le rapport de 1990 insiste tant sur cette dimension, c’est parce que la variable semblait moins évidente mais aussi peut-être plus attrayante qu’aujourd’hui.
  • Le repositionnement des acteurs, avec la décentralisation qui va s’approfondir, mais aussi le fait régional qui se confirme.
  • L’incertitude économique du contexte et l’hétérogénéité croissante des publics de la branche.
  • Des mutations dans la gestion, avec de nouvelles méthodes pour les services publics généralement inspirées du secteur privé.
  • Les changements majeurs dans les financements (avec la toute neuve CSG) pouvant conduire à des bouleversements plus généraux.

 

Des changements majeurs envisagés pour la branche

  • Des modifications dans la relation avec les allocataires (l’allocataire devient plus actif et plus exigeant ce qui impose de diversifier les canaux de contact). Signalons que le rapport envisageait d’adopter le numéro INSEE plutôt qu’un numéro allocataire spécifique…
  • Des évolutions technologiques à venir (bureau sans papiers, un modèle national informatique)
  • Un environnement tendant à devenir plus concurrentiel.

 

Des faiblesses et des forces institutionnelles

  • Les principales faiblesses : « ethnocentrisme institutionnel », insuffisante culture de l’innovation, difficulté à valoriser son image, objectifs divers qui ne sont pas rassemblés dans un projet.
  • Les principales forces : sens du service public, bonne image externe, organisation décentralisée, coûts de gestion maîtrisés, investissements à mieux valoriser.

 

Une stratégie pour les années 1990 (à relire donc avec des yeux visant 2025…)

  • Pour donner du sens à l’action des CAF, avec un projet institutionnel affiché et une légitimité fondée sur l’allocataire.
  • Pour un marketing institutionnel, en améliorant la connaissance des attentes des allocataires, en évaluant les politiques, en faisant davantage de propositions sur les prestations.
  • Pour une adaptation aux évolutions à venir, avec une réflexion prospective systématique et une nouvelle politique de communication.

Les CAF à l’horizon 2000, vues du milieu des années 1990

Un groupe de travail interne a réalisé fin 1996, un nouvel exercice de prospective en mettant au jour les variables centrales d’évolution des CAF entre 1995 et 2000. Dans un système estimé relativement stable, quatre variables décisives ou « motrices » fortement structurantes ont été identifiées : 1/ la politique de redistribution, 2/ les mutations technologiques, 3/ les profils des publics, 4/ l’autonomie de conception des CAF. En l’absence de degrés de liberté supplémentaire, l’avenir du système apparaît ainsi relativement encadré et prédictible.

 

Le travail effectué par le groupe a permis de construire différents arbres d’influence mettant en évidence les effets cumulés des variables, et illustrant la dynamique du système étudié. Une quarantaine de tendances lourdes à horizon 2000 ont pu être identifiées et validées par les directeurs des CAF, parmi lesquelles la fiscalisation croissante des ressources, un plus grand ciblage et une plus forte conditionnalité des prestations, la montée en puissance des acteurs locaux.

 

L’analyse des jeux d’acteurs a permis, quant à elle, d’identifier les acteurs internes et externes les plus en accord et en désaccord avec les objectifs de développement des CAF. Les désaccords potentiels apparaissent en nombre limité et les CAF semblent se mouvoir dans un environnement autorisant des actions stratégiques nouvelles pour peu que leurs visées et leurs modalités d’application soient clairement explicitées.

 

Le groupe a enfin élaboré quatre scénarios de développement selon des trames très différentes :

  • Le scénario du statu quo et le scénario tendanciel correspondent à une accentuation des tendances à l’œuvre, au terme desquelles les CAF géreront de nombreuses prestations de plus en plus complexes. La pression de la productivité se fera de plus en plus sentir et les problèmes posés par la pyramide des âges des personnels s’accentueront. Le nom générique retenu pour ces deux scénarios est celui de la CAF « citadelle assiégée ».
  • Le scénario du « tout financier » exacerbe un peu plus la pression financière qui pèse sur l’institution. Le souci d’une performance optimale conduit à développer les moyens de contrôle, à standardiser les opérations et à automatiser les relations avec l’extérieur.
  • Le scénario de l’« allocataire cœur de cible » insiste tout particulièrement sur la modernisation par l’usager. Il fait de la relation avec l’usager le point central de l’action des caisses dans les domaines de l’accueil, de la réponse à la demande et du développement des compétences professionnelles.
  • Le scénario de la CAF « symbiotique », qui correspond à une situation d’excellence globale, tente de concilier le plus grand nombre possible de contraintes et de satisfaire concomitamment l’ensemble des parties prenantes à la vie de l’institution.

 

Quatre scénarios très contrastés donc, mais avec, au fond, un sujet commun : celui de la place et du rôle des CAF dans des politiques dont la conception risque de davantage leur échapper.

Encadré – La branche Famille de demain vue de 1995

Le Directeur des prestations familiales de la CNAF a tenté, en 1995, une prévision de ce que pouvait être la branche Famille dans dix ans (c’est-à-dire à peu près en 2005 quand était organisée une autre démarche prospective). Insistant sur le « caractère ardu de la tâche » il écrivait que l’exercice relevait de « la plus haute acrobatie intellectuelle ». Rappelant que la branche Famille abritait en son sein bien d’autres éléments (politiques du logement, des revenus, du handicap, etc.) Philippe Steck la présentait comme « multipolaire ». Il envisageait trois scénarios :

  • La continuation du « déclin » avec une politique familiale réduite à la portion congrue des politiques sociales.
  • L’application stricte des décisions prises au milieu des années 1990 (notamment la loi Famille de 1994) permettant une quasi stabilité de la politique familiale dans l’ensemble de la Sécurité sociale.
  • Une grande ambition, avec retour à une politique de grande ampleur telle que lancée dans les années 1950.

Ces trois scénarios sont de facture au fond très classique car ils correspondent à trois hypothèses simples (mais extrêmement utiles) : le déclin, la stabilité, le retour à l’ambition.

 

Le scénario du déclin prend en compte l’évolution passée qui, de 1946 à 1994, a vu la branche Famille considérablement reculer, proportionnellement aux autres, en termes de masse financière. Elle représentait plus de 40 % du total des dépenses de Sécurité sociale en 1946, et n’en représentait plus qu’environ 11 % vers 1995. Certaines variables, déjà repérées par Ph. Steck, comme le vieillissement de la population, l’absence de maîtrise des dépenses de santé ou la poursuite du déclin démographique pouvaient laisser envisager une branche Famille marginalisée, à hauteur de 4 ou 5 % des dépenses de Sécurité sociale. Dans ce scénario le financement par les cotisations ne se justifie plus et l’appartenance même à la Sécurité sociale est présentée comme « aléatoire ».

 

Le scénario de stabilité de la politique familiale prenait appui sur les dispositions et les ambitions de la loi famille du 25 juillet 1994. Dans le cadre de ce plan, la politique familiale devait être en quelque sorte rehaussée, et sortir de son statut de « politique résiduelle, aléa du développement des autres politiques sociales ». La loi famille, appuyée par une nécessaire croissance soutenue, pourrait permettre une quasi-stabilité des moyens de la branche Famille à hauteur de 10 % des dépenses de Sécurité sociale. Dans ce scénario, des priorités et des ciblages seraient établis vers la petite et la grande enfance. Le rapport action sociale/prestations légales pourrait passer de 5 à 15 %, avec un souci plus affirmé de développement des équipements.

 

Le scénario de très forte relance de la politique familiale reposait sur l’hypothèse d’un retour aux options de 1946. C’est principalement le constat d’un « crash » démographique accéléré, relayé par une prise de conscience européenne, qui pourrait être à l’origine d’un sursaut. Très improbable, selon son concepteur, ce scénario est celui d’une « gigantesque volonté politique » pour un « changement d’échelle intense ».

 

Pour l’auteur, l’avenir le plus probable, en 1995, est celui d’une hybridation de ses scénarios 1 et 2. A côté de ces extrapolations, il repérait, sous une large rubrique baptisée « l’imprévu…», quelques faits « lourds et porteurs » qui pouvaient avoir un impact majeur sur les évolutions de la branche et de la politique familiale. Il relevait ainsi la possibilité d’une apparition d’un « grand service public de garde gratuite des enfants âgés de moins de trois ans ». Pour la « génétique » du phénomène il notait que cette idée ne pouvait passer que si elle était portée par une femme ou un homme public qui, tel Jules Ferry en son temps, imaginait « la création d’une école pré-maternelle pour les bébés ».

 

Source : Philippe Steck, « La branche famille demain », Droit social, n° 9/10, 1995, pp. 808-814.

 

FIN DE L’ENCADRÉ

Les « futurs possibles » de la politique familiale, vus de 2005

La démarche récente de prospective la plus conséquente, au moins en termes d’investissement, a été développée de 2004 à 2006. Elle a permis de traiter, de façon très approfondie, de l’environnement global et des évolutions possibles des politiques familiales. Au terme d’un exercice de micro-scénarios par composantes (démographie, politique, etc.), il a été possible de dessiner et de déduire des scénarios globaux d’environnement de la politique familiale et, partant, des futurs possibles en termes de politique familiale.

 

Un premier scénario – tendanciel et le plus probable – relève d’ajustements paramétriques, sans réformes en profondeur. Il est marqué par un repli mécanique de la politique familiale par rapport à d’autres domaines de protection sociale. Dans un deuxième cadre il est possible d’imaginer que tous les indicateurs d’environnement se remettraient au vert, ce qui permettrait la reprise d’une dynamique vertueuse pour les dépenses publiques en direction des familles et des enfants. Ce scénario est spontanément assez improbable, dans la mesure où il ne va pas de soi et suppose la conduite de politiques très volontaristes, impliquant précisément des réformes en profondeur. Face aux évolutions démographiques et aux problèmes de financement, notamment, des choix peuvent être faits au détriment de la politique familiale (celle-ci étant contestée et critiquée) ou bien en sa faveur (ses performances étant valorisées, et sa légitimité réassurée). Il s’ensuit deux scénarios nécessairement contrastés, celui d’une politique familiale contestée ou celui d’une politique familiale rénovée.

 

Tendanciel sans réforme : le repli mécanique de la politique familiale

Ce futur possible se caractérise par le prolongement des principales tendances en cours : un contexte économique morose, un vieillissement accéléré, la continuation des transformations familiales. Les pouvoirs publics ajusteraient et gèreraient au quotidien, avec certainement des tensions accrues en ce qui concerne les financements, mais aucune réforme fondamentale ne serait mise en œuvre. Mécaniquement, dans ce contexte, la politique familiale serait en repli relatif par rapport aux autres risques, voire même en repli absolu. Les rythmes actuels de création de nouvelles prestations et de complexification du droit ne seraient pas nécessairement ralentis. Les CAF pourraient en revanche être mises totalement en question, et leurs compétences et moyens absorbés par les collectivités locales et/ou par l’Etat. Inversement, elles pourraient continuer, en resserrant leurs activités, à investir et à agir dans des domaines toujours plus restreints de prestations légales et d’action sociale. Sans être radicalement remis en cause, les fondements de la branche famille se trouveraient considérablement affaiblis, tandis que le partenariat avec les collectivités locales se trouverait ballotté par les arbitrages budgétaires dans le domaine de l’action sociale, et les difficultés à établir des priorités dans les secteurs d’intervention.

 

Les indicateurs au vert : une politique familiale confortée

Ce futur possible se caractérise par la conjonction d’évolutions favorables pour conforter la politique familiale : une croissance « retrouvée » et riche en emplois, une stabilisation des transformations familiales, un vieillissement pondéré par un niveau de fécondité encore plus élevé qu’aujourd’hui. Ce futur possible (qui n’est pas impossible mais suppose notamment d’emprunter de nouveaux chemins, en particulier pour ce qui concerne la politique de l’emploi) est celui de tous les indicateurs au vert. La politique familiale serait dans ce cadre en expansion. Lui seraient attribuées certaines des vertus de la situation actuelle : elle permettrait ainsi de soutenir la fécondité et de mieux concilier vie familiale/vie professionnelle. La politique familiale à la française pourrait inspirer les orientations de l’Union Européenne. Les moyens financiers qui lui seraient alloués se trouveraient confortés même si le besoin d’une plus grande lisibilité continuerait de se faire sentir. Ce futur possible, optimiste, n’est pas nécessairement celui du statu quo quant aux formes et aux priorités des dépenses publiques en direction des familles. De nouvelles options seraient possibles. Pour les CAF, ce scénario pourrait s’accompagner de changements notables, en particulier dans leurs relations, de plus en plus contractualisées, avec les collectivités locales.

 

La politique familiale contestée, sacrifiée

Dans un contexte de faible croissance, d’explosion des dépenses vieillesse/dépendance, de difficultés persistantes à maîtriser les dépenses de santé, des arbitrages défavorables seraient effectués au détriment de la politique familiale. Les dépenses de prestations, mais également les dépenses fiscales, voire celles pour les équipements seraient réorientées au profit d’autres risques. La remise en cause de l’universalité des allocations familiales pourrait être radicale. Le ciblage pourrait être extrêmement précis sur les catégories les plus défavorisées de la population. L’idée même d’une politique familiale à base et visée universelle serait contestée, au profit d’une logique d’aide sociale pour les familles à bas, voire très bas revenus. Cette contestation et ce sacrifice seraient rendus possibles par l’incapacité à démontrer ce qu’il en est véritablement des effets et des coûts des dépenses en direction des familles. Un autre appui à cette option serait de critiquer la socialisation des revenus et de laisser aux « solidarités » familiales le rôle de la politique familiale. A moins de disparaître, les CAF pourraient alors être conduites à recomposer leurs interventions dans des logiques centrées sur l’insertion ou encore le financement d’établissements et de services locaux pour les enfants en difficultés, les personnes âgées dépendantes ou les handicapés. Les CAF deviendraient alors, avant tout, des prestataires de services des départements.

 

La politique familiale rénovée et recentrée

Dans un contexte qui peut être celui d’un cumul de difficultés financières et sociales comme celui d’un contexte plus favorable (relativement), des arbitrages seraient effectués entre les différents pans de la protection sociale. Ces arbitrages seraient réalisés en faveur des investissements en direction des enfants et de la jeunesse. Il pourrait s’ensuivre une politique familiale renforcée mais réformée, avec des priorités claires quant à ses domaines, voire même ses modalités d’intervention. Sur le plan des formes, dans ce contexte « favorable » à la « politique familiale », les CAF pourraient toutefois se trouver en retrait, un outil fiscal puissant (par exemple) se substituant à la myriade des prestations. Les CAF pourraient au contraire occuper un rôle de premier plan dans la mise en œuvre d’un service public de la petite enfance, en tant qu’autorité organisatrice, aux côtés de l’Etat et des collectivités locales (comme pour les transports publics locaux).

 

*

*   *

 

Que retirer, en ultime synthèse, de cette relecture d’anciens travaux de prospective ? Trois leçons se dégagent. En premier lieu, on l’aura plusieurs fois noté, ce qui saute aux yeux c’est l’actualité des variables, des hypothèses et des scénarios. En deuxième instance, ce qui pourra avoir marqué le lecteur de ces relectures, ce sont les répétitions et les ressemblances à des années et des décennies d’écart. Est-ce à dire que le futur prend toujours, vu du jour, les mêmes formes et directions, avec donc une forme de fatalisme, condamnant notamment les CAF à une dépendance accrue vis-à-vis d’autres acteurs ? Rien n’est moins certain. Et c’est dans la diversité des scénarios que se trouve véritablement la richesse de tous ces exercices. Mais il est un troisième enseignement, portant non pas sur les variables à prendre en compte. Celles-ci sont, au fond, presque toujours les mêmes. Mais leur importance relative diffère largement. Au regard de l’actualité, et ceci afin de souligner que rien n’est définitivement écrit ni acquis, il est probable que la variable « révolution numérique » (repérable depuis des décennies, sous d’autres termes et avec des conséquences supposées bien moindres) soit à intégrer avec plus grande force pour réévaluer tout ce qui a pu être dessiné et scénarisé jusqu’à aujourd’hui. L’avenir des CAF et de la politique familiale n’est en rien définitivement déterminé. Mais il ne peut raisonnablement s’envisager qu’en ne raisonnant plus à partir des habitudes et perspectives de la société industrielle, que l’histoire des CAF et de la politique familiale a pleinement accompagné, mais en fonction de l’essor d’une société numérique qui transforme tout. Et que les différents exercices de prospective ont tous, à leur manière, annoncé.

 

 

« La Smart Cité en 2040 : une utopie urbaine en deux fictions », Annales des Mines. Responsabilité & Environnement, n° 84, 2016, pp. 5-9.

Établir des habitats flottants permanents ne serait plus uniquement une utopie pour les riches mais une option sérieuse pour l’humanité. Le pari technologique et financier de la production de nouveaux espaces au-delà des terres relève toujours de projets de société. Projections réalistes ou programmes fictifs ?

Télécharger (PDF, 1.96Mo)

La Smart Cité en 2040 :

l’utopie urbaine en deux fictions

 

 

Julien Damon, Professeur associé à Sciences Po, auteur, notamment de Questions sociales et questions urbaines (PUF, 2010) et Les 100 mots de la ville (PUF, 2015). www.eclairs.fr

 

Villes, métropoles et mégapoles sont, historiquement, de bons terreaux à utopies et dystopies. La ville fait rêver ou cauchemarder, c’est selon. Aujourd’hui la mode est à tout ce qui est smart (intelligent, élégant, habile), notamment en territoires urbains. Et on projette des réalisations grandioses ou des préoccupations graves. En tout état de cause, smart et utopie sont engagés ensemble sur le bateau de la réflexion urbaine. Celle-ci peut passer par des modèles, des tables et des projections statistiques. Elle peut aussi passer par un peu d’imagination. Une imagination qui est à l’œuvre, en matière urbaine, depuis bien longtemps.

 

L’utopie fête, en 2016, son demi-millénaire. Thomas More publie, en effet, en 1516 son Utopia, ce « nulle part », qui ne figure sur aucune carte, peuplé d’Utopiens qui résident dans l’une des 54 villes de l’ile. Chacun loge dans une maison confortable sans serrure mais avec jardinet. Tous les dix ans, il en change par tirage au sort afin d’éviter le syndrome du propriétaire. Il prend ses repas dans une taverne collective, s’initie aux arts, écoute des conférence, pratique le culte de son choix, peut divorcer. Ce texte se constitue en genre littéraire et l’on ne compte plus les utopies que le monde occidental va produire au cours des siècles suivants pour épouser et renforcer au 20ème siècle la littérature de science-fiction. Les utopies sont variées et si certaines se déroulent en ville, la plupart sont agro-artisanales ce qui ne déplaira pas au mouvement hippy américain ou aux néo-ruraux français de l’après mai 68. À dire vrai, l’utopie est d’abord une démarche plus qu’une contre-société. L’architecture et l’urbanisme n’y tiennent qu’un rôle secondaire, bien après l’amour, l’éducation, les loisirs. L’urbanisation progressant partout, c’est plutôt directement dans les villes, et dans des villes transformés, que l’imagination utopique puise maintenant son essence. Après l’île d’Utopie, c’est désormais la smart city qui fait songer, conjecturer, fantasmer. Avec des réalités – certes augmentées – mais très concrètes.

 

Pour en rendre compte, on passera par le récit. Ces deux courtes fictions portent, de façon contrastée et décalée, sur la vie quotidienne d’un chef d’entreprise métropolitain d’ici une vingtaine d’années. L’idée est de montrer les avantage et inconvénients des logiques smart. Il s’agit, surtout, de démythifier, par le sourire et l’imagination, les deux perspectives opposées du cauchemar technologique et du paradis numérique.

 

Relevons, à titre introductif, que le même exercice mené il y a vingt ans, n’aurait vraisemblablement pas mesurer ce qu’allaient être la diffusion et la pénétration dans la vie quotidienne des téléphones portables (qui n’étaient pas encore dits intelligents), des GPS, des courriers électroniques ou, plus généralement, de l’Internet… Pour ne rien dire de l’autopartage, du retour du tramway et du vélo, rendus possibles par les performances des systèmes d’information.

 

Et n’oublions pas que le rêve des uns peut être le cauchemar des autres. Et vice-versa.

 

Nightmare city

Sylvain Camille vient de se réveiller. Il est 7 heures. Ses enfants – il en a la garde aujourd’hui – vont pouvoir prendre leur petit-déjeuner qui se prépare automatiquement avec la cuisine totalement intégrée et connectée de l’appartement. Ses soucis sont d’ordre professionnel. Économiquement, sa société de conseil en design fonctionne plutôt bien. Mais il ne sait pas si la banque lui accordera ce matin le crédit quotidien dont il a besoin pour payer – comme chaque jour – la Taxe sur les Données Ajoutées (TDA) que chaque métropole, depuis 2025, fixe avec différents taux tous les jours.

 

Il lit les nouvelles sur la vitre intelligente de son salon, au vingtième étage de la tour Harmitage, juste au-dessus de la ferme urbaine dont il apprécie les produits. Il est aujourd’hui bien fatigué. Le buzzer a, en effet, sonné deux fois, dans le cadre de son programme de disease management, pour lui rappeler de prendre ses cachets contre l’insomnie.

 

Après l’absorption d’un solide café et des informations, il prend sa voiture, le nouveau modèle de IpadVolvo avec toit ouvrant et quatre roues, qui lui permet de rejoindre son espace de travail à côté de la gare centrale. Pendant le trajet – totalement géré par l’ordinateur de bord – il refait les tableaux de financement pour son investissement dans une nouvelle imprimante 3D permettant de reproduire directement des appartements. Au-dessus de lui, dans la circulation mésoaérienne, des drones renifleurs d’incivilités repèrent et repoussent les individus indésirables et déconnectés qui, parfois, accèdent aux autoroutes des données. Les coûts de protection contre les cyberattaques représentent 40 % du budget métropolitain.
Arrivé à ce qu’il aime appeler, en termes désuets, son « bureau », il entre en communication holographique avec le Chief Data Officer de son arrondissement industriel. Délégué de la municipalité, mais payé par les différentes entreprises qui s’abonnent à ses services, celui-ci lui transmet la base quotidienne d’optimisation d’activité. Il en va, pour Sylvain, de sa consommation énergétique, et, surtout, de ses dépenses. La communication n’est pas amusante aujourd’hui car elle invite, assez sèchement, Sylvain à participer à un déjeuner au Schéma de Cohérence Territoriale des Entreprises (SCOTE). Virtuelle, cette rencontre permet à tout participant de consommer ce qu’il veut, mais elle est consommatrice de temps.

 

Ce n’est, en réalité, qu’à partir du début de l’après-midi que Sylvain trouve un moment dégagé de ses différents appareils de réalité augmentée. Il a une heure avec une feuille de papier, tout de même à écriture numérique. Il dessine un nouveau plan d’appartement, avec décoration standardisée mais également intégration des doubles normes Feng Shui 5.0 et Bonshommes Basse Consommation (BBC). L’ensemble lui semble correct, même si loin des vieilles études de design et d’architecture de son père.

 

Il reçoit un pneumanumérique sur son bureau. Les documents contenus dans cette mémoire de 7 To correspondent à l’appel d’offre en Partenariat Public Privé Population Police (PPPPP) lancé par le grand consortium VidiVicci et l’instance de gouvernance métropolitaine. L’ambition est d’installer de nouveaux services de dortoirs urbains, avec sanitaires et télématique intégrés, pour les ouvriers des réseaux. Ces derniers, travaillant la plupart du temps dans les sous-sols, habitent généralement en dehors des frontières métropolitaines. Les grandes entreprises et les élus ont décidé de leur proposer des équipements les autorisant, en semaine, à mieux concilier leurs temps de déplacement avec leurs obligations professionnelles. Un grand sujet est de trouver des espaces où implanter ces bâtiments d’un type nouveau, à distance raisonnable des tramways suspendus (c’est le principe Sleep In My Transportation Yard – SIMTY) et à distance raisonnable à la fois des habitations résidentielles du centre de l’agglomération et de son Central Business District (c’est le principe Not In Their BackYard – NITBY). Sylvain a lu dans un journal progressiste du début des années 2020 que de tels principes d’aménagement étaient ségrégatifs. Il ne le croit plus, notamment depuis qu’il a vu les grands groupes lancer des cours sur Internet pour diminuer la fracture numérique.

 

Sylvain Camille consacre, comme de tradition, la fin d’après-midi à ses amis et au sport. Il a pu rejoindre son club Dem’, où il pratique, en équipe, le trail sur pistes électroniques. Hélas, la séance est perturbée par une panne générale des systèmes du quartier. Depuis la grande attaque des OccupyHacking de 2031, certains segments urbains du système central d’informations font ponctuellement défaut. C’est le cas aujourd’hui. Les grandes installations, comme les trois aéroports, les retail clinics et les hôpitaux, les centrales d’énergie et la voirie, ont pu être intégralement sécurisés. Mais les coûts sont trop importants pour empêcher toute intrusion dans d’autres sous-systèmes. Pas de sport donc aujourd’hui. Il en profite tout de même pour une télérencontre dans le salon de sa mère. Âgée, elle se trouve depuis cinq ans dans un Établissement Personnalisé Attentif à Haute Domotique (EPAHD). Elle lui indique, comme d’habitude, qu’elle regrette de ne pas l’avoir vu depuis cinq ans.

 

Le soir, en se couchant, il se rappelle de la lecture d’un ouvrage du milieu du siècle précédant, évoquant une sorte de enormous brother qui contrôlait toute la ville. Avec ses cachets bien pris, il s’endort tout de même heureux de ne pas dépendre totalement ainsi d’un seul homme. Mais inquiet de voir sa vie reposer sur une infinité d’applications interopérables mais pas toujours agréables…

 

Dream city

Camille Sylvain n’a pas entendu le réveil à 7 heures. Mais à 7 heures 15, la couette autochauffante s’est mise à rouler à terre. Elle a la possibilité de prendre, virtuellement, un petit-déjeuner avec ses enfants qui ne sont pas avec elle aujourd’hui. Professionnellement, elle est heureuse de savoir qu’elle, ses associés et l’ensemble des protoentrepreneurs qui exercent dans sa société vont pouvoir se rencontrer ensuite – tout aussi virtuellement – dans la salle de conférences organisée dans ce qui était une salle à manger.

 

Elle sort faire un jogging, accompagné de son assistant personnel, un robot D3R3 dernier modèle qui lui fait part des dernières informations et également de ses performances sportives immédiates. Sur le chemin, Camille a le plaisir de croiser la directrice du service « égalité d’accès » à la mairie centrale. Elle l’apprécie car c’est avec elle qu’elle a pu designer à la fois l’espace d’accueil et, surtout, les programmes de formation en ligne qui assurent l’égalité numérique.

 

Juste avant la fin de ce jogging, au moment d’arrêt optimal signalé par D3R3, Camille notifie le virement annuel de Taxe sur le Numérique Adapté (TNA) que la métropole prélève. C’est, depuis la grande réforme fiscale de la fin des années 2010 (celle qui a fait suite à l’effondrement des finances locales), le seul impôt métropolitain pesant sur les entreprises. Avec un taux relativement élevé (20 % des bénéfices et 10 % du montant total des abonnements numériques), cette taxe est très bien acceptée. Dans son club des incubateurs métropolitains – qui permet des échanges avec toutes les catégories d’entreprises et d’entrepreneurs – Camille a même soutenu une motion visant à faire basculer une partie des prélèvements pesant sur les ménages vers la TNA. C’est une question d’attractivité, autant pour des personnes talentueuses et aisées que pour des ménages moins favorisés.

 

Alors qu’il n’existe plus que de véhicules totalement individuels et que l’offre de transports collectifs (allant de vélos en libre-service à des Trains Intraurbains à Grande Vitesse – TIGV) est très étendue, Camille emprunte surtout le covoiturage des véhicules en autopartage. Les systèmes d’enregistrement préalable permettent à tout passager d’avoir des informations de base sur de futurs autres passagers. L’ensemble autorise des discussions par affinité, mais aussi, si l’on se débranche, un peu de surprise.

 

Elle arrive, en général, le matin à 11:00 au sein de son Massive Open Space (MOS), un espace de travail partagé par 1 257 salariés et entrepreneurs. Chaque jour elle sait auprès de qui elle va se retrouver. Un ancien terme – celui d’écosystème – cherchait à désigner cette émulation rendue concrètement et humainement possible dans ces nouveaux tiers-lieux de l’activité professionnelle, entre chez-soi et le bureau fixe. 56 % des actifs exercent maintenant de la sorte.

 

Il en va autrement des réseautiers, nom donné à partir de 2025 à toutes les personnes exerçant, notamment en sous-sol, dans l’implantation et la maintenance des services de gestion des fluides (de l’eau à la donnée). Le nombre d’emploi a cependant fondu dans ces domaines tandis que l’élévation des niveaux de technicité a conduit à une augmentation importante des rémunérations. Afin d’attirer ces talents concrets, la métropole a même mis en place un régime de formation et de retraite avantageux. En référence à un ancien régime d’assurance chômage, les promoteurs de ce modèle l’ont baptisé le régime des intermittents des réseaux, avec un mi-temps affecté à la formation et un autre à la production. L’ensemble de la protection sociale, qui couvre l’ensemble de la population métropolitaine, est intégré et géré par la Régie smart de l’Indemnisation (RSI), un partenariat public privé à performance prouvée (PPPPP).

 

Camille et ses proches correspondent à la famille typique. Avec des revenus moyens et un mode d’existence conforme aux normes ISO 20250032 (normes non contraignantes d’adaptation environnementale), elle a, comme 78 % des habitants, un niveau très élevé de satisfaction à l’égard de sa ville et de sa vie.

 

Aujourd’hui, après sa réunion du matin, elle déjeune, en face-à-face, avec deux amis, protoentrepreneurs également. Ils étaient auparavant réseautiers mais, grâce à la formation, ils ont pu accéder à ce nouveau statut. Ils sont aujourd’hui restaurateurs, et ont lancé le nouveau concept du déjeuner débranché. Dans des espaces sans réseaux sociaux ni lignes électroniques ouvertes, les mets dégustés sont issus des 27ème et 28ème étages des tours du quartier de La Fée Danse, là où l’ensoleillement est optimal.

 

L’après-midi de Camille est consacré à produire son nouvel ensemblier de couleurs de décoration. Celles-ci se vendent à travers le monde. Il lui faut les imaginer et les tester sur des panels modélisés, à partir de développements qui ont été programmés par les étudiants de l’Université Bill Gates/Paul Delouvrier.

 

Camille sort ensuite pour participer, dans la salle de la mairie de quartier, à la discussion collective hebdomadaire où sont présentés les projets d’aménagement. Les divers résultats des consultations organisées dans la semaine sont discutés par échanges interactifs sur les écrans intégrés aux grandes baies vitrées. Ces confrontations, toujours positives, l’intéressent. Comme elles intéressent les investisseurs et aménageurs qui ont vu les temps de réalisation des projets divisés par trois en trente ans.

 

Rentrée chez elle à 20 heures, elle s’amuse à jouer avec ses enfants à la Conf’ Call – une activité ancienne dont le souvenir l’amuse et dont les enfants pensent qu’elle ne servait qu’à rigoler. Elle utilise ensuite, après les avoir embrassés, son casque stimulateur qui permet de piloter consciemment les rêves. En commun avec son compagnon Charles, resté à New York pour le mois. Mais avant de s’endormir, elle ne résiste pas à l’idée de passer un peu de temps sur cet ancien jeu, Sim city. Et, comme chaque fois, elle sourie en organisant sciemment des embouteillages et des pannes électriques. Deux éléments du passé dont ses enfants ne veulent pas croire qu’ils aient pu exister.

Télécharger (PDF, 1.95Mo)

« Sociétés et modes de vie dans le monde. Grandes tendances d’évolution à l’horizon 2030-2050 »

Évolution des sociétés et des modes de vie dans le monde

 

Julien Damon

 

On ne saurait, aux horizons 2030 et 2050, peindre un panorama prospectif exhaustif des évolutions sociales possibles dans le monde. On peut, en revanche, insister sur des tendances extrêmement structurantes. On en retiendra quatre. Le monde sera, demain, moins pauvre. La perspective d’extinction de la pauvreté extrême n’est pas utopique, même s’il faut conserver à l’esprit le sujet de la progression des inégalités. Deuxième dynamique, les classes moyennes émergentes vont très probablement continuer à s’affirmer, avec leurs nouvelles aspirations et d’importants potentiels de consommation. Troisième mouvement, l’urbanisation va poursuivre sa progression, sous ses deux formes très contrastées de la métropolisation (concentration des richesses et des activités dans les grands centres urbains) et bidonvillisation (extension des habitats dégradés). Enfin, quatrième évolution majeure, le monde sera plus religieux qu’attendu. Ces phénomènes affecteront très différemment pays pauvres (plus religieux et en cours de moyennisation) et pays riches (moins religieux et affectés par une certaine démoyennisation).

https://www.futuribles.com/fr/revue/415/societes-et-modes-de-vie-dans-le-monde-grandes-ten/

 

 

 

Télécharger (PDF, 747KB)

 

 

« La résidence alternée des enfants », Commentaire, n° 155, 2016, pp. 646-651.

Télécharger (PDF, 83KB)

 

 

La résidence alternée des enfants

 

Julien Damon

 

Passée de la proscription à la prescription, puis à la normalisation, la résidence alternée est une organisation de l’hébergement et de l’existence des enfants de parents séparés. Elle consiste, essentiellement, en un partage du temps de l’enfant, selon une fréquence d’alternance qui peut varier, entre deux foyers. L’enfant a ainsi deux foyers, deux logements et, plus concrètement, deux chambres. Il s’agit, pour lui, de s’adapter à un mode de vie que lui ont choisi ses parents (comme après toute séparation).

 

Un enfant peut être, une semaine, en famille recomposée, l’autre semaine en famille monoparentale. Il peut vivre, chaque semaine, dans une famille monoparentale différente (une semaine avec son père, une semaine avec sa mère). Il peut aussi vivre, alternativement, dans deux familles recomposées différentes. Dans le premier cas, il aura un beau-parent. Dans le second, il en aura deux. Le cas échéant, il pourra se trouver entre une famille recomposée avec un couple hétérosexuel et une famille recomposée homoparentale. Si le cas est statistiquement rare, il vient, avec les autres, montrer que résidence alternée et recomposition familiale posent toujours, pour les parents mais surtout pour l’enfant, des problèmes d’organisation, mais aussi de représentation et d’identification.

 

On propose ici une rapide synthèse sur ce sujet disputé, en tentant une pesée équilibrée des différents arguments.

 

Une pratique reconnue, et en progression, depuis une dizaine d’années

La pratique était très limitée et contestée à l’origine. La possibilité d’une reconnaissance a été plusieurs fois repoussée à l’occasion des multiples réformes de l’autorité parentale. La résidence alternée au domicile de chacun des parents a été consacrée par la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale[1]. Inspirée de deux rapports importants[2], le texte énonce que « père et mère exercent en commun l’autorité parentale ». Cette règle sous-tend à la fois un droit de l’enfant à être élevé par ses deux parents et le droit pour chacun des parents d’être impliqué dans l’éducation de ses enfants. Introduisant la référence à l’intérêt de l’enfant, elle va compléter la définition de l’autorité parentale. Dans la suite de cette loi, l’article 371-1 du code civil est ainsi rédigé : « L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. Elle appartient aux père et mère jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne ». L’article 373-2 du Code civil prévoit, par ailleurs, que « la séparation des parents est sans incidence sur les règles de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale. Chacun des père et mère doit maintenir des relations personnelles avec l’enfant et respecter les liens de celui-ci avec l’autre parent ». Ce texte uniformise les droits et devoirs de tous les enfants dont la filiation est établie. L’autorité parentale conjointe s’applique à tous les enfants quelle que soit la situation matrimoniale et quel que soit le type de filiation, y compris en cas de rupture du couple parental. La loi consacre totalement le principe dit de « coparentalité » en assurant le maintien du lien de l’enfant avec ses deux parents.

 

La loi de 2002 dispose que « la résidence de l’enfant peut être fixée en alternance au domicile de chacun des parents ou au domicile de l’un d’eux ». Et le législateur ajoute au Code civil que le juge, en cas notamment de désaccord des parents, peut ordonner une résidence alternée. Dans les séparations et divorces, la résidence alternée devient un modèle, au moins une modalité ordinaire, pour permettre le maintien des liens avec les parents.

 

Davantage encore qu’une modalité ordinaire, l’alternance et la double résidence pourraient même devenir la norme. Une proposition de loi relative à l’autorité parentale et à l’intérêt de l’enfant, discutée à l’automne et l’été 2014[3], a voulu substituer à la notion d’alternance celle de double résidence de l’enfant. Le texte, très controversé et qui n’a finalement pas été adopté, pose le principe de la double domiciliation de l’enfant d’un couple séparé. Par exception, si aucun hébergement n’était possible chez l’un des parents (pour des raisons matérielles liées à ce domicile ou en raison de l’éloignement géographique, par exemple), le juge déterminerait la résidence de l’enfant au domicile de l’un des parents et fixerait le droit de visite de l’autre parent.

 

Le nombre d’enfants concernés par la résidence alternée reste relativement faible. Mais il augmente assez rapidement. Des études menées au début des années 2000 précisaient la décision d’une résidence alternée n’était prise que dans moins de 10 % des divorces d’époux avec des enfants. La proportion est probablement plus importante pour l’ensemble des enfants dont les parents sont séparés car le juge aux affaires familiales n’est systématiquement saisi que dans le cas des divorces. En 2012, le chiffre, pour les suites des divorces, est passé à 21 %.

 

Qu’en pensent les Français ? Le thème de la résidence alternée est devenu, à mesure de son affirmation dans le débat public et dans la réalité des famille, assez commun ; au point de voir différents sondages porter sur lui. Dans l’enquête barométrique du CREDOC sur les conditions de vie et les aspirations des Français, début 2014, il apparaît que 72 % des Français estiment que, lorsque les parents se séparent, l’enfant devrait résider alternativement chez son père et chez sa mère. Seuls 23 % considèrent que l’enfant devrait vivre principalement avec sa mère. On notera que quasiment personne (1 %) ne songe confier l’enfant principalement au père. 4 % des personnes interrogées ne sont pas fixées. Cette faveur pour la résidence alternée est, en tout cas, très largement défendue dans tous les groupes : les femmes (69 %), les seniors (67 %), les bas revenus (70 %).

 

Les arguments d’un débat vif

Au-delà du droit, il ressort de la progression de l’alternance, des manières de faire famille – c’est-à-dire de vivre au quotidien – qui diffèrent pour l’enfant : des horaires, des menus, des arts de la table, des règles de discipline, des modalités d’usage de la télévision ou des jeux vidéo. Il s’ensuit des contextes et types de socialisation qui peuvent significativement varier. Le tout produisant des enfants enrichis ou dérangés par ces expériences et contextes.

 

Certains critères sont à prendre en compte, par les parents comme par le juge, pour la mise en place d’une alternance de résidence : la proximité géographique des deux domiciles (pour limiter les déplacements) ; la proximité de l’école où est scolarisé l’enfant (l’école devenant une institution de stabilité) ; le niveau d’entente des parents (au moins sur les principes éducatifs) ; l’organisation pratique mise en place (dates et horaires d’alternance, partage des dépenses, etc.). L’âge de l’enfant est également pris en considération, de nombreux experts (médecins ou psychologues) estimant, souvent en accord avec les juges, que la résidence alternée peut être défavorable au développement du très jeune enfant.

 

Rien ne permet d’affirmer que l’hébergement partagé soit fatalement néfaste. Tout comme rien ne permet de dire qu’il soit naturellement bénéfique. Comme souvent en matière familiale, deux écoles s’opposent. Dans un camp, surtout, des pédopsychiatres qui dénoncent les hauts risques psychiques, en particulier sur les enfants de moins de six ans, et qui font état de leurs consultations avec des angoisses, du vide dans les regards, des troubles cutanés et du sommeil, de l’agressivité. Dans l’autre, des juristes et des familles militantes qui expliquent que, malgré d’incontestables difficultés, le modèle fonctionne. À coups d’exemples opposés, d’expertises et d’attaques, qui ne sont pas toujours convaincantes, ils exposent leurs arguments et, parfois, s’empoignent durement, par pétitions comme par ouvrages savants[4].

 

Arguments en faveur de la résidence alternée :

  • elle permet l’exercice concret de la « coparentalité » ;
  • elle permet aussi l’exercice concret du droit de l’enfant d’entretenir des liens avec ses deux parents ;
  • elle met sur le même plan droits de la mère et droits du père ;
  • elle autorise les parents, lorsqu’ils ne sont pas avec leur enfant, à reconstruire leur vie ;
  • elle doit autoriser une pacification des séparations, au moins dans la répartition du temps des enfants et des ressources qui y sont liées.

 

Arguments en défaveur de la résidence alternée :

  • elle n’est pas toujours issue de l’accord amiable entre les deux parents et dépend, en cas de conflits, du juge ;
  • la séparation d’avec la mère pourrait entraîner, pour les très jeunes enfants, des troubles graves ;
  • elle peut être demandée pour satisfaire une volonté de se soustraire à une pension alimentaire ;
  • pour tous les enfants, elle demande une capacité d’adaptation logistique et affective que célèbrent les parents mais qu’ils ne s’imposeraient pas ;
  • elle est plus adaptée aux désirs de vie des parents qu’au besoin de stabilité des enfants.

 

Les arguments puisent dans les mêmes familles d’idées, d’observations et de principes que ceux qui condamnent ou qui vantent les recompositions familiales. La résidence alternée est alternativement présentée, d’un côté, comme source de joie et de partage, et, de l’autre, comme nid de psychopathologies. Les enfants directement impliqués peuvent tout autant joyeusement dire que l’on leur fête deux fois leur anniversaire et Noël, que tristement signaler, comme tout enfant de parents séparés, qu’ils trouvent douloureux et malheureux de vivre cette situation.

 

L’absence d’études irréfutables sur les conséquences positives ou négatives pour l’enfant, noyée dans la généralisation d’observations cliniques (qui, par construction, ne portent que sur des dysfonctionnements[5]) tout comme dans l’affirmation de grands principes généraux empêchent de conclure définitivement. Qui y trouve, en définitive, son compte ? Des parents séparés qui se préservent chacun un mi-temps d’enfants ? Ou des enfants qui voient leurs parents à mi-temps à défaut d’un plein temps ?

 

S’il est impossible de démêler une incontestable vérité, on peut convenir que la résidence alternée n’a pas le même impact sur tous les enfants, comme sur tous les parents. Ces derniers ont d’ailleurs un profil qui présente des singularités, même s’il est impossible, faute de données précises, d’en dresser un portrait détaillé. Le faible recours à l’aide juridictionnelle, tout comme l’ampleur des dépenses que suppose la mise en place d’une résidence alternée, laisse d’abord penser que les parents qui demandent ce mode de résidence sont dans une situation financière relativement aisée. Toutes les catégories sociales peuvent être séduites, mais les coûts sont élevés notamment quand il faut acheter en double des vêtements ou des fournitures scolaires, pour ne rien dire des difficultés à se loger dans des conditions permettant un accueil de qualité pour un enfant. Ensuite, ces parents doivent avoir sur la famille et les enfants des idées modernes (ou qui le sont devenues) pour s’investir dans des solutions qui étaient jusqu’à récemment refusées sous prétexte qu’elles seraient nuisibles par principe à l’enfant. Enfin, il faut un haut niveau d’entente du couple parental pour surpasser des tensions et confrontations qui ont pu être à la source de la dislocation du couple conjugal et qui peuvent se revivre à l’occasion de la vie en alternance de leurs enfants.

 

L’organisation d’une résidence alternée, qui n’est pas un droit des parents mais une option maintenant favorisée, n’est pas figée. Le rythme de l’alternance ne l’est pas, ses composantes non plus. Les parents, et éventuels beaux-parents arrivés en cours de route, ont le loisir de s’accorder sur des modifications. Si nécessaire, le juge peut être saisi. Tout d’abord, les formes de l’alternance varient. Dans certains cas (qui ne durent probablement pas longtemps) ce sont les parents qui alternent au même domicile où demeurent les enfants. Si la plupart des résidences alternées cherchent une organisation rigoureuse et à stricte parité, avec des horaires bien fixés, permettant des repères aux parents et aux enfants, toutes les formules, des plus souples jusqu’aux plus acrobatiques (deux jours sur quatre par exemple) sont possibles. La loi n’impose pas, pour que la résidence de l’enfant soit fixée en alternance aux deux domiciles de chacun de ses parents séparés, que le temps passé par l’enfant chez son père et sa mère soit de même durée. Le juge peut même, si l’intérêt de l’enfant le commande, décider d’une alternance avec un partage inégal du temps de présence. Surtout, la formule n’est pas figée dans le temps. Elle peut s’adapter aux emplois du temps et à l’organisation familiale des parents, mais aussi aux aspirations des enfants qui, grandissant, doivent être entendus pour exprimer leurs préférences s’ils en font la demande.

 

Une entrée originale dans ce débat est de se demander, au vu de la fluidité et de la malléabilité possibles des organisations de résidence alternée, si toutes les séparations ne mènent pas, en réalité, à des organisations en alternance. On fait sciemment l’impasse sur les parents non gardiens qui n’exercent pas ou qui n’exercent plus le droit de visite, en se concentrant sur les cas où père et mère, d’une manière ou d’une autre, continuent à vivre, une partie du temps, avec leur enfant. Quand cet enfant n’a pas, juridiquement, de résidence alternée, dans les autres formes d’organisation après un divorce ou une séparation, il alterne bien entre deux domiciles, à un rythme qui n’est pas égal. Il aura une résidence que le droit dira « habituelle », mais au minimum un week-end sur deux, et la moitié des vacances, il vivra avec son autre parent, dans un autre contexte familial. Tout enfant de parents séparés vit, en quelque sorte, en multirésidence. Dans cet ordre d’idées, les critiques à l’endroit de la résidence alternée pourraient être, plus généralement, des critiques à l’égard des séparations et des divorces.

 

Les politiques familiales recomposées

Quittant la sphère des débats d’opportunité pour revenir à celle des faits et du droit, il faut maintenant indiquer que la résidence alternée est une source particulière de recomposition et complexification des politiques familiales. Partageant le temps et la charge des enfants, l’alternance de résidence amène le sujet du partage des prestations et des avantages fiscaux.

 

Avec la coparentalité, les deux parents ont l’autorité parentale et la charge effective et permanente de l’enfant (même s’il ne réside pas en permanence au domicile des deux). Ceci implique des adaptations pragmatiques du droit social à ce que les faits et maintenant le droit civil organisent. En matière de santé, les enfants peuvent être inscrits sur la carte vitale de chacun des deux parents. Côté fiscal, depuis 2004, la charge est partagée entre les deux parents séparés en cas de résidence alternée. Chacun des parents a droit, pour le calcul de l’impôt de son foyer, à une majoration de part égale à la moitié de celle attribuée en cas de résidence exclusive. Le partage de la majoration implique également le partage des réductions et des crédits d’impôts liés aux enfants (frais de garde, frais de scolarité, taxe d’habitation). Le partage des allocations familiales entre les deux ex conjoints a été rendu possible par la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2007. Ce partage ne concerne que les allocations familiales, versées à partir du deuxième enfant sans condition de ressources, et non les autres prestations (prestations d’accueil du jeune enfant, allocations logement, etc.). Ces dernières sont soumises à des conditions de ressources ou bien modulées en fonction des ressources, ce qui rend, pour le moment, impossible de savoir comment exactement mesurer les ressources à prendre en considération, sauf à imaginer que les deux foyers organisant la résidence alternée fusionnent en un unique foyer fiscal, ce qui n’a, évidemment aucun sens. Elles restent donc versées à un seul des deux parents, à charge au couple de s’entendre sur une répartition et une circulation de cet argent.

 

Pour le calcul et le versement des allocations familiales, la charge de l’enfant est partagée par moitié entre les deux parents soit sur demande conjointe de leur part, soit s’ils sont en désaccord sur désignation de l’allocataire. Il est une autre possibilité, tout à fait légale, consistant à n’avoir qu’un parent allocataire, sans mention de la situation de résidence alternée. Le gain est net lorsqu’il y a recomposition familiale et apparition de nouveaux enfants dans l’un des deux foyers, dans l’un des deux résidences. L’allocataire maximise alors les allocations familiales, qui sont progressives en fonction du nombre d’enfants. Il restitue ensuite à son ex conjoint, soit la moitié du montant total, soit sa quote-part. Si l’un des deux parents est seul allocataire en titre, l’ensemble des enfants issus de lits différents ne forme pas, pour le versement des allocations familiales, une famille recomposée. Les parents par accord privé, se partageront, selon des clés de répartition qu’ils choisissent, les prestations. Résidence alternée et recomposition sont affaires d’arrangements privés. Certes, ces accords ne sont pas toujours possibles en raison de l’intensité des conflits, mais leurs bénéfices sont fortement incitatifs. Et la récente modulation des allocations familiales peut conduire à de nouveaux arbitrages et bricolages entre les foyers fiscaux des enfants en résidence alternée.

 

Illustrons. A et B sont séparés. Ils ont deux enfants en résidence alternée, et se trouvent, en termes de revenus, sous le plafond de modulation des allocations familiales. Choisissons un cas simple… Le montant mensuel d’allocations familiales est de 130 €. B vit maintenant avec C avec qui il a eu un enfant. Pour un seul enfant, il n’y a pas d’allocations familiales. Pour trois enfants, le montant est de 290 €. A, B et C ont intérêt à ce que B demeure allocataire pour les trois enfants et verse 65 € à son ex conjoint A. Sur le plan fiscal, la même opération est d’ailleurs réalisable. L’un des deux foyers, sauf s’il est à composition et à revenus parfaitement identiques, a intérêt à demeurer foyer fiscal de référence pour tous les enfants. Il maximise le nombre de parts pour le calcul du quotient familial. Avec trois enfants, déclarés à charge exclusive, le foyer de B et C compte deux parts, alors que dans le foyer A, avec deux enfants en résidence alternée il n’y a qu’une part. A, B et C ont, généralement, intérêt à ce que B et C bénéficient d’une forte réduction d’impôts dont ils feront ensuite profiter A à proportion de ce qu’aurait été pour son foyer le bénéfice du quotient familial. Tout est donc possible au cas par cas. Relevons que pour les cas relatifs aux calculs sur le quotient familial, il faut que les deux foyers soient assez aisés pour compter parmi les foyers imposés. Et il faut même certainement qu’ils atteignent des niveaux de revenus élevés leur permettant de maximiser le mécanisme du quotient familial, ce qui est loin d’être donné à tous.

 

Quelles limites ?

La leçon plus générale relève de la prospective. Alors que le partage des avantages socio-fiscaux est possible, pour le moment de manière limitée, pourquoi ne pas envisager, comme certains le réclament d’ailleurs, son extension ? Le partage fonctionne sur une règle de moitié. On peut envisager un partage prorata temporis des prestations qui seraient dès lors servies à proportion du temps vraiment passé par l’enfant dans l’une de ses résidences. On peut aussi envisager un partage qui ne s’opère plus seulement entre les deux foyers des parents séparés, mais, en fonction des éventuelles séparations ultérieures, entre tous les foyers qui conservent un lien avec l’enfant. Les prestations seraient dès lors divisées en trois, quatre ou plus. L’établissement d’un statut du beau-parent, si statut il devait y avoir, doit prosaïquement envisager ces éventualités. Bien entendu, tout ceci serait, d’abord, d’une redoutable complexité à gérer. Mais c’est certainement au droit et aux opérateurs chargés de la gestion des droits de s’adapter à la complexité familiale. Cette prospective du prorata temporis ou de la répartition peut sembler baroque. C’était le cas, il y a moins d’une décennie, de nombre de phénomènes, d’organisations et d’arrangements actuels.

 

Les idées sur la famille ont bougé, tout en demeurant relativement conflictuelles (et c’est ce dont ont pleinement témoigné, en 2013, les controverses autour du « mariage pour tous »). Le droit social s’est, en tout cas, adapté et densifié. Les organismes gestionnaires (caisses d’allocations familiales en particulier) assimilent ces transformations qui ne cessent de se traduire en textes et en applications informatiques.

 

On le voit la résidence alternée n’est pas uniquement un sujet de psychologie et de développement de l’enfant ; un thème de polémiques puissantes autour de la famille. C’est aussi un sujet technique important.

 

Une question cruciale, pour les parents, pour le droit, pour les systèmes d’information, est bien de savoir quelles limites s’imposer. Les frontières sont certes ouvertes mais tout le monde doit se demander si la résidence alternée et, plus largement, les recompositions familiales incarnent véritablement une reconnaissance des droits et des intérêts de l’enfant, ou bien la satisfaction des désirs des parents. Sur cette alternative fondamentale, chacun son opinion.

 

 

 

[1]. Pour une présentation et une analyse, du point de vue juridique, voir le dossier « Résidence alternée », AJ Famille, Dalloz, n° 12, 2011.

[2]. Il s’agit du travail de la sociologue Irène Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, Paris, Odile Jacob, 1998 et de celui de la juriste Françoise Dekeuwer-Defossez, Rénover le droit de la famille. Propositions pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps, Paris, La Documentation française, 1999.

[3]. Cette « loi famille » a connu un parcours parlementaire compliqué, avec adoption en première lecture par l’Assemblée nationale le 27 juin 2014. Il est, depuis, toujours en jachère au Sénat. Signalons que ce texte a été, lui aussi, inspiré par des rapports préparatoires dont : Irène Théry, Anne-Marie Leroyer (dir.), Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Odile Jacob, 2014.

[4]. Pour une charge contre la résidence alternée, voir Le livre noir de la garde alternée (Dunod, 2006), préfacé par le pédopsychiatre Maurice Berger. Ce Livre noir s’est vu répondre un Livre blanc. Voir Gérard Neyrand, Chantal Zaouche Gaudron (dir.), Le livre blanc de la résidence alternée. Penser la complexité, Toulouse, Érès, 2014. Dans un genre équilibré, mais d’édition plus ancienne, voir Claire Brisset, Catherine Dolto, Gérard Poussin, Pour ou contre la garde alternée ?, Paris, Mordicus, 2010.

[5]. Signalons que, souvent, les pédopsychiatres et psychologues critiques et très critiques font état de ce qu’ils observent dans leurs cabinets. Mais s’ils rendent bien compte de cas problématiques, on ne saurait en tirer des leçons générales sur tous les cas de résidence alternée. Il y a là classiquement ce que Raymond Boudon appelle un « effet de position ». L’échantillon de cas est celui que connaît le professionnel, mais il ne représente pas la population concernée. À ce sujet, crucial, des échantillonnages discutables, voir, sur un autre sujet, Nicolas Gravit, Les surdoués ordinaires, PUF, 2014.

« Formation professionnelle : une dotation individuelle de 40 000 € », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2961, 27 mai 2016

Formation professionnelle : une dotation individuelle de 40 000 €

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

La formation professionnelle représente, dans son inouïe complexité, environ 30 milliards d’euros de dépenses annuelles. La population active approche les 30 millions de personnes. Il en ressort simplement que la formation professionnelle représente 1 000 € par an par actif. Naturellement cette division est éminemment discutable, d’abord pour ce que l’on porte au dénominateur. On pourrait, dans une vision extensive, prendre toutes les personnes d’âge actif, ou, dans une vision restrictive, toutes les personnes nécessitant véritablement une formation (ce qui est difficile à évaluer). La division est également discutable pour ce qui relève de son numérateur. Le périmètre de la formation professionnelle est en effet large, rassemblant des activités, des opérateurs, et des dépenses d’ordre différent. Ces précautions à l’esprit, la division (que l’on peut aussi appeler un rapport ou un ratio) a bien un sens.

 

1 000 € par an, c’est, sur une quarantaine d’années d’activité, 40 000 €. Bien entendu un tel montant serait à actualiser finement. Cependant c’est l’ordre de grandeur qui importe ici. Et il apparaît clairement comme particulièrement important, même si on pourrait exhiber des sommes plus conséquentes encore dans les pays nordiques notamment

 

Pratiquement, la formation professionnelle, à la française, se caractérise par un montage particulièrement sophistiqué où se mêlent, sans grande cohérence, priorités variées, tuyauteries financières alambiquées, et une invraisemblable galaxie d’opérateurs, de régulateurs et de contrôleurs. Tout le monde s’accorde sur cette trop grande complexité, incarnée par une floraison de sigles obscurs, et sur les faibles performances d’un système, au moins pour ce qui relève des personnes éloignées de l’emploi. Par ailleurs, personne ne saurait contester un principe mis depuis des années en avant pour réformer le système : centrer le dispositif sur la personne.

 

Aujourd’hui nombre de propositions d’ajustements paramétriques sont discutées pour réformer la formation professionnelle. Une suggestion de refondation structurelle, intégralement centrée sur la personne, peut être avancée. Elle consiste à doter chaque individu de 40 000 €. Une telle dotation peut être organisée selon trois logiques. Il peut s’agir d’un capital versé, par exemple, à la majorité d’un individu, les affectations des dépenses pouvant être ciblées sur de la formation. Il peut, également, s’agir de chèques formation tirés, tout au long de la vie active, sur un compte mutualisé à l’échelle nationale. Il peut, encore, s’agir d’un compte formation, alimenté par ce capital et, le cas échéant, par des abondements des entreprises, l’ensemble étant intégré dans le cadre du Compte personnel d’activité (CPA) naissant. Quel que soit le support retenu, il est possible de faire monter progressivement en charge le nouveau programme, ceci afin de ne pas faire de perdants liés à la transition entre deux systèmes.

 

Capital, chèque, ou compte, le type d’instrument – qui est évoqué sur d’autres sujets comme l’éducation ou la santé – est second derrière le principe. Celui-ci, prosaïquement, consiste à concentrer intégralement les ressources dans un droit individuel à la formation, sous la forme, en quelque sorte, d’un droit de tirage. Cette idée, résolument moderne et volontariste, ne saurait se mettre en œuvre sans refonte intégrale de l’architecture contemporaine de la formation professionnelle. En un mot, une telle option appelle la suppression de la quasi intégralité des bureaucraties gestionnaires, la recomposition des organismes prestataires et la mutualisation totale des ressources publiques et privées aujourd’hui consacrées à la formation professionnelle.

 

En clair, la solution de la dotation individuelle suppose de dépasser les conservatismes, les corporatismes, les cloisonnements régulièrement dénoncés mais tout aussi régulièrement renforcés. Evidemment, une telle idée est empreinte d’idéalisme (qui sera dénoncé comme libéral) et d’irréalisme (qui sera souligné comme détaché des réalités). Est-elle pour autant totalement irrecevable ?

 

 

« Les nouvelles fractures des Etats-Unis mises à nu », Les Echos, 8 avril 2016

État-Unis : apartheid social et désobéissance civile

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La virulence de la campagne présidentielle américaine détonne. Deux ouvrages, de deux auteurs influents, renseignent sur l’état d’esprit et l’état de l’union. Inégalités croissantes et mobilité sociale diminuée étiolent le rêve américain. L’American way of life est mise à mal par les régulations publiques intrusives.

 

Un apartheid social naissant

Les Etats-Unis ne se fracturent plus sur des bases raciales, mais principalement selon les classes sociales. Au pays du rêve américain, la mobilité sociale est bloquée. Aux sources du problème : le fossé grandissant entre riches et pauvres en qui concerne l’éducation de leurs enfants. Célèbre professeur à Harvard, progressiste décoré par le Président Obama, Robert Putnam estime que la distance entre nantis et mal-lotis est certes monétaire, mais qu’elle est de plus en plus sociale. Naissances hors-mariage, obésité, fréquentation des Églises, pratique du sport, et – sujet important pour Putnam – dîners en famille, tout diverge de façon prononcée. Les foyers de la classe moyenne supérieure sont non seulement plus aisés et plus stables, ils sont aussi plus stimulants. Alors qu’il y avait peu d’écarts en la matière auparavant, aujourd’hui les enfants de parents diplômés bénéficient de 50 % de plus de temps d’implication des parents. Ces parents dialoguent avec leurs enfants, les éduquent, les préparent. Ils ne les obligent pas uniquement à obéir, mais les rendent aptes à réussir dans des économies gouvernées par la connaissance et les capacités cognitives. Résultat général : les enfants aisés de faible niveau scolaire ont aujourd’hui les mêmes chances d’obtenir un diplôme universitaire que les enfants pauvres bons à l’école. Ces derniers ont de moins en moins accès à des activités périscolaires devenues payantes. Putnam rend ainsi compte d’une « forme naissante d’apartheid social » (sans citer Manuel Valls) à partir de riches données agrémentées de portraits et interviews, qui illustrent plus le propos qu’ils ne le fondent. Devant ce tableau édifiant, Putnam invite à investir précocement pour le développement des enfants. Si les prescriptions du docteur Putnam n’ont rien de très original, son diagnostic sur la transformation des Etats-Unis en un pays stratifié rigidement en classes sociales de plus en plus étanches, fait autorité.

 

Une désobéissance civile préconisée

Le conservateur Charles Murray a fait des constats similaires à ceux de Putnam, sur la polarisation sociale et sur l’effondrement de la confiance dans les institutions publiques. Il considère maintenant que ce n’est pas en élisant un nouveau président ni en attendant les nominations des juges de Cour Suprême que viendra le changement, mais des gens. Inquiet d’une intrusion publique grandissante, Murray, ici proche du Tea Party, écrit que l’Amérique n’est plus une terre de liberté. Celle-ci s’évide à mesure que s’amoncellent les interventions et protections publiques, depuis le New Deal. La loi s’est, de surcroît, terriblement compliqué et personne ne comprend rien à des textes illisibles (le Obamacare compte plus de 400 000 mots). Alors que l’Etat aliène et sert d’abord ses propres intérêts au détriment des Américains ordinaires, Murray veut rendre le pouvoir aux individus et aux communautés. Afin de raviver la démocratie américaine, il plaide pour une campagne non-violente de désobéissance civile. Non pas contre toutes les régulations, mais contre les règlements inutiles, stupides, tyranniques. Murray entend, de la sorte, ce qui restreint l’accès à une activité, ce qui entrave la propriété, ce qui empêche les gens de prendre volontairement des risques. Qu’une agence précise ce qui est nécessaire pour la sûreté nucléaire se légitime. Qu’une autre dise combien de temps chaque soignant doit passer avec chaque patient n’a aucun sens. Murray imagine un fonds de défense, le fonds Madison (pour honorer « le père de la Constitution »), pour mutualiser les conséquences de cette désobéissance civile. Il s’agit explicitement de faire de l’intervention fédérale une sorte de risque contre lequel s’assurer. Une mobilisation collective gripperait la chaîne judiciaire par le nombre de dossiers, et épuiserait le gouvernement. Afin de sauver la liberté, Murray veut faire vivre un principe issu du sport « pas de mal, pas de faute ». Une telle orientation, qui ne changerait pas les lois mais laisserait les Américains jouer, pourrait rencontrer le succès dans de petites villes ou des espaces ruraux, surtout peuplés par les classes moyennes blanches. Au risque, accepté par Murray, d’approfondir encore les divisions américaines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Robert Putnam, Our Kids. The American Dream in Crisis, Simon & Schuster, 2015, 272 pages.

 

 

Charles Murray, By the People. Rebuilding Liberty Without Permission, Crown Forum, 2015, 295 pages.

 

« Allocation sociale unique : que faut-il unifier ? », Les Échos, 29 mars 2016

Allocation sociale unique : que faut-il unifier ?

 

De nombreux projets politiques plaident en faveur d’une allocation sociale unique. L’unification des prestations s’avère extrêmement ambitieuse. Tour d’horizon des divers sujets qu’une telle volonté de simplification et de rationalisation suppose de traiter.

 

L’idée d’une allocation sociale unique alimente déjà la campagne présidentielle naissante. François Fillon la propose dans son livre « Faire ». Alain Juppé a annoncé vouloir la créer. Dans son ouvrage « Ne vous résignez pas ! », Bruno Lemaire cite un conseil donné par George Osborne, le ministre des Finances britannique. « Si j’ai un conseil à te donner, lui dit-il, prépare bien ton projet d’allocation sociale unique ! Ne néglige pas les problèmes informatiques et de contrôle de fichiers ». À gauche, simplifier le système des prestations ne laisse pas indifférent. Le député socialiste Christophe Sirugue s’est vu confier une mission par le Premier ministre au sujet de la rationalisation des minima sociaux (RSA, etc.). Il doit rendre ses conclusions, très attendues, tout début avril. La Cour des Comptes suggère, de son côté, un rapprochement des principaux minima sociaux avec les prestations logement. Le think tank libéral IFRAP a même élaboré récemment un simulateur. Des voix différentes s’élèvent ainsi pour fusionner certaines prestations, allant parfois jusqu’à un revenu dit universel. Mais de quoi parle-t-on ? La matière est aussi compliquée que les enjeux sont importants. Au fond, tout dépend de ce qui est entendu par « unique ».

 

Plusieurs unifications nécessaires

Aller dans le sens d’une allocation unique suppose de déterminer le périmètre de ce qui sera unifié. D’abord, il faut décider de l’ensemble qui sera fusionné. Jusqu’où aller ? Faut-il, par exemple, inclure les prestations familiales ? Et pourquoi ne pas y intégrer les allocations de l’assurance chômage ? Les contours de l’allocation unique s’en trouvent changés. Tenant nécessairement compte des situations familiales et de logement, elle ne saurait être forfaitaire. Son unicité ne sera vraisemblablement pas uniformité.

 

Après les questions de périmètre, il faut décider d’un gestionnaire unique. Actuellement, les allocations unifiables sont gérées par les caisses d’allocations familiales, mais aussi par Pôle Emploi ou d’autres caisses de sécurité sociale, pour le compte de l’Etat ou celui des départements. Entre les collectivités territoriales, les services fiscaux, les CAF, chacun peut faire valoir ses compétences et sa légitimité. De toutes les manières, pour une allocation unique, un guichet unique s’impose. Et les problèmes sont colossaux, car avec fusion des prestations, il faut fusionner les équipes gestionnaires et les systèmes d’information. Ce grand mécanisme de fusion/acquisition n’est pas chose aisée dans le domaine social.

 

Il convient également de choisir, au delà des modalités de calcul et de versement, un instrument unique de financement. C’est la grande tuyauterie des finances sociales (avec, en l’espèce, des cotisations de diverses natures, des impôts locaux et nationaux) qu’il faudra intégrer dans un canal unique. Plus crucial encore, le choix des gagnants et perdants doit s’effectuer. C’est, dans ce choix, l’un des enjeux de l’unification des « droits connexes » des différentes prestations. Nationalement, certaines ouvrent droit à des tarifs sociaux pour l’eau et l’électricité, à l’exonération de la taxe d’habitation, voire à des trimestres et des points de retraite. L’unification, par le haut (mais ceci serait extrêmement coûteux) ou par le bas (mais ceci fera forcément de nombreux perdants), de ces droits connexes est épineuse. S’ajoutent, de plus, aux droits connexes nationaux, les droits connexes locaux. Les minima sociaux, peuvent, en effet, être améliorés, localement, par de l’accès gratuit à certains équipements sociaux, culturels et sportifs proposés par les collectivités territoriales. Pour que l’allocation sociale unique soit vraiment unique, elle ne devrait pas varier localement en fonction des décisions municipales ou départementales. Qui décidera, pour cette véritable unification, de mettre un terme à la libre administration des communes ? La simplification, comme toujours, apparaît très compliquée.

 

Allocation unique ou universelle ?

On ne saurait traiter d’allocation sociale unique sans aborder l’idée de revenu universel. Celle-ci est un serpent de mer du débat social. Certains de ses promoteurs en fêtent le demi-millénaire puisqu’elle apparaît, de façon très imagée, dans l’« Utopie » de Thomas More (parue en 1516). Sous des noms changeants, les projets sont tout de même de plus en plus précisément documentés, avec des ambitions très dissemblables. Certains, avec un tel système veulent compléter l’Etat providence. D’autres souhaitent s’en débarrasser. C’est dire combien il y a de la marge entre les diverses formulations d’un revenu universel. En tout état de projet, l’idée est toujours d’un revenu uniforme (forfaitaire), universel (servi à toute la population d’un territoire), et, surtout, inconditionnel (sans contrepartie). Le grand objectif n’est pas uniquement de lutter contre la pauvreté, mais de lutter en faveur de la liberté ; chacun doté de ce revenu de base pouvant plus aisément exercer sa liberté. Utopie irréaliste et nocive soutiennent les uns. Projet nécessaire et crédible argumentent les autres. Qui rappellent que les gouvernements finlandais et québécois ont mis très sérieusement l’idée à l’étude, tandis que les Suisses voteront en juin prochain pour savoir si le revenu de base doit être inscrit dans la Constitution. Il y a certes de grandes différences de visée entre le projet d’unification de quelques prestations sociales et celui de réviser fondamentalement la protection sociale. Les recompositions envisageables procèdent cependant d’une logique similaire : une triple ambition de clarté, d’efficacité et d’équité. Aller vers l’allocation unique, qui peut être conçue comme rapprochement de quelques prestations semblables ou comme refonte plus substantielle, n’est pas seulement un thème technocratique de barèmes et de tuyaux. C’est une question de justice. Mobilisant nécessairement des conceptions rivales de la justice sociale, l’unification constitue un sujet éminemment politique. Reposant sur des dimensions techniques redoutablement complexes.

 

ENCADRÉ – Le « crédit universel » britannique

Depuis 2013, les pouvoirs publics britanniques remplacent progressivement six prestations sociales et crédits d’impôt (en matière de logement, de chômage, de famille, de handicap) par une prestation unique, le « crédit universel ». Annoncé en 2010, le projet est célébré par le gouvernement conservateur qui le met en œuvre et qui annonce des résultats satisfaisants en matière d’incitation à l’emploi. Il est décrié pour ses difficultés et lenteurs de réalisation. Le programme ne saurait, de fait, toucher toutes les personnes concernées avant 2020. Les observateurs ont tous noté l’ambition de ce programme d’unification, à partir d’abord d’une phase pilote dans quatre localités qui a d’ailleurs été très retardée. Les embarras juridiques apparaissent secondaires derrière les difficultés à harmoniser les systèmes d’information. Le coût total de déploiement est estimé à plusieurs milliards de livres, notamment en raison de la coexistence, pendant la période de transition, des différents systèmes. Suscitant moins d’enthousiasme qu’à l’origine, l’exemple permet tout de même de savoir ce qu’il est possible et ce qu’il convient de faire. En ne négligeant surtout pas les aspects gestionnaires.

 

Diversité et complexité des allocations

  • Dans les « Actualités sociales hebdomadaires », l’aide mémoire du travail social tenait en deux pages il y a 15 ans. En 4 pages maintenant.
  • Les minima sociaux amènent le revenu des ménages à un niveau minimum. Le RSA, le minimum vieillesse, l’allocation aux adultes handicapés (AAH), l’allocation de solidarité spécifique (pour les chômeurs en fin de droit), et quelques autres de moindre envergure, représentent, fin 2013, 4 millions de personnes allocataires (7 millions de bénéficiaires avec les enfants et conjoints), pour 23 milliards d’euros de dépenses publiques.
  • Les prestations logement, qui sont également sous conditions de ressources, concernent 6 millions de locataires pour 18 milliards d’euros de dépenses.
  • La plus récente réforme a fusionné, au 1er janvier 2016, la prime pour l’emploi et le RSA activité dans une prime d’activité, prestation sociale visant à soutenir activité et pouvoir d’achat des travailleurs à revenus modestes.

« L’homme qui ne croit pas à la troisième révolution industrielle », Les Echos, 11 mars 2016

Le numérique ne casserait pas tant de briques…

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La révolution numérique ne bouscule pas grand-chose. Aux conséquences réduites, dans les chiffres de la productivité comme dans la vie quotidienne, elle accompagne une période, qui va durer, de faible croissance. Une thèse iconoclaste, très documentée.

 

Voici un gros (750 pages) et grand livre. À rebours de nombreuses projections, l’économiste Robert Gordon soutient que les grandes innovations et disruptions associées ne sont pas devant mais derrière nous. Ni objecteur de croissance altermondialiste, ni technophobe, l’économiste de Northwestern s’oppose à ceux qu’il baptise « les techno-optimistes » qui imaginent à la fois reprise de la croissance et tsunamis dans les modes de vie. Dans sa fresque, agréable à dévorer, Gordon s’intéresse aux difficultés d’intégration des innovations dans le calcul du PIB. Surtout, il passionne par son analyse des évolutions de la consommation, de l’indice des prix, de l’espérance de vie, et du niveau de vie au-delà du seul PIB par individu.

 

Les révolutions sont passées

Il ressort un fascinant portrait des transformations des modes de vie des Américains en 1870 (40 millions d’âmes dépendant, fondamentalement, du cheval) à aujourd’hui (310 millions de personnes ayant tous recours à la voiture). De 1870 à 1970, les Etats-Unis ont connu un siècle extraordinaire. Les ménages sont passés, selon les mots du livre, du Moyen Age à la modernité. Ils vivaient dans des fermes isolées. À partir de 1940, ils vivent majoritairement connectés à l’eau, au téléphone, à l’assainissement, et au téléphone. En 150 ans, les enfants sont passés de l’usine aux jeux vidéos. Les hôpitaux, de « cloaques pour indigents », sont devenus des plateaux techniques qui guérissent des maladies. Réduction du temps de travail et augmentation de la productivité par tête ont nourri la dynamique de progrès. Le siècle 1870-1970 et la deuxième révolution industrielle auront été proprement exceptionnels. La période aura combiné les apports de l’électricité et de l’automobile dans une urbanisation qui facilite aussi le recours au crédit et à l’assurance. Une telle mutation, selon Gordon, ne peut avoir lieu qu’une fois. La troisième révolution industrielle, celle dite de la transition numérique, ne saurait avoir des impacts de même intensité. Pour rappeler deux augustes Français cités, Louis Lumière et Louis Pasteur ont bien davantage fait pour l’humanité que Marc Zuckerberg et Jeff Bezos. La machine à laver a plus contribué à l’émancipation et la qualité de vie que le Smartphone. L’ascenseur et le réfrigérateur ont plus fait qu’Internet.

 

Évolutions limitées et inquiétudes prononcées

La révolution dite numérique est bien plus étroite que les précédentes. Elle ne concerne, au premier chef, que la communication et le divertissement, soit 7 % du PIB. La transition numérique, déjà bien avancée, aura de l’influence en matière de productivité médicale. Mais petits robots et impression 3D ne révolutionneront pas la production de masse. Même le Big Data, surtout utilisé pour du marketing, n’aurait pas grande portée. Gordon ne craint ni les voitures sans conducteur, ni l’intelligence artificielle. Tout ceci ne bouleversera pas autant la vie des gens que les innovations antérieures. Et ces créations destructrices d’emplois s’accompagneront de nouvelles destructions créatrices. Gordon rappelle que les Etats-Unis sont aujourd’hui presque en situation de plein emploi, ce qui invite à s’interroger sur les chocs de la digitalisation en matière d’emploi. Notre économiste est surtout pessimiste quant à la croissance, sur les 25 prochaines années, et aux inégalités. Il s’inquiète ce qu’il baptise des « vents contraires » pesant sur la majorité des Américains : exacerbation des inégalités et érosion des revenus moyens ; dévaluation des diplômes attachée à l’inflation scolaire ; vieillissement démographique ; poids de l’endettement et des nécessaires efforts fiscaux à consentir. Gordon y va de ses préconisations : taxer davantage les plus aisés, augmenter le salaire minimum, assouplir les législations (dont celles concernant la drogue) pour désemplir les prisons, accroître la scolarisation précoce. Si le cocktail est baroque, les commentaires soulignent la qualité du propos en ce qui concerne le passé. Les critiques portent sur les prédictions. S’il est facile de dire qu’on ne sait jamais vraiment prédire productivité et croissance futures, il est vrai que notre prospectiviste fait bien peu de cas de la surprise et de l’imagination. Il semble bien sûr de lui l’auteur qui dédie son ouvrage à sa femme, « qui sait que notre amour est là pour durer ». Bien entendu l’avenir dira si Gordon aura eu raison. Mais pour le moment il faut le lire.

 

Robert Gordon, The Rise and Fall of American Growth, Princeton University Press, 2016, 762 pages.

 

 

 

 

« RSA et bénévolat : pourquoi pas ou n’importe quoi ? », Les Echos, 12 février 2016

RSA et bénévolat : n’importe quoi ou pourquoi pas ?

 

Julien Damon

 

Dans la famille des querelles autour du RSA, je demande la plus récente. Un département propose que le bénéfice du RSA soit conditionné à l’exercice de 7 heures hebdomadaires de bénévolat. Mais pourquoi pas s’écrient ceux qui veulent lutter contre l’assistanat et, plus largement, tous ceux qui estiment, à raison, que la prestation ne marche pas. Le RSA, qui correspond maintenant, à gros traits, à ce qu’était le RMI créé en 1988, déchaîne les passions. Il mérite cependant mieux que des propositions à l’emporte pièce. Au sujet de la toute dernière idée, trois réserves s’imposent. Tout d’abord, il est bien étrange et même tout à fait inapproprié de vouloir lier le bénévolat à une obligation. On voit bien l’idée consistant à rattacher le RSA à une contrepartie en termes d’activité. Mais le bénévolat ne saurait être ni obligé, ni rémunéré. À défaut ce n’est pas du bénévolat. Est-ce seulement de la coquetterie sémantique ? Pas vraiment. Lier RSA et bénévolat, ce n’est pas forcément dénaturer le RSA, auquel est rattaché un équilibre de droits et devoirs, mais c’est assurément dégrader le bénévolat. Certains allocataires du RSA sont déjà bénévoles dans des associations, de solidarité ou non. Doit-on vraiment les rémunérer pour cela ? Et pourquoi ne pas le faire pour les autres bénévoles ? S’il peut y avoir des assurances à prendre par les institutions qui s’appuient sur des bénévoles, s’il peut y avoir des défraiements, vouloir les rémunérer, d’une manière ou d’une autre, est un total dévoiement. Une rémunération pour une activité, avec subordination du titulaire du RSA pour la bonne mise en œuvre et le contrôle de cette activité, serait aisément requalifié en salariat, en indemnités ou en honoraires. Bien loin de la prestation sociale. Et que dire des activités « bénévoles » qui pourraient être fournies ? Comme s’assurer qu’il n’y ait pas concurrence déloyale avec des activités privées ou avec des emplois publics ? Avec toutes ces questions, il en va d’abord de la dignité du bénévolat que de ne pas être rattaché au RSA. On rétorquera qu’il ne s’agirait pas vraiment de bénévolat, mais plutôt d’activité. Et c’est la deuxième réserve. Les responsables politiques comme les gestionnaires ont, en effet, la mémoire courte. Fin 2003, le RMI a été décentralisé et confié aux départements tandis qu’était créé un nouvel outil, le RMA (revenu minimum d’activité), avec vocation d’inciter les allocataires à exercer une activité rémunérée. Complétant, sans le remplacer, le RMI, le RMA naît en 2004 dans une franche opposition. La gauche dénonce une dérogation inacceptable au droit du travail et un effet d’aubaine pour des entreprises qui trouveraient de la main-d’œuvre à bon marché. La droite valorise un dispositif nouveau, incitatif pour faciliter le retour à l’emploi des allocataires du RMI. Mais – et c’est le point crucial – le RMA est un désastre. Extrêmement compliqué à gérer, il est tombé dans l’oubli, après avoir concerné un nombre très restreint d’allocataires. On murmure qu’il aurait touché moins de bénéficiaires que l’on a compté de parlementaires pour s’écharper à son sujet. Cet accident industriel d’une prestation particulière devrait empêcher de vouloir revenir, imprudemment, sur la liaison nécessaire entre activité et RSA. Une troisième remarque porte sur le format de la proposition qui fait aujourd’hui débat. Avec 7 heures de travail « bénévole » hebdomadaire obligé, et un RSA moyen autour de 450 euros par mois, on aboutit à 16 euros de l’heure. Soit environ deux fois le SMIC horaire net. Ce qui n’est pas sans soulever des questions abyssales sur les concordances entre les deux dispositifs… En trois mots, avec la rémunération courtelinesque du bénévolat, l’oubli du spectaculaire échec du RMA, et une rémunération des allocataires du RSA à hauteur de deux fois le SMIC horaire, l’ampleur des possibles erreurs est colossale. Pour autant le RSA mérite absolument d’être profondément réformé. En ce sens d’ailleurs, des pans de la gauche comme de la droite, réfléchissent à l’établissement d’un revenu universel (qui, par définition, serait inconditionnel) et, plus prosaïquement, à une fusion des prestations d’assistance, de la toute nouvelle prime d’activité et des prestations logement. Ce qui serait, soit dit en passant, un retour au projet initial du RSA, élaboré il y a une dizaine d’années. En conclusion, il importe de réviser, avec volontarisme, le RSA. La toute nouvelle proposition, issue de la sphère départementale confrontée à l’épuisement de l’instrument, voulait peut-être simplement le rappeler.

« Pour des fêtes sobres », Actualités sociales hebdomadaires, 29 janvier 2016

Pour des fêtes sobres

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

Le mois de janvier est propice aux bonnes résolutions. Les fêtes de fin et début d’année passées, une énième période de soldes commencées il est bon de revenir sur l’aberration consumériste du moment. Chaque année, Internet aidant, le lendemain de Noël fait l’objet d’un nouveau record. Ainsi, tous les ans les Français – et ils ne sont pas les seuls dans le monde riche – sont-ils plus nombreux à revendre en ligne certains cadeaux dont ils ne veulent pas, parce qu’ils ont été reçus en double ou parce qu’ils ne leur plaisent pas. Un petit passage par l’analyse économique la plus stricte permet de critiquer radicalement un rite qui de familial est devenu purement de consommation et de convention. Avec, naturellement, des inégalités et des frustrations exacerbées.

 

Dans son livre à succès, traduit dans de nombreuses langues (dont le chinois, le japonais, l’allemand, l’italien, mais pas le français), l’économiste Joel Waldfogel propose une critique bien sentie du rituel contemporain des présents de Noël. Dans Scroogenomics (dont une traduction du titre pourrait être « Faire l’économie de Noël »,) il s’attaque, avec rigueur et humour, au père Noël. Waldfogel, qui dit avoir été « endoctriné » comme économiste, est passé par les institutions académiques les plus prestigieuses (de Stanford à Yale).

 

Le fond de la thèse est très sérieux : les cadeaux constitueraient une allocation non optimale des ressources. Il est vrai que lorsque nous achetons des biens ou services pour nous-mêmes, chaque euro dépensé doit produire au moins l’équivalent d’un euro de satisfaction. Nous tentons, à cet effet, des choix rationnels et raisonnables. Au moins, on cherche toujours à acheter quelque chose que l’on veut vraiment. Il en va différemment pour l’acquisition de cadeaux pour les autres. Nous faisons des choix moins bien informés au risque de ne pas du tout satisfaire ceux à qui l’on souhaite faire plaisir. Dans une certaine mesure, il vaut mieux directement donner de l’argent afin d’avoir une chance de rapprocher notre don des véritables préférences des gens auxquels on offre.

 

Waldfogel qui s’appuie sur nombre d’enquêtes, certaines très discutables, fait aussi appel à nos souvenirs d’enfant. Depuis tout petit nous avons tous fait l’expérience de cadeaux qui ne nous plaisent pas (ceci s’étant d’ailleurs peut-être renforcé à l’âge adulte).

 

Tant d’insatisfaction avec ces cadeaux qui, au total, détruisent plus de valeur qu’ils n’en créent, confine au gaspillage. Les fêtes de fin d’année, décrites comme de véritables orgies consuméristes, sont l’occasion d’une gigantesque destruction de valeur. Comparant, de manière rapide, les dépenses des mois de décembre à celles de novembre et de janvier, l’auteur estime à 25 milliards de dollars le « coût » total de Noël (en termes d’évaporation de valeur) dans les pays développés. Une proposition concrète : développer les chèques-cadeaux qui, s’ils devenaient périmés, pourraient toujours se transformer en contributions aux associations caritatives.

 

Citant Voltaire, mais sans égard pour les travaux du sociologue français Marcel Mauss et ses célèbres essais sur le don (et le contre-don), Waldfogel fait donc un procès utilitariste et sans concession au père Noël. Il fait aussi l’apologie de la sobriété, sans mot à l’égard ou à l’encontre de la chrétienté. Père de deux enfants, qu’il dit enthousiastes à l’idée d’encourager les dons de charité, l’économiste souhaite tout de même à tous des fêtes heureuses. Signalons que l’une des premières conséquences du succès de son livre, pour notre économiste, est qu’il ne reçoit plus de cadeaux…

 

L’injonction au cadeau et à la dépense standardisés constitue une pression pesant sur les moins favorisés. Comment ne pas être étonné de voir des garçons plus ou moins jeunes arborant fièrement des tee-shirts de sport coûtant près de 10 % du SMIC ! Et on imagine le ressentiment de ceux qui ne peuvent se les offrir, alors que tout ceci n’a presque aucun sens.

 

Certes, il importe toujours de faire plaisir et de tenter de le faire. Mais il faut aussi savoir raison garder et savoir faire raison garder. À méditer pour les prochaines fêtes.

 

 

 

JULIEN DAMON

Professeur associé à Sciences Po

« Consommer et prévoir : deux activités à perfectionner », Les Echos, 8 janvier 2016

 

Consommer et prévoir : deux activités à perfectionner

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

L’économie comportementale, un alliage intellectuel d’économie et de psychologie, est à la mode. L’essentiel vise à mieux comprendre les comportements. Deux ouvrages, à signatures illustres et thèmes fascinants, portent sur la consommation et la prévision. Ils ont rencontré le succès outre Atlantique.

 

Mieux consommer, sans se faire piéger

Deux Prix Nobel d’économie continuent leur exploration en commun de l’esprit humain et des raisons parfois exubérantes de nos agissements. George Akerlof et Robert Shiller, qui disent « applaudir » en « admirateurs » le marché, en explorent les failles et imperfections. Sans régulation, le marché, notamment en matière de produits financiers, peut conduire au désastre. La libre entreprise conduit à des consommations inutiles que valorise une industrie toujours plus puissante de la publicité, de la pseudo réalisation de soi et, pourrions-nous ajouter, de l’hébétude. L’ensemble prenant appui sur nos plus profonds instincts et valorisant les addictions auxquelles nous pouvons succomber. Il n’est pas question de moralité ni de malhonnêteté mais de ruses et de nécessaires adaptations des entreprises afin de conquérir des clients, de créer des désirs et les satisfaire. Même s’ils sont inutiles. Le propos, nourri d’anecdotes et de travaux d’autres économistes, n’est pas proprement altermondialiste ou marxiste. Il rappelle simplement que les consommateurs ne sont jamais parfaitement informés et que leurs consommations, pour parler comme les économistes, ne révèlent pas parfaitement leurs préférences. Comme sur Internet, ils sont « pêchés » très souvent contre leur gré. Ils sont amenés à payer plus cher, par exemple des abonnements à des clubs de sport et de forme, que ce qu’ils vont vraiment consommer et apprécier positivement. L’usage des cartes de crédit (les exemples sont essentiellement pris aux Etats-Unis) pousse non pas à une consommation facilitée mais à la surconsommation. L’achat de voitures se fait de plus en plus souvent aux dépens de l’acheteur qui, perdu dans une multitude d’options pour son véhicule et son financement, opte pour ce qui est davantage optimal pour le vendeur que pour lui. En un mot Akerlof et Shiller appellent à ne pas se faire trop piéger, qu’il s’agisse d’achat, comme d’entrepreneuriat ou de lobbying politique, et à valoriser davantage l’intégrité et la dignité. Souvent convaincants et amusants ils n’arrivent toutefois pas bien, malgré leurs efforts, à paraître toujours très innovants.

 

Mieux prévoir, en cultivant son talent

Professeur à Wharton, Philip Tetlock a acquis une renommée internationale en montrant qu’en matière de politique (qui va gagner les élections ?), d’économie (de combien de points va ou non progresser le PIB ?), ou d’affaires internationales (tel ou tel conflit va-t-il naître ou cesser ?) la plupart des prévisionnistes (en particulier ceux que l’on voit à la télévision) se trompent lourdement. C’est à partir de ses observations, auprès de 300 professionnels respectés, qu’est née l’image de prévisions boursières et politiques aussi fiables que des choix faits par des chimpanzés. Tetlock a mené une nouvelle enquête (le « good judgment project ») pendant plusieurs années auprès de milliers d’individus appelés à probabiliser l’occurrence possible de divers futurs. Certaines personnalités ont les capacités de faire des prévisions plus solides. Les « superprévisionnistes » de Tetlock ne sont pas seulement intelligents et savants. Ils savent décomposer un problème. Ils se préoccupent d’ordres de grandeur sur de nombreux sujets plutôt que de chiffres précis sur des sujets restreints. Ils peuvent aller à l’encontre de leurs convictions et changer d’avis. Ils apprennent de leurs erreurs. Ceux qui s’avèrent plus fiables diffèrent davantage par leurs méthodes que par leurs profils. Plus de rigueur, de travail et d’humilité que d’imagination, de rhétorique et d’éclat. Telles sont les grandes leçons pour des jugements de qualité sur ce qui peut advenir. Et elles ne concernent pas que ces superprévisionnistes, mais nous tous, car nous sommes tous prévisionnistes pour ce qui concerne nos carrières, nos unions, nos investissements. Un ouvrage tout à fait intéressant, même si le ton de l’auteur (au lyrisme personnel omniprésent) est agaçant et la forme proche du manuel basique de management. Il n’en ressort pas moins un enseignement général : prévoir n’est pas un don, mais un talent qui peut s’acquérir et s’améliorer.

 

 

 

 

George Akerlof, Robert Shiller, Phishing for Phools: The Economics of Manipulation and Deception, Princeton University Press, 2015, 272 pages.

 

 

Philip Tetlock, Dan Gardner, Superforecasting. The Art & Science of Prediction, Random House, 2015, 340 pages.

 

 

« Du RMI au RSA, heurs et malheurs des politiques actives d’insertion », Les Cahiers français, n° 390, 2016, pp. 38-43.

Télécharger (PDF, 1.91Mo)

Du RMI au RSA, heurs et malheurs des politiques actives d’insertion

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

www.eclairs.fr

 

Le revenu minimum d’insertion (RMI), le revenu de solidarité active (RSA), et, entre les deux, le revenu minimum d’activité (RMA), aujourd’hui presque totalement oublié, ont fait couler beaucoup d’encre. A chaque fois présentées comme des réformes majeures, ces innovations bousculent des principes et des institutions. Prestation sui generis, le RMI est le socle des transformations suivantes qu’ont été le RMA puis le RSA. Alors que le RMI avait fait, dans son principe globalement consensus il n’en a pas été de même pour le RMA et pour le RSA. Dans les deux cas des oppositions ont été exprimées, de manière passionnée ou larvée. Toutes les controverses et toutes les argumentations techniques relèvent d’une même problématique, celle des liens entre activités et garantie de ressources. Ces prestations ont été imaginées, élaborées et mises en œuvre avec un double souci : garantir un revenu minimum, inciter à la reprise d’activité. Or les deux objectifs et les deux logiques peuvent entrer en contradiction, sur le papier comme dans la réalité.

 

Si l’on quitte, pour commencer, la sphère des minima sociaux, pour se pencher sur l’ensemble de la sphère de la protection sociale, on doit avoir à l’esprit que nombre de prestations sont précisément élaborées pour désinciter à l’activité. Il en va en premier lieu des pensions de retraite. Elles sont organisées et servies de manière à permettre aux retraités de ne pas exercer une activité professionnelle. Il en va aussi, en partie, des allocations familiales. Celles-ci ont été déployées historiquement, en partie, afin d’inciter les parents à ne plus faire travailler leurs enfants. On le voit, à un niveau élevé de généralité, la protection sociale dans son ensemble entretient des liens très importants avec le sujet de l’incitation ou de la désincitation au travail. Le cas particulier des minima sociaux de type RMI, RSA et RMA tient de qu’ils peuvent entraîner une désincitation non souhaitée, que celle-ci soit d’ampleur fantasmée (quand elle est exagérée) ou totalement niée (alors que les calculs les plus simples montrent qu’il peut y avoir intérêt à ne pas travailler). En revenant sur plus d’un quart de siècle de politiques (le RMI a été voté fin 1988), on s’intéressera aux évolutions et aux permanences des conceptions et controverses attachées à ces prestations singulières que sont ou on été le RMI, le RMA et le RSA.

 

Premier aperçu : du RMI au RSA en passant par le RMA et la PPE

Le RMI dans ses grandes lignes, même si lui est attachée une contrepartie en termes d’effort d’insertion, relève de la logique pure d’un minimum social différentiel. Le RMI est, d’abord et avant tout, un revenu social qui vient compléter des revenus insuffisants, ceci afin de les placer à un niveau minimal, celui du RMI. Dès l’origine lui ont été adjoints des dispositifs associés cherchant à inciter au mieux les allocataires à se replacer ou se placer pour la première fois sur le marché de l’emploi. De fait le souci de lien avec l’activité, d’« activation » dit-on, a toujours été présent.

 

Fin 2003, le RMI a été décentralisé (confié aux départements) tandis qu’était créé un nouvel outil, le RMA, avec vocation première d’inciter les allocataires à trouver un emploi. Tout juste quelques mois avant cet avènement du RMA naissait en France un instrument fiscal relevant de la logique de l’impôt négatif, la Prime Pour l’Emploi (PPE). Parmi les idées au fondement du RSA (qui sera voté exactement 20 ans après le RMI), présidait celle d’une fusion de la prestation sociale (le RMI) et du mécanisme fiscal (PPE). Or la création du RSA n’a pas compris l’intégration de la PPE, ce qui est l’une des bases des difficultés et complexités de ce dispositif.

 

En tout état de cause et de reprise rapide de l’histoire, le RSA a totalement effacé le RMA. En quelques années, deux réformes présentées comme majeures ont concerné le RMI. Certains considèrent qu’il y a réorientation, d’autres dénaturation. Plus vraisemblablement, il y a prolongement d’un mouvement, dont l’origine date de la création du RMI, consistant à toujours chercher à rapprocher ce qu’on baptise insertion de ce qu’on appelle activité.

 

Un débat et une réforme maintenant oubliés : le RMA

Le RMA a été mis en place à partir du 1er janvier 2004. Complétant, sans le remplacer, le RMI, le RMA est une idée qui a germé et qui s’est progressivement affirmée depuis le milieu des années 1990, avant d’être consacrée par la loi du 18 décembre 2003.

 

C’est lors de la campagne présidentielle de 1995, largement menée autour des thèmes de l’exclusion et de la fracture sociale, que l’idée d’un RMA a été explicitement émise. Mais elle n’a pas alors fait grand bruit. Son essence, régulièrement martelée, tient dans un objectif simple : pas de revenu sans activité. Fin 1997, au sein de l’opposition, des parlementaires appellent à supprimer le RMI et à le remplacer par un RMA. Une proposition est déposée à l’Assemblée nationale. Dans cette proposition, les collectivités territoriales doivent mettre en place des « comités de pilotage » chargés de confier aux bénéficiaires du RMI aptes à une activité professionnelle et résidant dans la commune des travaux d’intérêt général.

 

Au moment de l’anniversaire des dix ans de la loi du 1er décembre 1988 créant le RMI, le dispositif fait l’objet d’un renouveau des diverses controverses habituelles (sur l’opportunité de son ouverture aux moins de vingt-cinq ans, sur les difficultés et les faibles résultats de l’insertion). A l’automne 1999 deux sénateurs de la Commission des finances proposent, en amont de l’examen de la loi de Finances, le remplacement du RMI par le RMA. S’interrogeant sur l’augmentation de la charge du RMI pour l’Etat même en période de croissance, ils se demandent « si le RMI n’est pas désormais un revenu minimum d’inactivité ».

 

Traduction de cette argumentation, une proposition de loi est déposée par les deux sénateurs le 20 avril 2000. Cette proposition portant création du revenu minimum d’activité, instituerait, selon son premier article, un RMA « pour les personnes sans emploi et titulaires d’un minimum social depuis six mois ». Le RMA comprendrait deux parts. La première, appelée aide dégressive, correspondrait aux allocations de minimum social perçues jusqu’alors par le bénéficiaire. Elle serait versée aux entreprises qui l’utiliseraient pour rémunérer le nouvel embauché. Le versement à l’entreprise diminuerait progressivement pendant trois ans, au profit d’un « salaire négocié » exonéré de charges sociales, composant la seconde part du RMA.

 

Lors de la campagne présidentielle pour l’élection de 2002, moins marquée par les questions de pauvreté que par celles d’insécurité, la transformation du RMI en RMA se trouve dans le « projet de relève » de François Bayrou. Le candidat libéral, Alain Madelin, dans son programme « 200 jours pour faire bouger la France », entend également substituer le RMA au RMI. L’idée d’un RMA est également reprise par le candidat Jacques Chirac sans qu’elle donne lieu, comme pour les autres candidats d’ailleurs, à beaucoup de commentaires. Après les élections, c’est avant tout le sujet de la décentralisation du RMI qui occupe les esprits. Le RMA reste cependant un des engagements à tenir, avec, pour les élus de la majorité, une visée de profonde remise en cause du RMI pour en finir avec « la culture de l’assistance ».

 

Les propositions accumulées et l’engagement pris de réformer le RMI ouvrent la voie du débat qui a lieu de l’automne 2002 au vote de la loi fin décembre 2003. Le 15 octobre 2002 François Fillon, Ministre des affaires sociales du travail et de la solidarité annonce le double projet de transfert de la gestion du RMI aux départements, et de création du RMA. Le débat sur le projet de loi, vivement contesté en particulier par les associations de solidarité, est très houleux lors de son passage à l’Assemblée nationale. A l’occasion de ce débat, les organisations syndicales ont émis de vives réserves sur le RMA, l’instrument et le principe d’obligation d’activité. Le Président de la CFTC a jugé le projet « scandaleux » en soulignant que « donner aux entreprises des salariés qui ne leur coûtent rien, c’est suicidaire ». Le secrétaire général de la CFDT a dénoncé « l’iniquité en termes de mesures sociales » accompagnant le RMA, cet accompagnement étant « proprement scandaleux ». Favorable sur le fond aux objectifs du RMA, la CFDT en critique l’impréparation. Le secrétaire général de la CGT a estimé, de son côté, que le RMA constituait « une supercherie doublée d’une flexibilisation accrue du marché du travail » ajoutant que « la transformation du RMI en RMA constitue un subventionnement public de plus de l’emploi privé, sans offrir aucune garantie en termes de pérennité de l’emploi ».

 

La loi finalement promulguée décentralise le RMI et crée le RMA à compter du 1er janvier 2004. Le RMA naît donc sur une franche opposition. La gauche, dans sa plus grande partie, y voit une dérogation inacceptable au droit du travail et un effet d’aubaine pour des entreprises qui pourront trouver de la main-d’œuvre à bon marché. La droite, dans sa majorité, y voit un dispositif nouveau, incitatif pour faciliter le retour à l’emploi des allocataires du RMI.

 

Voté, le RMA s’est peu à peu mis en place et en œuvre, sans grande ampleur toutefois, alors que naissait l’idée d’un RSA.

 

Le RSA : activation accrue du RMI mais réforme encore insuffisante

Le projet de RSA est issu d’un rapport rendu par son promoteur, Martin Hirsch, au gouvernement début 2005, quelques mois seulement après le début de la montée en charge du RMA. Le rapport contenait une série de quinze recommandations ambitieuses, dont celle de créer ce RSA, consistant, dans sa formulation initiale, en une fusion de plusieurs minima sociaux (RMI, allocation de parent isolé – API-, allocation de solidarité spécifique –ASS-) mais aussi de la PPE, des prestations logement, voire de certaines prestations familiales. L’idée, reposant sur une ambition simplificatrice volontariste, a peu à peu infusé dans le débat public, gauche et droite du spectre politique se prononçant favorablement. Les deux principaux candidats à l’élection présidentielle de 2007 ont fait savoir leur accord avec le principe de la réforme, sans entrer dans le détail de sa mise en forme.

 

Après l’élection présidentielle puis la nomination de Martin Hisch comme Haut Commissaire aux Solidarités actives, en charge précisément de la création du RSA, la dynamique de concertation, d’expérimentation et de création a été accélérée. Après un livre vert, des débats nourris sur son périmètre, des controverses poussées sur son financement, des expertises délicates sur ses paramètres, un « Grenelle » consacré aux politiques d’insertion, le RSA a vu pleinement le jour 20 ans exactement après le RMI qu’il remplace. La loi du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion est assurément une belle performance en termes d’élaboration politique. Avec le RSA, le législateur renomme et recompose le RMI. La loi transcrit également quelques recommandations et conclusions du « Grenelle de l’insertion » qui a accompagné la création du RSA.

 

Le RSA remplace le RMI, l’API et les différents mécanismes d’intéressement à la reprise d’activité. L’essentiel est ainsi dit dans l’article 1er de la loi. Si le nouvel outil a des qualités, il est loin du projet initial qui constituait en une fusion, et, partant, en une simplification plus radicale.

 

Concrètement, le RSA corrige et renforce l’intéressement qui existait avec le RMI. Ces mécanismes d’intéressement, plusieurs fois revus, deviennent une des dimensions essentielles du nouveau dispositif. Cet intéressement – alambiqué dans sa gestion – devient uniforme et, surtout, stable dans le temps. Il est de la sorte certain que le RSA fera que le produit de chaque heure travaillée améliore le revenu du ménage. Deuxième novation, il permettra également, pour des travailleurs pauvres ne bénéficiant pas du RMI, de voir leurs revenus augmenter comme cela est toutefois déjà le cas avec la PPE. Les liens entre ces deux mécanismes de complément (PPE) ou de remplacement de revenus (RMI) sont au cœur des débats techniques et politiques autour de la nouvelle mesure (RSA). Avec un ciblage très large, et par conséquent peu concentré sur les plus pauvres, la PPE est un impôt négatif relativement classique, servi par l’administration fiscale. Par essence centré sur les plus défavorisés, inactifs principalement, le RMI est une prestation différentielle servie par les CAF pour le compte des départements.

 

RSA et PPE vont maintenant être gérés dans une même logique, mais par des opérateurs qui restent distincts. Le point crucial est que dans la mesure où le RSA ne repose pas sur une fusion intégrale avec la PPE, il n’atteindra pas ses objectifs initiaux de simplicité. En outre, le RSA ne supprime ni les fondements, ni les logiques, ni les objectifs, ni les instruments du RMI. Il y a renforcement et aménagement. Il n’y a pas mutation intégrale. Le RSA ne peut donc être qualifié de « révolution sociale ». Avec ses limites et ses vertus, il s’inscrit plus dans un sentier qui a été ouvert en 1988 qu’il n’ouvre véritablement un nouveau chemin.

 

Soulignons tout de même deux avancées, peu commentées mais importantes, du texte. Tout d’abord il fusionne le RMI et l’API, et il envisage l’intégration à venir de l’ASS dans le RSA. Le RSA permet également un progrès en ne limitant plus l’attribution de certains avantages connexes au RMI au statut d’allocataire mais en l’étendant à toutes les personnes en fonction de leurs ressources. Ces deux éléments de simplification et d’égalisation peuvent être consacrés, au regard de 20 ans d’évolution du RMI, comme des transformations réellement structurelles. Même si elles n’ont en réalité pas eu beaucoup d’effets….

 

Un Grenelle de l’insertion : pour une activation et une simplification renforcées

Dans un même souci de datation symbolique qui a prévalu à promulguer la loi RSA vingt ans exactement après celle portant création du RMI, le « Grenelle de l’insertion » s’est formellement tenu le 27 mai 2008 (40 ans exactement après les célèbres « accords de Grenelle »). Il en est ressorti un ensemble de recommandations qui ont connu leurs premières traductions concrètes dans la loi du 1er décembre 2008. Ces recommandations tiennent dans un souci de triple unicité : un référent unique pour le bénéficiaire du RSA ; un contrat unique d’insertion ; un guichet unique de prise en charge. Les travaux du Grenelle ont d’abord autorisé un calibrage des politiques publiques qui, dans le domaine de l’« insertion » s’étendent, se structurent et se diversifient depuis une quarantaine d’années, bien au-delà du seul RMI et même, avec un périmètre plus large, du RSA.

 

Les politiques d’insertion sont, comme les publics en insertion, à géométrie variable selon les périmètres que l’on prend en considération. Envisager l’insertion de manière restrictive, c’est limiter les politiques et, partant, les populations concernées, aux cas les plus prononcés d’exclusion sociale, les sans-abri et leur prise en charge. A ce titre, envisager la réforme des politiques d’insertion, c’est se cantonner à un pan singulier des politiques sociales. À l’inverse, envisager l’insertion de manière très étendue, c’est considérer l’insertion comme une notion centrale de la protection sociale, affectant tous les secteurs d’intervention. A ce titre, la réforme des politiques d’insertion suppose celle de l’ensemble des politiques d’emploi et de protection sociale.

 

Les dispositifs d’activation impuissants face à la crise

Mais plus que la réforme technique des segments de l’intervention publique, ce qui a prévalu dans les suites du Grenelle de l’insertion et du vote de la loi sur le RSA relève de l’inattendu. C’est le choc de la crise, la dégradation des finances publiques et la puissante hausse du chômage qui ont été à l’ordre du jour de l’agenda social. Le point est fondamental. Le RSA a été imaginé et construit dans une période et pour une période de réduction du chômage. Son objectif de réduction du nombre de ses allocataires par leur retour à l’emploi s’entendait aisément en période de décru du chômage. Il devient très difficile à tenir quand le chômage augmente fortement. Conçus et établis pour accompagner une période de croissance relativement soutenus, les mécanismes du RSA complémentaires à ceux du RMI, ont été incapables d’atteindre véritablement ce pourquoi ils ont été créés : le retour à l’emploi. Il est facile de les en blâmer et d’insister sur les imperfections du dispositif. Il faut cependant savoir faire la part des choses. Et noter qu’il est demandé, après 2008, au RSA d’avoir des résultats dans un combat qui n’est pas véritablement, en tout cas pas totalement, le sien.

 

Pour être didactique, il faut dire et redire que le RSA est en réalité double. Il contient, en réalité, deux mécanismes. Le premier, dit RSA « socle », est, globalement, l’ancien RMI. Le second, dit RSA « chapeau », est un complément aux revenus d’activité pour les personnes ayant de faibles revenus. Le RSA « socle », en période de crise, joue à sa manière son rôle d’amortisseur des conséquences de la crise. Le RSA « chapeau », que l’on dit aussi RSA « activité », ne peut atteindre ses ambitions d’incitations fortes à l’activité, quand le marché de l’emploi connaît de profondes difficultés. Il peut maintenir dans l’activité, il peut maintenir un certain niveau de revenu, mais le RSA, dans son ensemble, ne peut réduire, seul, le chômage.

 

Si l’on prend bien en compte ces aspects conjoncturels, en dépassent les luttes politiques passionnées, il est assez malaisé d’émettre une opinion simple sur le RSA et les nouvelles modalités des politiques d’insertion et d’activation qui l’accompagnent. Soit on juge ces instruments timides, incapables de produire une stratégie nouvelle et efficace, soit on se satisfait du pas à pas réalisé, soit encore on estime qu’ils instituent une nouvelle catégorie de population, le « « précariat (une population enfermée dans les différents cercles de l’aide sociale et de l’emploi précaire). Dans tous les cas des arguments peuvent être avancés pour soutenir une thèse forte. Il n’empêche, si le RSA a connu ses grandes difficultés, c’est non pas tant en raison de sa genèse ni de son architecture, mais de son contexte.

 

Une complexité gommée par la future prime d’activité ?

Très rapidement, le RSA, comme avant lui le RMA et le RMI, a fait l’objet de nombreuses critiques doctrinales et opérationnelles. Une inquiétude importante touche les opérateurs confrontés à la complexité du dispositif. Il est certain que la mesure n’a rien de simple. Ses promoteurs comme ses détracteurs sont d’accord sur ce point : le RSA ne pourra véritablement prendre son plein essor et sa vraie valeur que lorsqu’il reviendra à son projet initial, notamment en fusionnant rapidement avec l’ASS et, surtout, lorsqu’il intégrera la PPE. A défaut le risque est grand de voir le RSA connaître le sort politique du RMA, c’est-à-dire beaucoup d’agitation technico-politique (avec il est vrai en l’espèce des coûts bien plus importants), une accumulation de critiques, puis une nouvelle invention, aménageant plus ou moins marginalement les dispositions.

 

La perspective positive est d’en revenir aux fondements du projet et de bâtir, par absorptions progressives, un outil pleinement efficient. C’est d’ailleurs tout le projet de prime d’activité décidée en 2015 par le gouvernement. En janvier 2016, le RSA activité et la prime pour l’emploi seront ainsi supprimés pour être remplacés par un dispositif unique : la prime d’activité. Cette nouvelle prestation sera, comme le RSA, versée par les CAF. Le RSA « socle » continuera d’exister pour les personnes sans activité professionnelle, mais le RSA « activité », changeant de nom, de périmètre et de visée, entamera une nouvelle carrière. Mais tout, pour cette prime d’activité, sera fonction, comme pour ses prédécesseurs, de l’environnement macro-économique et du marché de l’emploi. En un mot pas d’activation possible sans activité…

 

Pour en savoir plus

Damon J. (2014), L’exclusion, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».

Damon J, Ferras B. (2015), La sécurité sociale, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».

Hirsch M. (2010), Secrets de fabrication, Paris, Grasset.

 

 

 

Encadré 1. Le RSA

Le RSA, mis en place à partir du 1er janvier 2009, est une allocation qui complète les ressources d’un foyer ceci afin qu’elles atteignent le seuil d’un revenu minimal. C’est en ce sens qu’il s’agit de l’un des minima sociaux. Ce revenu minimal garanti est calculé comme la somme d’un montant forfaitaire, variant selon la composition du foyer, et une partie (62 %) des revenus professionnels du foyer. Le RSA a donc deux composantes. D’une part le RSA socle, qui correspond à l’ancien RMI, pour les personnes dont les revenus sont inférieurs au montant forfaitaire (520 euros pour une personne seule, au 1er septembre 2015). D’autre part, le RSA activité qui joue le rôle d’un complément de revenu d’activité (pour des revenus allant, pour une personne seule, jusqu’à 1,2 SMIC). En termes de bénéficiaires, fin 2012, 2,18 millions de foyers bénéficiaient du RSA en France (métropole et DOM). Les trois quarts perçoivent le RSA socle, le dernier quart le RSA activité. En intégrant les personnes à charge (enfants et conjoints), 4,65 millions de personnes relèvent du RSA.

 

Nombre d’allocataires du RMI puis du RSA socle en France métropolitaine

Source : DREES

 

 

 

« Pauvreté et précarité en chiffres », Les Cahiers français, n° 390, 2016, pp. 8-14.

Télécharger (PDF, 1.92Mo)

 

 

Pauvreté et précarité en chiffres

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

www.eclairs.fr

 

Qui et combien sont les pauvres et les précaires ? Tout dépend des définitions. Sous un déluge de données et d’approches toujours plus sophistiquées, il est difficile de se faire, aisément, une idée. Et différentes thèses peuvent être valablement soutenues, à partir des mêmes sources d’information. Un peu de pédagogie s’impose pour tenter d’y voir clair. On proposera, d’abord, un tableau synthétique des approches de la pauvreté et de la précarité. On s’arrêtera, ensuite, sur les trois possibilités de suivi des phénomènes : indicateur unique, indice composite ou tableau de bord aux diverses dimensions. Enfin on soulignera les principales transformations des phénomènes ainsi nommés. Même si les deux notions de pauvreté et de précarité présentent leurs spécificités, elles seront généralement abordées conjointement dans la mesure où les multiples dimensions des problèmes qu’elles désignent gomment les singularités terminologiques.

 

Définitions et délimitations

Soulignons d’entrée qu’aucune définition ne s’impose, par improbable consensus des experts sur les vertus comparées des différentes méthodes. On peut tenter de résumer le fond du débat par une formule. La pauvreté a des dimensions relativement absolues (le dénuement total dans les pays pauvres, comme dans les pays riches). Elle est, dans une large mesure, absolument relative car elle dépend des gens, du moment et de l’environnement. Sur le plan des définitions la pauvreté s’entend principalement comme absence ou insuffisance de ressources (monétaires notamment). La précarité ne se comprend pas seulement ainsi. La notion désigne plutôt une fragilité des revenus et des positions sociales. Si elles peuvent être distinguées, les deux notions entretiennent tout de même de nombreuses correspondances.

 

Pauvreté et précarité relèvent, au moins, de trois possibles dimensions : dans les esprits (des représentations), dans les textes (des normes), dans les poches (des budgets).

  • Des individus s’estiment pauvres et/ou précaires, ou bien sont estimés comme étant en situation de pauvreté et/ou de précarité.
  • Des textes, du doit social et du doit fiscal, délimitent des populations qui peuvent être dites pauvres et/ou précaires.
  • Les ressources des ménages, selon certains seuils établis par les experts, placent les membres d’un ménage en situation de pauvreté et/ou de précarité.

 

Si l’on se cantonne à la pauvreté, mais dans une approche large, permettant d’embrasser le thème de la précarité, une autre partition, plus technique, spécifie quatre approches : « absolues », « relatives », « administratives », « ressenties ». Par symétrie de conventions, on peut également approcher la richesse et l’opulence selon ces quatre approches. Le tableau 1. en contient une synthèse.

 

Tableau 1. Richesse et pauvreté en un tableau

Approche

« absolue »

Approches

« relatives »

Approche

« administrative »

  Approches

« ressenties »

Fraction Seuils monétaires Conditions de vie
Pauvres Pouvoir se nourrir, se vêtir, habiter Les x % les plus pauvres 60 % revenu médian Privations de certains biens et services RSA, etc. Part de la population se déclarant « pauvres » ou « précaires »
Riches Vivre des intérêts sur les intérêts de son capital Les x % les plus riches 200 % du revenu médian Abondance de tous ces mêmes biens et services ISF, etc. Part de la population se déclarant « riches »

 

Une première approche délimite une pauvreté « absolue » : un seuil de ressources, qui ne varie pas en fonction des évolutions de la richesse, en dessous duquel on est compté comme pauvre. C’est l’option suivie aux Etats-Unis depuis la fin des années 1950. L’idée sous-jacente est de convertir en montant monétaire ce qui est nécessaire pour pouvoir, a minima, se nourrir, se vêtir, habiter. Cette option, absolue, a également été retenue pour le calcul, par les institutions internationales, du nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté (disposant quotidiennement de moins de 1,25 dollar de pouvoir d’achat). Symétriquement, une approche absolue de la richesse ne doit pas faire référence à la distribution des revenus et des positions sociales. Une définition, semble-t-il proposée par un membre fondateur de la dynastie Rothschild, pourrait être de vivre des intérêts sur les intérêts de son capital. Mais une approche plus large, par exemple de vivre des seuls intérêts sur son capital, est certainement recevable. L’approche est, toujours, conventionnelle.

 

Un deuxième genre porte sur la pauvreté ou la précarité « administrative ». Sont pauvres, en France, les personnes qui bénéficient des prestations visant à atténuer la pauvreté et la précarité (principalement les minima sociaux de type RSA, minimum vieillesse, etc. mais aussi la Couverture Maladie Universelle – CMU). Symétriquement, sont riches les personnes délimitées administrativement comme riches, par exemple lorsqu’elles vivent dans des ménages assujettis à l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF). Le nombre de riches et de pauvres dépend alors, au premier chef, du barème des prestations sociales et de l’ISF. Encore une fois, il y a là une convention dont on peut discuter les fondements et les montants. Pour un chiffre sur la « pauvreté administrative », on peut recenser le nombre d’allocataires des minima sociaux. Fin 2013, on compte 4 millions d’allocataires, soit, avec les conjoints et les enfants, 7,1 millions de personnes concernées (soit 11 % de la population).

 

Une troisième famille méthodologique s’intéresse à la pauvreté « relative ». Les pauvres vivent avec des revenus et/ou dans des conditions de vie sous un certain seuil défini en fonction de la distribution des revenus et/ou des conditions sociales. Cette famille est la plus nombreuse dans la mesure où l’on peut distinguer trois sous-familles.

  • Dans un premier cas, totalement relatif, on estime que les pauvres sont les 20 % (ou les 10 % les moins riches). Cette définition a les vertus de la simplicité. Elle ne permet cependant pas de mesurer des progrès en matière de diminution du taux de pauvreté puisque, par construction, il est fixe. Symétriquement, pour la richesse, ce sont les 20 % (ou les 10 % les plus aisés).
  • Une deuxième sous-famille, la plus classique maintenant en France et dans l’Union européenne, approche la pauvreté à partir d’un seuil monétaire. Le seuil le plus souvent utilisé est à 60 % de la médiane des niveaux de vie (c’est-à-dire des ressources des ménages provenant de toutes les sources – salaires, prestations, revenus du capital, etc. – dont sont soustraits les impôts). Relevons que ce seuil atteint un niveau élevé : en 2013, environ 1 000 euros mensuels pour une personne seule – une somme proche du Smic -, 2 100 euros pour un couple avec deux enfants. Ce seuil de 60 % du revenu médian est discuté, et des experts lui préfèrent des seuils à 50 % ou à 40 % du revenu médian, ceci permettant d’approcher une pauvreté plus réduite mais plus intense[1]. De l’autre côté, ce montant d’environ 1 000 euros comme seuil de pauvreté correspond à ce que les Français, dans certaines enquêtes d’opinion, estiment, en moyenne, comme revenu net en dessous duquel un individu peut être considéré comme pauvre[2]. Il est, en tout cas, important d’avoir à l’esprit que la mesure de la pauvreté monétaire relative est extrêmement sensible au seuil choisi. Avec un seuil à 60 % de la médiane des niveaux de vie, on compte plus de 2 millions d’enfants pauvres (i.e de mineurs vivant dans des ménages sous le seuil de pauvreté. Avec un seuil à 50 % on ne compte que 1 million d’enfants pauvres.
  • Une troisième sous-famille « relative » a trait aux conditions de vie. Une liste de biens et services (nombre de repas avec de la viande, accès à un téléviseur, vacances, sanitaires dans l’habitation, etc.) que l’on estime nécessaire est établie. On mesure la proportion des ménages qui ne disposent pas d’un certain nombre de ces éléments (trois ou quatre parmi neuf). Les personnes composant ces ménages sont dites pauvres en conditions de vie, ou bien en situation de privation matérielle. Bien entendu, rappelons-le encore et encore, tout ceci est conventionnel donc infiniment discutable[3].

 

Une dernière approche, directe, de la pauvreté, appelée pauvreté « ressentie » consiste à demander aux gens s’ils se considèrent actuellement comme pauvres ou exclus, ou s’ils considèrent avoir vécu, au cours de leur vie, une telle situation. Les résultats sont généralement édifiants. En 2013, plus de deux personnes sur cinq, estiment, dans le baromètre IPSOS/Secours Populaire, être en situation de pauvreté actuellement ou bien avoir déjà connu une telle situation. Elles n’étaient que 30 % en 2009 ! En décembre 2012, dans un sondage CSA, 11 % des Français se disent pauvres ; 37 % répondent « être en train de devenir pauvres », soit la moitié des répondants s’estimant pauvres ou en voie de paupérisation.

 

Indicateur unique, indicateur synthétique ou tableau de bord

Une question importante est de savoir si un indicateur unique peut rendre compte à lui seul de la pauvreté et/ou de la précarité. Il s’agit de savoir si une donnée quantifiée peut rendre compte d’un phénomène et de ses évolutions. Bien entendu tout indicateur a ses imperfections, surtout s’il ne rend compte que d’une dimension de la pauvreté et de la précarité, ces problèmes sociaux pouvant se poser en matière de revenus, mais aussi de conditions de vie, comme on l’a déjà indiqué. Une solution technique consiste à prendre plusieurs dimensions et à les intégrer dans un indicateur unique. À l’échelle internationale, il en va ainsi de l’Indicateur de Développement Humain (IDH). L’idée est puissante en ce qu’elle ne réduit pas la pauvreté à la faiblesse des revenus. La construction de l’IDH est l’une des suites des travaux du prix Nobel d’économie Amartya Sen selon qui « la pauvreté ne doit pas se définir par ce qu’une personne possède, mais par ce qu’elle peut être, peut faire et peut devenir ». De cette autre tripartition dans l’approche de la pauvreté (identité, capacité, possibilité) a donc été tiré un indicateur dit de développement humain. Celui-ci, calculé par les agences onusiennes pour chaque pays, agrège trois variables : le niveau de vie, le niveau d’éducation, l’espérance de vie. L’IDH est un indice composite, compris entre 0 (effrayant) et 1 (excellent). Cette approche en indicateurs synthétiques, usuelle dans la comparaison internationale, est peu utilisée dans les pays riches lorsqu’il s’agit d’y aborder la pauvreté et la précarité. Dans ces pays, l’IDH est généralement élevé, et l’attention est mobilisée non pas par les formes extrêmes de dénuement (ou pas seulement) mais par les inégalités de ressources (revenus, accès à des droits, conditions de vie). Aussi, dans ces pays, et singulièrement en France, l’option privilégiée consiste à passer par des tableaux de bord présentant les évolutions de différentes dimensions des phénomènes de pauvreté/précarité.

 

Le principe du tableau de bord, retenu en France par l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES), permet, mieux qu’un indicateur unique, mieux qu’un indicateur synthétique, de souligner l’étendue et les multiples dimensions de la pauvreté et de la précarité. L’ONPES ne parle pas dans le titre de son tableau de bord de « précarité », mais de pauvreté et d’exclusion sociale. L’ensemble des lignes de ce tableau permet cependant bien une approche de ces différents sujets pauvreté, précarité, exclusion, qui se recoupent en réalité très largement.

 

La reprise du tableau de bord publié en 2015 par l’ONPES permet un panorama chiffré des dimensions et évolutions récentes de la pauvreté et la précarité en France.

Tableau 2. Principaux indicateurs du tableau de bord de l’ONPES (2015)

 

 

Insistant sur les multiples dimensions des phénomènes de pauvreté, d’innombrables rapports ont abouti à des dizaines d’indicateurs. L’ONPES cherche à en fournir une vision synthétique. Sachant que bien d’autres indicateurs pourraient nourrir la rubrique précarité, comme par exemple la proportion de CDD dans l’emploi total, la durée de l’insertion professionnelle pour les jeunes, le recours à des contrats aidés financés par les pouvoirs publics, ou encore, tout simplement, le taux de chômage. Tout comme un indicateur unique est imparfait, et un indicateur synthétique toujours assez compliqué, un tableau de bord n’est jamais considéré comme véritablement complet.

 

Chacune de ces trois options – indicateur unique, indice composite, tableau de bord large – a ses partisans, et les débats sont loin d’être finis. Reste que l’approche la plus commune (et, partant, la plus débattue) de la pauvreté et de la précarité est celle de la pauvreté monétaire relative. En l’employant, on peut avoir des mesures de l’évolution de la pauvreté en France.

 

Évolutions et transformations

La pauvreté augmente-t-elle ? Tout dépend de la période de référence. Par rapport au Moyen Age, la pauvreté a été éliminée. Si on se réfère aux années 1980, avant l’introduction du RMI, la situation des plus pauvres n’a plus grand-chose à voir. Si on s’intéresse aux années 2000, alors on compte – avec le seuil habituel de pauvreté monétaire relative – 13,6 % de pauvres en 2000, 13,5 % en 2009. Tout dépend des points d’observation. Sur une décennie, les choses ne semblent donc pas beaucoup bouger, même si les conséquences de la crise commencent vraiment à se faire sentir en 2010. En effet, le taux de pauvreté a alors augmenté, à 14 % de la population, puis 14,3 % en 2011. Chose a priori surprenante, le taux a baissé ensuite entre 2011 et 2012, puis entre 2012 et 2013 pour se stabiliser à 14 %. Cette double baisse, inattendue, est liée à l’indicateur employé. Celui-ci est fonction du niveau de vie médian. Or comme ce dernier a baissé, le seuil de pauvreté a baissé et donc le taux de pauvreté. Il y a là une difficulté, à la limite de l’absurdité : l’indicateur retenu est à la baisse quand les problèmes (augmentation du niveau du chômage, baisse du niveau de vie) sont à la hausse ! Il y a là un élément d’étonnement et de débat pour l’avenir…

 

Les proportions masquent toutefois les volumes. En 2000, l’INSEE recensait 7,8 millions de pauvres. Ils sont plus de 8,5 millions en 2013. Cette poussée de la pauvreté est à mettre en perspective. De fait, les mouvements récents, sous forme de yo-yo, du taux de pauvreté étaient de petite amplitude. Il n’en va pas de même en volume. L’augmentation du nombre de pauvres (et non du taux de pauvreté) est bien plus significative depuis le milieu de la décennie 2000. En 2011, on s’est retrouvé à un niveau qui n’avait jamais été atteint depuis le début des années 1970.

 

Graphique 1.- Évolutions de la pauvreté monétaire en France

Évolution du taux de pauvreté

(en %, seuil à 60 % de la médiane)

Évolution du nombre de pauvres

(en milliers, seuil à 60 % de la médiane)

Source : INSEE

 

 

La tendance depuis les années 1970 était – jusqu’aux secousses récentes attachées à la crise – à une forte baisse puis à une stabilisation du taux de pauvreté. Cette diminution puis cette stabilisation de la pauvreté, mesurée sous sa forme monétaire relative, masquent de profondes transformations. Tout d’abord, la pauvreté a rajeuni : en quarante ans, le taux de pauvreté des moins de 25 ans a été multiplié par deux, alors que celui des plus de 65 ans était divisé de moitié. Elle s’est aussi déplacée des familles nombreuses vers les familles monoparentales. Les familles monoparentales trouvant très majoritairement à leur tête des femmes, la « monoparentalisation » de la pauvreté alimente une féminisation de la pauvreté. Celle-ci touche désormais des actifs qui travaillent, en raison des doubles mutations du monde du travail et de la famille. Elle est mieux, quoiqu’imparfaitement, prise en charge par un Etat providence qui n’a jamais cessé de se développer, en particulier en matière d’aide sociale. La pauvreté, par ailleurs, s’est urbanisée, baissant environ de 4 points entre 1996 et 2010 dans les communes rurales et augmentant de 5 points dans l’agglomération parisienne. Tandis que la pauvreté se stabilisait, en moyenne nationale, elle était clairement en augmentation dans l’agglomération parisienne et dans les autres unités urbaines de plus de 200 000 habitants.

 

Au total donc, la pauvreté a surtout changé plus qu’elle n’a augmenté ou diminué. Si l’on doit lui donner un visage, éloigné des chiffres froids, autrefois, le pauvre était âgé, issu d’une famille nombreuse, et habitait dans une zone rurale. Aujourd’hui, il est jeune – on devrait dire elle est jeune -, vient d’une famille monoparentale, demeure en zone urbaine et ne parvient pas à s’insérer sur le marché du travail. Autrefois – disons pendant les 30 glorieuses – la pauvreté concernait des personnes âgées qui avaient peu de chances d’en sortir et de actifs qui avaient des probabilités élevées d’en sortir. Aujourd’hui, la pauvreté concerne des jeunes et des femmes qui vont et viennent entre des périodes au-dessus et en-dessous du seuil de la pauvreté. D’où la pertinence de ne plus seulement raisonner en termes de pauvreté, mais aussi de précarité et de vulnérabilité, insistant davantage sur les risques que sur les situations.

 

Encadré 1. Les dix transformations de la pauvreté

En synthèse on peut décrire rapidement les dix mutations qui ont affecté les questions et phénomènes de pauvreté/précarité depuis une trentaine d’années.

  1. Inscription à l’agenda politique. Alors que le sujet de la pauvreté n’était pas un sujet d’importants débats pendant les 30 glorieuses, il s’est imposé à partir des années 1980.
  2. Rajeunissement de la pauvreté. Les pauvres étaient d’abord, pendant les 30 glorieuses, les personnes âgées qui n’avaient pas encore accès à des régimes de retraite de qualité. Ce sont, aujourd’hui, principalement des jeunes et des enfants vivant dans des ménages jeunes qui n’ont pas accès à une insertion professionnelle stable
  3. Urbanisation de la pauvreté. La pauvreté est longtemps demeurée un problème d’abord rural. C’est désormais un problème urbain, très présent dans les centres métropolitains.
  4. « Monoparentalisation » de la pauvreté. La pauvreté était un phénomène concentré dans des familles nombreuses. Aujourd’hui, alors que les familles nombreuses sont moins nombreuses et les familles monoparentales plus répandues, la pauvreté affecte d’abord personnes vivant dans des familles monoparentales.
  5. Féminisation. La monoparentalisation de la pauvreté est à rattacher à une certaine féminisation de la pauvreté. Les femmes à la tête de foyers monoparentaux ont plus de difficultés encore sur le marché du travail.
  6. Problème des budgets contraints. Si les taux de pauvreté peuvent sembler rester relativement constants, l’augmentation du coût de la vie, et singulièrement des coûts du logement, a un puissant impact sur les budgets des plus défavorisés.
  7. Davantage de travailleurs pauvres. Moins de pauvres âgés, mais plus de pauvres actifs. Les travailleurs pauvres sont certes des individus en situation professionnelle précaire, mais la pauvreté se mesurant non pas à l’échelle individuelle mais à celle du ménage, les travailleurs pauvres sont aussi des personnes vivant dans des familles à faibles revenus, même avec des emplois stables.
  8. Dépendance accrue aux prestations. Si les taux de pauvreté restent relativement constants, c’est entre autres raisons car les dépenses sociales en général et les dépenses spécifiques pour remédier à la pauvreté augmentent.
  9. Une politique publique prioritaire. Alors que la pauvreté n’était pas érigée en risque de sécurité sociale ni en priorité explicite des mécanismes de protection sociale, la lutte contre la pauvreté et l’exclusion est établie, depuis les années 1990, comme une priorité de l’ensemble des politiques publiques.
  10. Une immigration disputée. La dernière transformation a trait aux évolutions des profils et trajectoires migratoires. Le sujet est très sensible même s’il est mathématiquement simple. Si un pays voit partir les ménages aisés et arriver des ménages défavorisés la pauvreté s’y accroît. Au moins dans le court terme.

Pour en savoir plus

Damon J. (2010), Éliminer la pauvreté, Paris, PUF.

Damon J. (2014), L’exclusion, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».

 

[1]. Voir les différents travaux et prises de position de Louis Maurin, directeur de l’Observateur des inégalités (www.inegalites.fr)

[2]. Voir les sondages menés maintenant tous les ans par Ipsos pour le Secours Populaire sur les Français et la pauvreté.

[3]. Pour continuer sur ces sujets, on peut renvoyer, autant pour discuter des définitions et s’informer des données, aux deux sites de la statistique publique nationale et européenne : www.insee.fr ; www.epp.eurostat.ec.europa.eu

« Les inégalités ne sont pas une fatalité », Les Échos, 11 décembre 2015

Le paquet contre les inégalités

 

Précurseur et toujours proche de Thomas Piketty, Anthony Atkinson est un éminent spécialiste anglais de la redistribution. Il propose une nouvelle fresque sur les inégalités et, surtout, un paquet de mesures afin d’en diminuer des niveaux aujourd’hui presqu’universellement condamnés.

 

Atkinson fait mouche avec un ouvrage accessible et concret, dédicacé aux salariés du NHS (le service public de santé britannique), dont les droits d’auteurs iront, notamment, à Emmaüs. L’analyse débute par un retour sur ces inégalités de revenu et de richesse qui, partout ou presque, inquiètent. Sans équation indigeste, l’économiste rappelle que le monde, en particulier dans la zone OCDE, a connu un tassement des inégalités, de la seconde guerre mondiale aux années 1970, grâce à l’extension de la protection sociale et à la progressivité de l’impôt. Il signale un « tournant vers l’inégalité » dans les années 1980, même s’il n’a pas concerné tout le monde, l’Amérique Latine en particulier. Et la France se singularise bien davantage par le maintien des disparités que par leur explosion. Atkinson souligne que toutes les inégalités ne sont pas égales. Certaines dispersions statistiques sont parfaitement légitimes quand certaines différences sont proprement injustes. Dans une volonté de réconcilier équité et efficience, l’auteur avance un paquet de 15 recommandations qui font la saveur de son analyse.

 

Quinze propositions pour agir…

Parmi ses propositions, qui font système, certaines vont bien au-delà des outils socio-fiscaux. Ainsi Atkinson plaide-t-il pour des politiques publiques plus favorables à l’innovation et à l’employabilité. Au plan macro-économique, il considère que la lutte contre le chômage doit prendre place au même rang et avec les mêmes obligations que la lutte contre l’inflation. D’un point de vue institutionnel, sans citer ici le cas français, il invite à créer des « conseils économiques et sociaux » pour faire vivre le dialogue social. C’est assurément lorsqu’il s’agit des instruments de la redistribution qu’il est le plus innovant et le plus déterminé. Favorable à la progressivité de la fiscalité, il place à 65 % le taux marginal d’imposition sur les revenus (ce qui fera autant hurler qu’applaudir). Plus inventif, il envisage la création d’une dotation en capital versée à tous, au moment de la majorité, en tant qu’héritage minimum attribué à tous les jeunes. Une telle dotation serait financée par une taxation plus élevée des successions, legs, dons et donations reçus au cours de sa vie. Attaché aux prestations universelles plutôt que sous condition de ressource, Atkinson préconise des allocations familiales généreuses, dès le premier enfant et soumises à l’imposition (ce qu’elles ne sont pas, dans ces trois dimensions, en France). Fin connaisseur de tous les mécanismes, il se méfie du revenu dit universel ou de citoyenneté, en relisant les formulations de Prix Nobel aussi divergents que Milton Friedman et James Tobin, mais envisage un « revenu de participation » complémentant la protection sociale. Il examine aussi l’idée d’un revenu de base, mais pour les enfants, à l’échelle de l’Union européenne.

 

Il prône également l’établissement de fonds souverains, sur le modèle du fonds stratégique d’investissement (FSI), et s’intéresse à l’impôt sur la fortune (ISF). ISF et FSI ne sont pas les seuls instruments français qui séduisent l’économiste, dans sa volonté de traiter des inégalités dans une perspective bien plus large. En matière de développement il invite à passer le niveau de l’aide publique internationale à 1 % du PIB des pays riches (ce, soit dit en passant, alors qu’elle n’atteint pas encore les 0,7 % envisagé).

 

… qui feront réagir

Bien entendu toutes ces recommandations et suggestions feront réagir. Imprimées à cet effet, et accompagnées des premières réponses aux objections qu’elles ne manqueront pas de susciter (« pas les moyens », « impossibilité politique », « douce utopie », « dangereux égalitarisme », etc.), elles sont étudiées avec rigueur et conviction. La rigueur d’un Atkinson qui est l’un des plus grands experts des bases de données sur ces questions sociales. La conviction d’un auteur qui n’accepte pas la supposée inéluctabilité de la croissance démesurée des inégalités. Et qui rétorque que c’est pendant une première période de mondialisation que se sont constitués les Etats-providence. À ces derniers, donc, de s’adapter au nouveau contexte économique, aux nouvelles formes d’emploi et de croissance. Atkinson nous offre, en tout cas, une pièce majeure qui prolonge et complète les travaux et débats autour de Piketty. Avec un succès que l’on peut souhaiter égal.

 

 

Anthony Atkinson, Inequality. What can be done ?, Harvard University Press, 2015, 384 pages.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

« The name is bond. Social impact bond », chronique dans les Actualités sociales hebdomadaires, novembre 2015

 

Son nom est Bond. Social Impact Bond

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

Le social impact bond (SIB) est une innovation sociale venue d’un autre monde. Celui de la finance privée. Il s’agit d’un nouvel instrument (on aime dire aujourd’hui un « véhicule ») financier, dédié aux politiques sociales. Depuis 2010 les think tanks, un peu partout dans le monde (et France Stratégie pour la France), s’intéressent à cette nouvelle perspective de financement de la protection et de l’action sociales.

 

Né au Royaume-Uni, cet outil s’insère dans le sillon de ce que le gouvernement, outre-manche, veut soutenir : la Big Society. Plutôt que des politiques publiques seulement publiques, pourrait-on dire, l’ambition est de réformer l’action publique, dans le domaine social en particulier, afin de mieux associer les personnes directement concernées, le secteur public et les deux secteurs privés (lucratifs et non-lucratifs).

 

Les SIB introduiraient, selon leurs détracteurs, le loup du privé dans la bergerie sociale. Ces SIB et leurs promoteurs aspirent, en tout cas, à constituer une réponse à une question essentielle : comment rendre l’intervention sociale plus efficace et moins coûteuse ? Le SIB ne se veut pas solution miracle, mais option innovante, avec deux idées force. Tout d’abord, il est possible d’investir et de lever des fonds privés pour financer la prise en charge des sujets sociaux mêmes les plus compliqués (accueil des sans-abri, réinsertion des détenus, limitation de la récidive, prévention des grossesses adolescentes, lutte contre l’illettrisme, etc.). Ensuite, il est vraiment possible de mesurer l’efficacité de l’action entreprise. En un mot, la rentabilité d’une intervention sociale peut s’évaluer sur un double registre social et financier.

 

Concrètement, le secteur privé (ce peut être des investisseurs capitalistiques – Goldman Sachs fait partie des innovateurs en pointe – ou des fondations philanthropiques) est sollicité pour assumer un risque financier lié à la mise en œuvre d’un programme social. Si les objectifs assignés au préalable à ce programme ne sont pas atteints, l’investisseur perd sa mise. À l’inverse, si les visées attendues sont atteintes et dépassées, les pouvoirs publics remboursent l’investissement et paient même des intérêts qui font tout l’intérêt d’une telle coopération. A la différence des partenariats publics privés (PPP), déjà largement présents dans ce secteur social (que l’on songe aux hôpitaux ou aux prisons), il n’y a pas location avec les SIB. S’ils ressemblent, dans leur philosophie à ces PPP, les SIB en diffèrent à plusieurs égards. Tout d’abord, ce n’est pas un couple, avec un commanditaire public et un opérateur privé. C’est plutôt un ménage à quatre avec un opérateur (généralement associatif), un financeur, un donneur d’ordre (une autorité publique), un évaluateur. Ensuite, si les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous, l’investisseur perd toute sa mise. Symétriquement, si les résultats sont bons l’investisseur est rémunéré en fonction des économies qui ont pu être réalisées en passant par ce nouveau cadre contractuel, original pour les politiques sociales. Les PPP alimentent peut-être la performance publique, mais ils passent toujours par de la dépense publique. Les SIB veulent aussi nourrir l’efficacité et l’efficience, mais ils entraînent systématiquement une économie, soit par non rémunération de l’investisseur qui n’aura pas réussi à faire atteindre les résultats, soit par des résultats qui autorisent précisément des économies par rapport aux autres formules, traditionnelles, de déploiement des programmes sociaux.

 

Tout n’est pas totalement stabilisé en ce qui concerne ces SIB, à l’étranger comme dans le cas français où ils commencent à être évoqués, avant peut-être d’être implantés. La langue française a du mal à les traduire. Doit-on parler de « titres à impact social », d’« investissements à impact social » ? Le nom se cherche.

 

Les SIB, et, surtout, la logique qui les sous-tend, correspondent pleinement à de grands mouvements à l’œuvre en matière de protection sociale. Il en va de l’introduction progressive, en France, des réflexions et stratégies dites d’investissement social. Ces SIB, qui peuvent soulever bien des débats, se présentent comme de nouvelles possibilités pour améliorer les performances et la gouvernance du social. Pourquoi ne pas les expérimenter ?

POUR PLUS D’ANALYSES ET DE PROPOSITIONS, VOIR LE RAPPORT DE L’INSTITUT DE L’ENTREPRISE :

Social Impact Bonds : un nouvel outil pour le financement de l’innovation sociale

 

 

 

Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique

L’ARTICLE : ICI

« Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique », Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 9 | 2015, mis en ligne le 19 octobre 2015. URL : http://eue.revues.org/621

Résumé : Les classes moyennes, en France, sont affectées par un déclassement (ressenti et observé) en ce qui concerne le logement. Ce sont les strates inférieures des classes moyennes, quelles que soient les définitions et délimitations retenues, qui rencontrent le plus de difficultés, se rapprochant des catégories les moins favorisées. Dans l’ensemble, les mécanismes sociofiscaux ne leur sont pas favorables : les aides au logement vont d’abord aux moins favorisés, les dépenses fiscales bénéficient aux mieux lotis. Alors qu’historiquement la politique française du logement a plutôt visé les classes moyennes, celles-ci sont désormais relativement de côté par rapport, d’une part, aux ménages les plus pauvres et, d’autre part, aux investisseurs plus aisés. Sans qu’il soit possible de décalquer la question des classes moyennes sur celle de la périurbanisation, il apparaît que l’éclatement structurel des classes moyennes se double de l’émiettement des territoires. Cet article, reposant sur la diversité des perspectives et des données, constitue une synthèse autour d’un sujet très débattu en France, qu’il s’agisse des définitions, des évolutions, des habitations et des localisations des classes moyennes.

 

« Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique », Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 9 | 2015, mis en ligne le 19 octobre 2015. URL : http://eue.revues.org/621

«Vers l’allocation sociale unique», Le Point, 10 décembre 2015

 

 

L’allocation sociale unique : de nombreuses questions

 

L’idée d’une allocation sociale unique va alimenter la prochaine élection présidentielle. François Fillon la propose dans son livre « Faire ». Les entourages des autres potentiels candidats à la primaire à droite y réfléchissent. À gauche, le projet de simplifier radicalement le système des prestations ne laisse pas indifférent. Des deux côtés, des voix s’élèvent pour fusionner certaines prestations, allant parfois jusqu’à un revenu universel complétant ou se substituant à l’ensemble de la protection sociale. L’idée d’allocation sociale unique est une sorte de voie moyenne, se cantonnant aux principales prestations sous condition de ressource. La Cour des Comptes suggère, de son côté, un rapprochement des principaux minima sociaux avec les prestations logement. Mais de quoi parle-t-on ? La matière est aussi compliquée que les enjeux sont importants. Les minima sociaux amènent le revenu des ménages à un niveau minimum. On trouve, dans cette famille, le RSA, le minimum vieillesse, l’allocation aux adultes handicapés, l’allocation de solidarité spécifique (pour les chômeurs en fin de droit), et quelques autres de moindre envergure. L’ensemble représente, fin 2013, 4 millions de personnes allocataires (7 millions de bénéficiaires avec les enfants et conjoints), pour 23 milliards d’euros de dépenses publiques. De leur côté, les prestations logement concernent 6 millions de locataires pour 18 milliards d’euros de dépenses. Toutes ces allocations sont gérées principalement par les CAF, mais aussi par Pôle Emploi ou d’autres caisses de sécurité sociale, pour le compte de l’Etat ou celui des départements. Elles peuvent être améliorées, localement, par des exonérations fiscales, de l’accès gratuit à certains services proposés par les collectivités territoriales. Aller dans le sens d’une allocation unique suppose donc cinq mouvements, redoutables politiquement et techniquement. D’abord, il faut décider de l’ensemble qui sera fusionné. Jusqu’où aller ? Faut-il, par exemple, inclure les prestations familiales ? Ensuite, il faut décider d’un organisme gestionnaire unique. Lequel ? Il faut également choisir une modalité uniforme de financement, de calcul et de versement. Et dire, à moins de ne faire que refaire la peinture sans toucher vraiment au mur, qui seront les gagnants et perdants d’une telle réforme. Il faudrait, enfin, uniformiser la prestation unique afin qu’elle ne varie pas localement en fonction des décisions municipales. Qui décidera de mettre un terme à la libre administration des communes ? La simplification, comme toujours, apparaît bien compliquée. Personne n’a encore relevé que la perspective était déjà aussi clairement exprimée il y a 10 ans, quand, en 2005, Martin Hirsch la dessinait assez précisément avec son projet, alors très ambitieux, de RSA. Le passage par le débat financier et parlementaire aura eu raison de sa grande visée. Qui revient pourtant aujourd’hui avec force.

 

Entretien avec Basile de Koch, Le Point, 12 novembre 2015

« Jalons », une école du second degré

 

Le « gang des pastiches » publie une anthologie de ses œuvres. Le groupe d’intervention culturelle Jalons, emmené par Basile de Koch (pseudonyme espiègle d’une plume politique devenue chroniqueur de nos codes et travers), réunit, à l’origine, de jeunes gens modernes à imagination malicieuse. Au cours des années, ils vont écrire, parodier, manifester et nightclubber. Quand d’autres font de la métapolitique ou de la pataphysique, ils versent dans la patapolitique. Une grande farce ? En partie seulement, car l’ambition consiste à rire, avec culture, de tout ce qui se prend gravement au sérieux. Il s’ensuit une composition de non-sens (au sens anglais) et d’à-propos, d’aberration et de dérision.

 

Jalons s’est d’abord fait connaître par des manifestations décalées. En premier lieu, en défilant sous une bannière « Éléments incontrôlés » dans un défilé du 1er mai de la CGT. En organisant, ensuite, ses propres mobilisations, comme à l’hiver 1985, au métro Glacière, contre le froid. Le succès, accompagné de quelques procès, est venu de pastiches journalistiques (Le Monstre, Laberration, Voiri, Pourri Moche, etc.). Tout y est : mise en page, titraille, petites annonces, etc. Une perle, parmi d’autres détournements dans cette voie lettrée, le Cafard acharné, devient un « hebdomadaire paraissant satirique le mercredi ».

 

Afin de couvrir large et pour que tout le monde en prenne pour son grade, Jalons s’est organisé en ailes politiques dont le simple énoncé des noms est tout un programme : « Nazisme & dialogue » ou « Restauration rapide » (pour la droite), « Socialisme et barbarie » ou « Vénération Mitterrand » (pour la gauche).

 

S’il y a ironie, il n’y a pas pitrerie. Élevé, le propos est établi pour faire sourire et pour surprendre. Il provoque étonnement, amusement, agacement. C’est selon. Contre les esprits chagrins, prétentieux et soupçonneux, l’esprit Jalons se veut un souffle d’air frais. Sur les braises toujours ardentes du sérieux compassé et de la pensée apprêtée.

 

 

Julien Damon

 

 

Entretien avec le Président à vie de Jalons Basile de Koch

 

Où se situe le « Groupe d’intervention culturelle » Jalons dans le paysage intellectuel français (PIF) ? Au fond, quel est le projet ?

 

L’idée fondatrice, c’est la guerre contre l’esprit de sérieux – qui sert trop souvent de cache-sexe au vide, si j’ose dire. Ça me rappelle un mot de Chesterton : à ses détracteurs qui l’accusaient, en gros, d’être trop rigolo pour être sérieux, il répondait sèchement : « Le contraire d’amusant, ce n’est pas sérieux ; c’est juste pas amusant ! ». Cette géniale mise au point m’a ravi quand je suis tombé dessus, il y a tantôt trente ans. Elle m’a décomplexé d’un coup, face aux dépositaires sacrés du pseudo Magistère moral qui plombait la vie intellectuelle fin de siècle.

 

À défaut de pouvoir « terroriser ces terroristes intellectuels », comme aurait dit à peu près Pasqua, on a décidé d’entrer en rébellion, et notre guérilla à nous s’est appelée Jalons. Mais bien sûr la guerre contre l’esprit de sérieux ne se mène pas avec les armes de l’adversaire – sous peine de se laisser emporter comme lui par des passions tristes… Foin donc des indignations stériles et des haines aveugles ! Pour dégonfler les baudruches de l’époque, rien ne vaut le crayon de la parodie et sa pointe d’ironie. – Heu, le crayon, la pointe, tout ça n’est pas très 2.0, désolé…

 

Précisément, est-ce que votre cible ne serait pas, en fait, la modernité elle-même ? Ce qui, au passage, justifierait l’étiquette de « réac » qui colle à Jalons et à vous-même…

 

Oui, c’est la fameuse phrase : « Ils font semblant d’avoir de l’humour, mais en fait ils sont de droite » ! Au-delà même du sectarisme bovin, ça reste très con, parce que c’est confondre opinions et tempérament ; on peut avoir, par exemple, une vision du monde pessimiste et un tempérament badin. En ce qui me concerne, je n’ai pas la prétention d’être de gauche, surtout maintenant que ça ne veut plus rien dire… Mais il y a toujours eu des gens de gauche à Jalons, et j’ai fait comme si de rien n’était.

 

Chez nous la cooptation s’est toujours faite sur le décalage, la distanciation brechtienne et le second degré, pas sur des bases idéologiques. Et j’ai créé des courants non seulement pour parodier la vie politique française, mais aussi pour inciter chacun, dans le microcosme jalonien, à pratiquer l’autodérision. Un exercice aussi nécessaire pour maîtriser la dérision qu’une bonne analyse pour le futur analyste !

 

Vous ne cherchez pas à noyer le poisson, là ? Vous vous en prenez quand même plus à la gauche qu’à la droite…

 

La verve parodique me paraît plus pertinente quand elle s’exerce contre l’esprit dominant du temps. Est-ce ma faute à moi si, ces soixante-dix dernières années, il a été essentiellement « de gauche » – avec de plus en plus de guillemets ? Toutes les époques ont tendance à se prendre au sérieux ; mais quand en plus l’époque est progressiste, c’est la double peine. Aucune trace de recul, et encore moins d’autodérision ! Ce serait irresponsable : quand on incarne le Bien, pas question de plaisanter ! D’où, selon moi, la tragédie intime, que dis-je le déchirement ontologique vécu par nos amis les humoristes de progrès.

 

Parodies et pastiches ont envahi le paysage audiovisuel français (PAF). Quelle est la marque « Jalons » ? C’est de ne plus paraître ?

 

Passons sur ce coup de pied de l’âne… La marque de Jalons, c’est d’abord l’écrit ; or la presse écrite connaît des heures difficiles – désolé de vous l’apprendre brutalement – et nous autres, à Jalons, on n’est pas non plus du genre à s’acharner.

 

Pour parler le langage du jour, l’autre « marqueur » de Jalons, c’est son « expertise » en matière de parodie intégrale. Mes maîtres ès-pastiches restent bien sûr Reboux & Muller, qui il y a un siècle avaient survolé génialement toute la littérature mondiale, de Racine à Proust en passant par Shakespeare et Tolstoï. Et à la fin des années 70, sous la houlette de Bizot, Rambaud et Burnier ont commis dans Actuel des pastiches très drôles, mais toujours sur quelques pages. Je me souviens en particulier de Minus, Lèchepress, Doux Nœud et surtout Trui (le magazine du cochon moderne), avec son poster central où une cochonne emperlouzée était lascivement allongée sur un canapé…

 

Mais à ma connaissance, nous sommes les premiers en France à avoir parodié des journaux de A à Z, depuis l’édito de une jusqu’à l’horoscope, la météo ou les programmes télé, le tout avec un soin jaloux – confinant même, selon certains de mes proches, à la névrose obsessionnelle.

 

Sans aller jusque là, heureusement qu’on s’est amusés, parce que ça représente une quantité de travail monstrueuse. Comme disait à ses enfants la marquise de Sévigné (à moins que ce ne soit celle de Lambert), « Ne faites que les bêtises qui vous amusent vraiment ».

 

Si aujourd’hui Jalons devait organiser une manifestation, quel en serait le thème ?

 

Tout dépend de l’actualité du moment. À Jalons, pour descendre dans la rue, il nous a toujours fallu une grande cause de mobilisation, de protestation, voire d’indignation au sens hesselien du terme – depuis la Manif contre le froid (1985) jusqu’au Mariage pour personne (2013).

 

Donc, on ressortira les banderoles à la prochaine catastrophe digne de ce nom, je ne sais pas, moi… Si tout Paris est inondé à cause du réchauffement climatique, si Julien Lepers est viré de Questions pour un champion et remplacé par Christine Angot – et bien sûr si François Hollande est réélu en 2017 !

 

Quel homme politique vous fait le plus rire ?

 

Je mettrai de côté les comiques involontaires, pour ne pas contribuer à la montée du populisme. Pour le reste, hélas, je ne vois que deux hommes politiques vraiment drôles à la façon que j’aime, c’est à dire à la fois vaches et fins : Philippe de Villiers et François Hollande (déjà cité).

 

Villiers a toujours su trouver le mot qui tue ; mais comme le montre son dernier livre, depuis qu’il est rangé des voitures il est devenu carrément punk. Quant à Hollande, ses mots d’esprit assassins m’ont toujours enchanté – même si j’observe une légère baisse de niveau ces trois dernières années.

 

Quel humoriste vous fait le moins rire ?

 

La concurrence est rude. Malgré tout, un grand nom s’impose à moi : celui de Jean-Michel Ribes, inventeur du « rire de résistance ». Et je ne doute pas que le courage de ce Jean-Moulin-de-la-Galette lui ouvre un jour les portes du Panthéon. Cela dit, que François Morel et Sophia Aram ne prennent pas ombrage de ce choix : leur tour viendra !

« L’Afrique : un chaos potentiel aux portes de la France », Les Échos, 19 novembre 2015

L’Afrique : un chaos aux portes de la France

 

Un connaisseur du continent et des politiques d’aide au développement soutient que l’Afrique, singulièrement dans le Sahel francophone, est très mal partie. Avec des propositions fortes pour des constats chocs.

 

Le monde s’est bercé, ces dernières années, d’un afro-optimisme que les tendances économiques, les inerties démographiques et les déflagrations violentes appellent à réviser. Serge Michailof, ancien de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement, observe que l’Afrique va globalement mieux. Mais il souligne que quelques chiffres flatteurs sur les PIB ne sauraient masquer les gigantesques problèmes actuels et, surtout, ceux qui se profilent.

 

Crises en cours et à venir

Bourlingueur de terrains compliqués, l’auteur jette un gros pavé dans plusieurs marres. Celle du tableau enjolivé du décollage de certains pays, celle de l’efficacité de l’aide au développement, celle des perspectives migratoires et des capacités d’intégration. Michailof, qui recourt souvent à la première personne, donne certainement trop de bons et mauvais points personnels. Mais il fait mouche. D’abord en rappelant les réalités et les projections. L’Afrique subsaharienne a vu sa population multipliée par 7 au 20ème siècle. Elle pourrait encore doubler à l’horizon 2050 pour atteindre 2 milliards d’individus. Michailof insiste sur le cas du Niger dont la population, dans 35 ans, serait plus de 20 fois supérieure à ce qu’elle était en 1950. En Afrique, le chômage de masse s’étend dans un contexte de corruption effrénée, de développement urbain anarchique et de monnaies (franc CFA en particulier) surévaluées. Au parasitisme d’organisations prédatrices (dans les hautes sphères comme dans la police quotidienne), ne répondent en rien des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont étonnement oublié les zones rurales (alors qu’elles accueillent jusqu’à 80 % de la population dans le Sahel). Et les nouveaux Objectifs du développement durable (ODD) pèchent par leur bureaucratisation et leur oubli des sujets fondamentaux de la maîtrise de la fécondité et du développement rural. Avec tout cela, la dégradation de la zone sahélienne pourrait dégénérer en un nouvel Afghanistan (d’où le titre de l’ouvrage), avec un cocktail de drames humanitaires et de désastres environnementaux, d’attaques terroristes et de migrations de populations inassimilables vers l’Europe et notamment la France. Michailof, qui a rédigé son texte avant la vague récente des « réfugiés », ne fait pas dans le catastrophisme sombre. Il fait le portrait d’une misère absolue, réceptive aux messages des djihadistes anti-occidentaux, et d’Etats fragiles. Détaillant le naufrage de la Côte d’Ivoire, il met l’accent sur des réalités et fragmentations ethniques, au cœur des affaires commerciales et politiques.

 

Cri d’alarme et plan Marshall

Michailof veut bousculer les habitudes et les rentes. Première priorité, peu développement correcte aujourd’hui : soutenir des programmes de planification familiale visant, au moins, l’espacement des naissances. Deuxièmement : investir dans l’agriculture familiale, susceptible de créer des emplois, et pas uniquement dans les infrastructures urbaines. Il faut certes combattre la bidonvillisation extrême des métropoles africaines mais il ne faut pas abandonner les zones rurales. Au contraire, le soutien à l’électrification en milieu rural (10 % des habitants du Niger ont accès à l’électricité) s’impose. Autre ambition : consolider les institutions régaliennes et les armées nationales. Michailof aspire également à « changer le logiciel » de l’aide au développement. L’aide française au développement, que l’expert décortique, est aujourd’hui trop caritative. Elle doit redevenir plus géopolitique, appuyée sur un puissant ministère de la coopération. L’un des principaux défis sera aussi de voir l’Europe et la France se saisir vraiment de l’ensemble de ces questions et pas uniquement à partir de l’une de leurs très importantes conséquences : la légitime préoccupation sécuritaire. Au total, un livre captivant avec des thèses radicales.

 

Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, 2015, 366 pages, 22 €.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

« En finir avec la pauvreté, c’est possible », Les Échos, 6 novembre 2015

En finir avec la pauvreté

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Les Nations Unies ont adopté les nouveaux objectifs du développement durable (ODD). La communauté internationale s’engage pour éliminer la pauvreté, réduire les conséquences du changement climatique, garantir une éducation de qualité. Deux ouvrages en anglais proposent un panorama des dynamiques à l’œuvre et un cadre stratégique pour atteindre le premier ODD : l’éradication de l’extrême pauvreté.

 

Un monde qui progresse

Conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, l’économiste Jeffrey Sachs compte parmi les personnalités les plus influentes en matière de développement durable. Inspirateur des 8 objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont couru de 2000 à 2015, Sachs sait briller et être entendu dans tous les milieux. Après le succès mitigé des OMD, sauf en ce qui concerne la pauvreté qui a véritablement considérablement baissé, 17 ODD voient actuellement le jour, pour la période 2015-2030. Avec ce copieux ouvrage, Sachs propose un panorama des situations, évolutions, préoccupations du monde contemporain, face aux défis des 15 prochaines années. Les spécialistes critiqueront son manque de recul par rapport à ses propres théories, conceptualisant le développement durable à la fois comme une voie pour comprendre le monde et comme une méthode pour en solutionner les problèmes. Mais ils ne pourront pas ne pas saluer les résultats de son entreprise : une vaste fresque sur la condition mondiale et ses perspectives. 14 chapitres très documentés, graphiques et illustrations à la clé, permettent non pas un survol mais l’établissement de jalons sur l’alimentation, la biodiversité, l’éducation, les inégalités ou encore l’urbanisation. Le professeur Sachs produit un opus de référence, extrêmement bien composé. Il s’agit d’ailleurs du compagnon en papier d’un MOOC (un cours en ligne) sur « l’âge du développement durable ». Ce livre, volontariste et optimiste, rendant compte d’une matière considérable, a sa place non seulement dans les bibliothèques, mais sur les bureaux.

 

Une pauvreté qui régresse

Éradiquer la pauvreté – premier ODD – mérite bien aussi un gros volume. Experts et praticiens de la lutte contre la pauvreté extrême, réunis sous l’égide de la Brookings Institution, rappellent d’abord que pour en terminer avec la pauvreté, il faut la définir de manière absolue. Selon les agences onusiennes, sont en situation de pauvreté extrême les personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce seuil vient tout juste de passer à 1,9 dollar, mais l’évolution ne change rien à l’analyse. Au début du 19ème siècle, plus de 80 % de la population mondiale se trouvait sous ce seuil de pouvoir d’achat. Ce n’est plus le cas, en 2010, que de 20 % de l’humanité. Ce chemin que le monde a suivi en deux siècles, la Chine l’a suivi en vingt ans. À l’inverse, la Côte d’Ivoire, qui était un bon élève de la classe, à moins de 10 % d’extrême pauvreté en 1985 se trouve aujourd’hui à plus de 35 %. Globalement, avec une nette accélération depuis les années 1990, le monde connaît une puissante réduction de la pauvreté, nourrie par la croissance des pays émergents. Sur la route qui mène à la fin du dénuement total (ce qui laissera toujours des inégalités et de la pauvreté relative), le dernier kilomètre est le plus difficile à terminer. Les auteurs ne traitent pas des recettes magiques ou à la mode (le « social business » par exemple). Ils estiment que l’élimination de la pauvreté nécessite trois « ingrédients » : de la paix, des emplois, de la résilience. Ce triptyque est stratégique. D’abord sécuriser, car si la pauvreté peut produire de l’insécurité c’est l’insécurité qui appauvrit et empêche de se développer. Ensuite, tout faire pour l’expansion du travail productif et formel, de manière à procurer gains et garanties aux populations. Enfin, assurer face à la vulnérabilité des conditions, ceci à partir de mécanismes de protection sociale. Cette approche n’est pas ternaire, mais intégrée. Les trois dimensions d’une lutte efficace contre la pauvreté passent par l’établissement et le respect de droits civils, économiques et sociaux. Moins que par les bons sentiments (au risque de la déception) et les dépenses colossales d’aide publique (au risque, entres autres, de la corruption).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeffrey Sachs, The Age of Sustainable Development, Columbia University Press, 2015, 543 pages.

Laurence Chandy, Hiroshi Kato, Homi Kharas (dir.), The Last Mile. In Ending Extreme Poverty, Brookings, 2015, 415 pages.

 

« Bon anniversaire Madame la sécurité sociale », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2926, 25 septembre 2015

Bon anniversaire Madame la sécurité sociale

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

2015 est une année pleine d’anniversaires. En histoire longue, la France commémore le demi-millénaire de Marignan et le tricentenaire de la disparition du Roi Soleil. Les Anglais célèbrent le bicentenaire de Waterloo (un 18 juin…) et les 150 ans de l’Armée du Salut. Pour les questions sociales françaises, 2015 voit les ASH passer à 60 ans, l’UNAF et les UDAF à 70 ans. Mais c’est surtout la sécurité sociale, atteignant également 70 ans en octobre, qui retient l’attention. Signalons d’emblée, pour relativiser l’exception sociale française, que les Américains ont salué, en août, les 80 ans de leur « social security ».

 

L’occasion se présente, en tout cas, de revenir sur le moment 1945. Les assurances sociales, créées difficilement après la première guerre mondiale, n’ont pas eu l’occasion d’accéder à la maturité avant le second conflit mondial. Un groupe d’experts, dirigé à Londres par Pierre Laroque, va reprendre les textes et logiques d’assurance sociale, mais sous un autre terme, celui de sécurité sociale. Ce n’est pas tant la technique que l’objectif qui est alors mis en avant. La sécurité sociale est un idéal, un horizon, celui de l’ensemble des politiques publiques et pas uniquement des dépenses sociales.

 

L’ordonnance fondatrice du 4 octobre 1945 crée un régime général ayant vocation, à terme, à rassembler l’ensemble des actifs. C’est la perspective de généralisation qui constitue la nouveauté de 1945. Ce ne sont plus certaines catégories de la population qui bénéficient de protections, mais toute la population qui doit être protégée, grâce à un regroupement cohérent des éléments de protection élaborés au cours des décennies précédentes.

 

1945 est un moment particulier, avec conjonction de plusieurs facteurs. L’ampleur des destructions et problèmes à résoudre pousse à agir. Au discrédit d’une partie du patronat s’ajoutent de hauts niveaux de syndicalisation, notamment au sein de syndicats favorables à l’idée de sécurité sociale. La volonté d’intégrer la classe ouvrière dans la communauté nationale, en lui confiant la sécurité sociale, passe par l’idée d’une démocratie sociale, afin d’éviter le risque révolutionnaire et la perspective d’une démocratie populaire. Tout ce moment n’est pas sans ambiguïtés, ambiguïtés qui perdureront.

 

Le moment 1945 peut être alternativement présenté comme la rationalisation de mécanismes anciens ou une révolution en termes d’ambition. Les deux options ont leurs partisans. Il importe tout de même de tempérer le culte dont le « modèle de 1945 » fait parfois l’objet. Ni révolution réussie ni simple réorganisation bureaucratique, le plan de 1945 consiste en un projet que ses plus fins connaisseurs ont critiqué. L’assurance maladie fut, selon cette ligne de critiques, d’abord aménagée en faveur du corps médical, en confirmant l’exercice libéral. L’assurance vieillesse, avec un âge normal de départ à la retraite à 65 ans, organise un transfert des catégories mal-payées et à faible espérance de vie vers les catégories de population qui connaissent cette espérance de vie. L’établissement d’un plafond de cotisations ouvre la voie à des couvertures complémentaires, en particulier pour les retraites.

 

Les réalisations de 1945 sont fonction des faibles ressources d’un pays qui sort de cinq années de conflit, sans donc les moyens pour créer l’institution idéale. Rétrospectivement, on peut s’étonner que les sujets du chômage et de la pauvreté, n’aient pas alors fait l’objet d’une reconnaissance en tant que risques sociaux au même titre que les accidents du travail, de la vieillesse, de la maladie et de la famille. Il y a, on le voit, matière à bien des discussions et pas seulement à célébration.

 

1945 ouvre la voie pour la séquence jamais terminée de productions normatives et de polémiques idéologiques qui jalonnent depuis l’histoire de la protection sociale française. Le moment 1945 est remarquable, car fondateur d’une dynamique d’extension. Le système de sécurité sociale s’est ainsi étendu, à partir de la matrice déterminée en 1945, au-delà du strict domaine de la sécurité sociale, pour construire un des systèmes de protections socialisées les plus denses au monde. Et qui mérite sinon une apologie béate, du moins un temps de mise en perspective.

 

« L’investissement social : contenu et portée d’une notion en vogue », Revue de droit sanitaire et social, n° 4, 2015, pp. 722-733.

L’essentiel

La formule « investissement social », soutenue par de nombreux experts, dans des cénacles académiques et administratifs, suscite l’intérêt. L’idée repose sur une intuition classique : mieux vaut prévenir que guérir. Elle a une visée plus ambitieuse : la refonte des systèmes de protection sociale dans un sens plus favorable aux familles, aux femmes actives, aux jeunes et aux enfants. Raisonner en termes d’investissement social présente deux intérêts. Tout d’abord, une telle posture rappelle que, en comptabilité, à toute charge est associée un produit. Il en va ainsi des cotisations sociales et autres prélèvements sociaux. Ensuite, s’inscrire dans une telle orientation pousse à mettre en avant la nécessité de choix et d’arbitrages. La plus grande difficulté amenée par les travaux sur l’investissement social est de s’accorder sur les méthodes et mesures d’évaluation de la « rentabilité » des diverses dépenses sociales. On propose, avec cet article, une présentation et une discussion rapide de l’investissement social, compris autant comme une idée, une théorie et une méthodologie, que comme une rhétorique, une orientation et une stratégie.

Mots-clés : Investissement social * Prévention * Charges sociales * Protection sociale * Etat-providence * Évaluation

Télécharger (PDF, 293KB)

« Seasteading, l’utopie flottante libertarienne », Les Échos, 14 août 2015

Seasteading : l’utopie libertarienne

 

 

Des libertariens, partisans d’un libéralisme intégral, proposent d’établir des colonies permanentes sur des villes flottantes. Par seulement pour fuir l’Etat et l’impôt, mais pour sauver le monde. À grand renfort de nouvelles technologies et de principes libéraux.

 

Au début du 16ème siècle, Utopie était, pour l’humaniste Thomas More, une île imaginaire dont les principes d’organisation pouvaient inspirer le monde. Des libertariens américains contemporains, dans un monde où toutes les îles naturelles sont connues, aspirent aujourd’hui à en créer de nouvelles afin de mieux organiser le monde. Sur l’île d’Utopie, More envisageait un système de parfaite égalité avec abolition de la propriété privée. Sur les îles projetées par les entrepreneurs américains férus de haute technologie, un principe premier, la liberté, et une organisation par des « citoyens actionnaires ».

 

Un pari technologique et financier

Soutenu financièrement par le multimillionnaire Peter Thiel (créateur de PayPal), le Seasteading Institute a été fondé par un ancien de chez Google Patri Friedman, par ailleurs petit-fils du Nobel d’économie Milton Friedman. S’appuyant à la fois sur les progrès des sciences et quelques flous relatifs au statut des résidents dans les eaux internationales, Friedman et son institut veulent implanter en mer de nouvelles îles artificielles permettant de tester des formes innovantes de gouvernement. Le projet est servi, sur les réseaux sociaux comme dans la presse, par une infographie saisissante (comme savent le faire tous les architectes) : des archipels verts par beau temps, avec certaines formes détonantes (de hautes tours dessinées) et d’autres bien plus familières (des plateformes non pas pétrolières mais résidentielles, que l’on dirait photographiées). Une équipe de designers et graphistes mais aussi d’ingénieurs, de biologistes, de juristes et de financiers, a posément modélisé et calculé. En juillet 2015, l’institut annonçait qu’avec 167 millions de dollars d’investissement, il était possible, dès 2020, d’accueillir 300 habitants, sur une plateforme d’environ 3 000 m2 en béton renforcé. À ce premier module viendraient s’en ajouter d’autres, avec toute une offre de services et d’équipements : bâtiments de quatre étages, piscines, bureaux, jardins, hôtels, héliports, quais. Les différents modules s’assembleraient afin de former une ville indépendante. Et les promoteurs de souligner que le prix au m2 ne devrait, au final, pas dépasser celui de New York ou de Londres. À l’horizon 2050, l’Institut espère des dizaines de millions d’habitants dans des formes métropolitaines aquatiques et idylliques. Il y a certainement loin des annonces à la réalisation, d’autant plus que les communications se succèdent, sans que le premier chantier localisé ait vraiment démarré. Mais le projet ne relève pas uniquement de l’exploit technique.

 

Un projet de société

L’édification des îles projetés par le Seasteading Institute, à une vingtaine des kilomètres de côtes nationales (ou moins, si affinités), se veut réalisation de l’anarcho-capitalisme. Des villes, ou micronations, affranchies de la fiscalité, des élections démocratiques, des lois et des visas, seraient les unes et les autres en concurrence, de façon à faire émerger (l’expression s’impose) les modèles les plus efficients de « e-gouvernement ». Le projet Seasteading, pour des phalanstères libres sur les eaux, repose sur une idée claire : pouvoir choisir son gouvernement comme on choisit son téléphone portable. Il s’agit avec ces pied-à-mer (comme il y a des pied-à-terre), de soutenir l’émergence de « gouvernements start-up ». Les critiques ont beau jeu de sourire face au défi technologique. Ce n’est pas forcément le plus compliqué : de gigantesques navires et installations montrent que le génie humain sait conquérir les mers. Et la critique est également facile pour ne voir là qu’un fantasme, un brin déjanté, pour millionnaires. La création de ces îles, dont on verra si vraiment elles sortent de mer, ne procède pas exclusivement d’une volonté de faire de l’argent ou de fuir le monde. L’ambition de ces laboratoires politiques énonce huit visées : enrichir les pauvres, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades, vivre avec la nature, nettoyer l’atmosphère, restaurer les océans, cesser de se battre, assurer la soutenabilité de la civilisation. Pas moins… Les utopies off-shore sont toujours les plus élevées.

 

 

encadré – Sur terre : apparition du « Liberland »

La « république libre » de Liberland se veut Etat souverain. Micronation autodéclarée depuis avril 2015, le Liberland, officiellement reconnu par aucun pays, dispose de ses comptes Internet, Facebook et twitter. Il revendique un territoire de 7 km2, historiquement disputés, entre la Croatie et la Serbie, sur une rive du Danube, considéré en eaux internationales. Une devise, adaptée de James Bond, « vivre et laisser vivre », un drapeau (qui ressemble étrangement à un vieux ticket RATP jaune), une constitution, un président incarnent cette utopie fiscale plus qu’urbaine car aucun bâtiment ne se trouve sur ces terres. Plus de 350 000 personnes à travers le monde auraient fait acte militant de demande de citoyenneté (sans aucune conséquence juridique). Mais la tendance est là : une aspiration à la sécession dans des zones certes à moindre fiscalité mais surtout à davantage de liberté.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

 

 

« Masdar, oasis techno ou mirage vert ? », Les Échos, 12 août, 2015

Masdar : oasis technologique ou mirage vert ?

 

Au cœur du désert, au royaume du pétrole, Masdar veut incarner l’économie et les technologies vertes. La ville, très loin du projet urbain abouti, concentre les financements, les innovations et les interrogations.

 

Dans la famille des projets grandioses de ville durable, je demande la plus insensée. Censée un jour incarner la ville quintuple zéro (zéro défaut, zéro carbone, zéro déchet, zéro pollution, zéro insécurité) Masdar est une sorte d’oasis techno-écologique en phase de montage. Les 6 kilomètres carrés de parc sont encore en cours de réalisation. Et les habitants ne se bousculent pas. Ce qui est pourtant le cas des investisseurs et visiteurs. Les plus pressés peuvent télécharger la brochure de la ville sur son site Internet. Ils y apprendront que plutôt que d’une véritable municipalité, il s’agit d’une filiale du groupe Mubadala, une société d’investissement appartenant au gouvernement d’Abou Dabi.

 

De l’or noir à l’or vert

À une vingtaine de kilomètres de la capitale des Émirats Arabes Unis, une douzaine d’immeubles et quelques rues, au design élaboré par l’architecte star britannique Norma Foster, contiennent les bases de ce qui, en s’étendant, devrait devenir une ville durable iconique, une sorte de Babylone de l’exemplarité bio-climatique. Ses promoteurs, ayant nourri leur développement économique par le pétrole, envisagent la fin de cette ressource, et dessinent une ville piétonne, sans bruit de moteur ni de klaxon. Ayant en perspective l’épuisement d’une économie hydrocarbure, il s’agit d’investir massivement, en particulier dans les énergies renouvelables, afin de préparer une économie verte. Avec un nom qui signifie « la source », Masdar est aménagée et présentée à grand renfort de puits de lumière, avec gestion optimisée des courants d’air, des hectares de panneaux solaires, des voitures électriques souterraines sans conducteurs, des capteurs de mouvements qui limitent notamment la consommation électrique.

 

Un projet laboratoire

Un Masdar Institute for Science and Technology (MIST) qui traite de villes et de vies décarbonées héberge déjà ses premiers étudiants, qui sont les seuls vrais premiers résidents de la ville. L’entreprise veut démonter que vie et forme urbaines peuvent être soutenables, même dans un environnement aussi dur que celui du désert. Alors que la température peut y atteindre 50 ° C, Masdar se veut tempérée, assise sur des énergies nouvelles, se passant des énergies fossiles, avec brumisateurs et détournement des vents frais.

 

Lancé en 2006 pour être réalisé en 2015 (avec une estimation de 50 000 résidents) l’achèvement du projet est toujours repoussé. On peut s’en gausser caustiquement. On peut également prendre la mesure à la fois du défi et des moyens injectés. Si Masdar demeure avant tout une grande vision dans le désert (ou un mirage) plutôt qu’une véritable concrétisation, le site n’a rien d’une ville fantôme. 15 milliards d’euros d’investissement, une reconnaissance internationale, l’implantation de grandes entreprises spécialisées, l’attractivité pour des talents innovants, en font déjà une marque. Masdar s’imagine et s’organise ainsi comme un démonstrateur, un capteur et un incubateur des startup dans le domaine montant des clean-tech (les technologies propres et vertes).

 

Mixant traditions moyen-orientales (de la densité et de l’étroitesse de voirie pour conserver de la fraîcheur) et réalisations ultramodernes (un sous-sol gigantesque de réseaux souterrains), le chantier rappelle qu’il est toujours difficile de faire sortir une grande ville du sable inhospitalier. Des urbanistes critiques décrivent une utopie brisée sur les rives des réalités financières, techniques et politiques. Des laudateurs et des entrepreneurs y célèbrent une incontestable fonction de laboratoire, en particulier pour ce qui touche au photovoltaïque et au solaire concentré. Chaque quartier de Masdar est en soi une innovation et un projet de recherche. Sortant étrangement de terre, aux côtés des autres projets urbains démesurés des Émirats, Masdar s’en rapproche dans une certaine démesure et s’en distingue nettement dans son expérience environnementale. Le tout, cependant, dans une visée d’affirmation économique des promoteurs de ces utopies urbaines.

 

encadré – Skolkovo, ou Masdar dans le froid

À quelques encablures de Moscou, une autre Smart City en devenir : le « technopark » Skolkovo. Projet phare de Dmitri Medvedev, lancé en 2010, il s’agit explicitement de produire ex nihilo et d’en haut une « Silicon Valley » russe. Une fiscalité avantageuse, des clusters d’avenir entourés de grues, de premiers bâtiments et détournements de fonds, accueillent des entreprises du monde entier qui désirent, d’abord, se fixer sur les marchés gouvernementaux. Un temps géré par l’un des premiers managers de Masdar, l’américain Steven Geiger, cet écosystème (pour prendre le mot qui fait fureur) rassemble ingénieurs et chercheurs dans des constructions futuristes et dans un climat qui va parfois jusqu’à – 30 ° C. Inachevée, et parfois raillée, la « ville du futur » (comme se présente Skolkovo) dit vouloir compter, à terme, 30 000 habitants. Contre 300, avant le lancement du plan grandiose.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

« Les palmes de sable de Dubaï », Les Échos, 6 août 2015

Les palmes de sable de Dubaï

 

Décrit et vendu comme un rêve pour millionnaires et touristes du monde entier, Dubaï est décrié comme un cauchemar social et environnemental. Une utopie urbaine à deux faces que matérialise une des réalisations les plus spectaculaires : les îles artificielles en forme de palmes.

 

Capitale de l’un des sept émirats des Émirats arabes unis, Dubaï évoque sciemment la démesure urbaine et les superlatifs architecturaux. À la verticale, ses tours semblent faire pénétrer dans l’univers de la guerre des étoiles. À l’horizontal, vu des gratte-ciel ou sur photos satellites, ses emprises sur la mer dessinent notamment un gigantesque palmier destiné à augmenter la superficie de ses côtes, son attractivité et sa rentabilité.

 

La folie des hauteurs et des grandeurs

De 60 000 habitants au début des années 1970 à près de 2,5 millions en 2015, la ville est connue pour le gigantisme de ses projets immobiliers. Elle accueille 20 millions de touristes, l’hôtel Burj-Al-Arab, le plus luxueux et le plus « étoilé » du monde, la plus haute tour du monde (au moins en 2015) : le Burj Khalifa qui culmine à 828 mètres. Dubaï, qui aspire à devenir à la fois la destination iconique du tourisme de luxe et un centre d’affaires au barycentre du monde, dispose également, au sein de l’un de ses centres commerciaux géants, d’une station de sports d’hiver (en plein désert aride). Le développement de cet ancien village de pêcheurs a rapidement atteint les sommets, du kitsch ou du nec-plus-ultra, du luxe qui fait rêver ou du turbo-capitalisme qui fait bondir (c’est selon). Le sociologue activiste américain Mike Davis (Le Stade Dubaï du capitalisme, 2007) a su trouver des mots provocateurs pour nourrir sa vive critique, présentant les projets de Dubaï comme « la rencontre d’Albert Speer [l’architecte nazi] et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie ».

 

Dubaï est incontestablement un espace à deux vitesses : d’un côté, des riches venus en effet de tous les continents, dans des résidences et équipements de standing, de l’autre côté, des ouvriers, venus d’Afrique et d’Asie, à la tâche sur des chantiers pharaoniques, dangereux et dispendieux. Au quotidien, dans une région géopolitiquement chahutée, Dubaï veut être vécue comme un cosmopolitisme apaisé des classes favorisées, où, sur une marina, la burqa côtoie le bikini. Pour le moment.

 

Un palmier dans la mer

C’est le promoteur immobilier Nakheel (du mot arabe pour « palmes ») qui est à la manœuvre. Filiale du conglomérat Dubaï World, la société d’investissement du gouvernement, l’entreprise a lancé, entre autres réalisations grandioses, l’aménagement de plusieurs archipels artificiels qui reconfigurent totalement le front de mer. La réalisation des « Palm islands » produit l’une des images les plus connues de Dubaï : un réseau de branches autour d’une presque-île en forme de palmier. L’extraction de 100 millions de tonnes de sable du fond du golfe persique plutôt que du désert (car ce dernier est trop fin pour la construction) permet d’augmenter l’offre foncière et la longueur du littoral dans des endroits prisés et sécurisés. À vocation résidentielle et ludique, ces nouvelles terres de sable sont remplies de dizaines d’hôtels, de parcs à thème, de restaurants, de plages, de milliers de maisons et d’appartements qui, dit-on, se sont arrachés.

 

Dans ce programme de créations insulaires, seule la première tranche, « Palm Jumeirah », a été achevée. Ce palmier, avec un tronc et seize branches, sur 5 kilomètres de diamètre, peut abriter, dans des villas et établissements du plus haut luxe, jusqu’à 70 000 personnes et 1 500 yachts dans des ports de plaisance high-tech. L’ensemble est ceinturé par un croissant, tout aussi artificiel et peuplé de palaces, de plus de 10 kilomètres. Un métro automatique sur le tronc et un pont assurent les liaisons.

 

La déflagration de 2009, avec une crise touchant durement Dubaï en son cœur financier, a conduit à réorienter en partie le projet et à revoir le financement de Nakheel mis à mal, notamment, par la production de Palm Jumeirah. Ayant réussi à restructurer son endettement, la société et son émirat propriétaire continue à vendre les espaces et à étendre de nouveaux projets pour faire vivre, notamment, un aéroport appelé à devenir le plus grand du monde (avec sa valse de A380) et, un jour, le plus grand centre commercial de la planète.

 

Palm Jumeirah aura coûté plus de 10 milliards d’euros et un nombre conséquent de vies perdues sur les chantiers titanesques et mal-protégé. L’avenir dira si ce colossal palmier de sable s’enfoncera sous les eaux, croulera sous ses dettes ou sera érigé en merveille technologique de l’humanité. Dubaï, qui accueillera l’Exposition universelle 2020, montrera si ses palmes artificielles incarnent un paradis terrestre, un désastre écologique, un gouffre financier. En tout cas, au simple plan des réalisations humaines, la première vue coupe toujours vraiment le souffle. D’étonnement ou d’agacement.

 

encadré – Un cheikh promoteur et poète

Mohammed bin Rashid al Maktoum, émir de Dubaï et vice-président des Émirats arabes unis, se trouve au cœur du développement économique de la ville-émirat. Il supervise tous les projets dont les emblématiques « Palm islands » et « Burj Khalifa ». Sa stratégie vise à faire de sa ville la première destination mondiale du tourisme de loisir, d’affaire et de shopping. Afin d’édifier un « hub d’excellence et de créativité », ce milliardaire auteur de plusieurs recueils de poèmes, s’appuie sur une théorie personnelle du management qu’il sait introduire par la reprise d’un proverbe : « que vous soyez une gazelle ou un lion, vous avez simplement à courir plus vite que les autres pour survivre ». La vision de ce souverain amateur de pur-sang repose sur l’idée d’une course au développement pour faire de son pays « l’un des meilleurs au monde » d’ici 2021. Une utopie précisément datée.

 

 

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

 

 

 

« Sun City, ville privée pour seniors aisés », Les Échos, 4 août 2015

Sous le soleil de Sun City

 

Réalisation et destination de rêve ou de cauchemar, Sun City est implantée depuis plus d’un demi-siècle en Arizona. Modèle de ville fermée, réservée aux personnes âgées, cette ville privée n’a rien d’anecdotique.

 

Sun City (« La ville du soleil »), la première ville fermée destinée aux retraités, est née à proximité de Phoenix. Ni école, ni crèche, ni enfants résidents permanents dans ces 40 km2 ceinturés où la moyenne d’âge des 40 000 habitants approche les 75 ans. À 99 % blancs et à moins de 2 % pauvres, ceux-ci vivent dans des conditions tout à fait originales, qui fascinent ou qui choquent.

 

Un prototype de « gated community »

Les « gated communities », ces résidences fermées américaines, incarnent un mouvement de fermeture et de privatisation de la ville. Sous diverses appellations et à travers des réalisations disparates, elles ont pris place dans le paysage urbain, dans les catalogues des promoteurs immobiliers, et, surtout, dans le débat public. Vendus comme des îlots de tranquillité et vilipendés comme symboles d’une fracture sociale et spatiale, ces ensembles clos et sécurisés d’habitations se retrouvent sur tous les continents. Les situations américaines et dans les pays en développement n’ont pas grand-chose à voir avec la France. Cette croissance est cependant partout alimentée par un double souci de sécurisation et de repli communautaire que réalisent véritablement les villes du genre de Sun City.

 

Outre-Atlantique, depuis plus d’un siècle, des morceaux de ville organisés en copropriété associée à une offre de services, les « Common Interest Developments » (CID), ont été institués. Ils prolifèrent désormais. Le marché s’est étendu spécialement pour les retraités ou autour de parcs de loisirs. C’est le cas de Celebration, en Floride, à proximité du parc Walt Disney. C’est le cas de Sun City.

 

Bâtie sur les restes d’une ville-fantôme, la ville a ouvert ses portes en 1960. La démarche a fait école puisque depuis lors, toujours dans la périphérie de Phoenix, mais aussi un peu partout aux Etats-Unis et dans le monde, de nombreuses villes similaires, sous le même modèle et le même nom, sont sorties de terre. Attention cependant, certaines « Sun City » célèbres, dont l’une à côté de Johannesburg en Afrique du Sud (où l’on pénètre par péage), ne sont pas destinées aux activités des retraités mais plutôt à une certaine débauche. Elles sont connues sous le sobriquet de « Sin City » (ville du péché).

 

Succès et contenu d’une ville sans enfants

Le père fondateur de Sun City, et de tout le mouvement de promotion et construction dans ce sillon, est un entrepreneur américain. Delbert E. Webb (dit Del Webb) a eu l’idée de ces villes restreintes aux personnes âgées. Le succès a été d’autant plus retentissant qu’il était inattendu. Del Webb fera même la couverture de « Time » en 1962 pour son concept de « retirement community » : un mode de vie, des quartiers et des villes pour la communauté des retraités et pré-retraités.

 

Concrètement, Sun City est une « unincorporated area » : elle ne dépend pas d’une autre municipalité. Elle est, globalement, autogérée par ses habitants. La plupart des services collectifs (eau, gestion des déchets, pompiers, parcs) sont assurés par des entreprises privées. Le personnel est principalement constitué de seniors-résidents, même si une partie, limitée, du personnel doit nécessairement être plus jeune. Les règles procèdent d’un ensemble de décisions de l’assemblée de copropriétaires – corps souverain de Sun City – rassemblées dans un épais document qui précise les engagements, conditions et restrictions. Extrêmement détaillées, les interdictions et limitations portent sur la décoration, les heures et jours où la présence des enfants et petits-enfants peut être tolérée, les comportements appropriés (attention à ne pas trop s’embrasser). Leur non respect conduit aisément à l’expulsion. La condition la plus essentielle, pour Sun City, est d’avoir plus de 55 ans. Les jeunes peuvent fréquenter la ville, pour y assurer des services ou y visiter des parents. Mais l’idée force est que les enfants sont une nuisance. Un jeu de mots résume le tout : « No Kidding » (avec le double sens de « pas d’enfants », et « on ne plaisante pas »).

 

La forme urbaine de Sun City est typique d’un périurbain américain, avec un assemblage de pavillons disposés autour d’infrastructures et d’équipements collectifs : golfs, centres commerciaux, petits lacs, hôpitaux, banques. La voirie, organisée de manière circulaire, confère un petit côté vaisseau spatial aux photos que Sun City aime mettre en avant. L’ensemble est, dans un souci premier de sécurité, protégé par une enceinte, avec un accès très contrôlé. Les activités bénévoles, sportives et conviviales sont érigées en art de vie, sous un climat à chaleur élevée mais agréable à des corps parfois fatigués.

 

Sun City se présente comme une utopie triplement réalisée : privatisation, sécurisation, communautarisation. Ces trois mots clés font rêver ou frémir. Certainement non importables – dans son étendu et dans son essence juridique – en France, Sun City et ses multiples avatars sont regardés avec causticité, inquiétude mais surtout intérêt. Car ces personnes âgées, qui ont choisi l’auto-ségrégation et la sécession, ont du pouvoir d’achat. Et votent.

 

encadré – La Cité du Soleil : un vieux projet

Le projet de Sun City, au moins son nom, provient explicitement d’une utopie déjà ancienne. Rédigée, sous forme de dialogue (comme chez Platon), La Cité du Soleil (Civitas Solis) est une brève utopie du début du 17ème siècle. Le philosophe et moine dominicain italien Tommaso Campanella (1568-1639), alors qu’il séjourne en prison, imagine une sorte de république théocratique reposant également sur la raison. Recours à l’astrologie, polygamie, partage rationnel des tâches, économie collectiviste, eugénisme caractérisent cette citée dirigée par un « métaphysicien » et entourée de sept rangs de fortification. Les « Solariens » ne travaillent que quatre heures par jour et ne changent de vêtement que quatre fois par an. Ils vivent environ 200 ans, bien plus donc qu’à Sun City. À l’heure actuelle.

 

 

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

« Environnement : le climat est au changement », Les Échos, 19 juin 2015

Environnement : un climat de changement ?

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Le changement climatique inquiète et fait couler de l’encre. Deux ouvrages anglo-saxons, différents dans le ton, convergent sinon dans les conclusions, du moins dans l’appel à l’action.

 

L’action c’est maintenant

Nicholas Stern compte parmi les économistes de grande envergue. Devenu Lord et Président de l’Académie Britannique depuis le rapport qui l’a rendu célèbre, il y a une dizaine d’années, il revient à son sujet d’expertise : l’économie politique du changement climatique. Soulignant à nouveau que les coûts de l’inaction sont incommensurablement supérieurs à ceux de l’inaction, Stern plaide pour une accélération du mouvement en faveur d’une « transition bas-carbone » qui doit accompagner une nouvelle « révolution énergético-industrielle ». Pas d’affirmation militante, mais un condensé des informations et débats pour nourrir sa double visée : une économie mondiale décarbonée et un monde plus équitable. Ces deux dimensions ne sont pas l’expression d’un monde rêvé, mais deux objectifs à atteindre de concert. Le spécialiste, avertissant des dangers du retard et du déni, plaide pour la prise en compte à la fois des prévisions les plus sombres et des horizons temporels les plus longs. Stern, dont les travaux sont toujours scrutés de près, sait convaincre en soutenant que ce projet mondial ne doit plus être vu comme un fardeau à partager mais comme une dynamique d’innovations à approfondir et accompagner. Les pouvoirs publics, nationaux et internationaux, doivent permettre – logique schumpetérienne à l’esprit – ces innovations, en investissant à bon escient et en limitant les défaillances de marché. L’ouvrage, dédié « à nos enfants et petits enfants », propose un tour d’horizon accessible, en faisant un point très utile sur les dimensions éthiques, économétriques, scientifiques de ce dossier brûlant qui traverse les couloirs des négociations climatiques de l’ONU. Le propos, qui s’inscrit dans le sillage d’une citation célèbre attribuée à Keynes : « mieux vaut avoir à peu près raison que précisément tort », se veut optimiste, tant que nous saurons être rationnels, scientifiques et collaboratifs. Ce qui n’a rien d’évident. Stern dit attendre beaucoup de la conférence internationale (COP 21) qui se tiendra à Paris à la fin de l’année. À condition de pressions efficaces certes des Etats, mais principalement des entreprises (qui investissent), des villes (qui agissent) et de la jeunesse (qui, à défaut de mobilisation et d’action, subira).

 

Une action aussi essentielle que difficile

Dans un tout autre style, mais nourri également de travaux académiques pointus, le livre de Martin Weitzman (professeur à Harvard) et de Gernot Wagner (qui travaille à l’Environmental Defense Fund, connu sous le sigle EDF), rappelle aussi que le changement climatique constitue l’enjeu majeur de notre temps. Ce changement ne ressemble pas à un problème singulier d’environnement ou d’économie. Il est quadruplement unique. Dans sa globalité d’abord, car s’il est territorial dans ce qui l’alimente, il est parfaitement mondial dans ses conséquences. Dans sa dimension de long-terme ensuite, car ce qu’il produit retentit sur les décennies et les siècles à venir. Dans son irréversibilité encore, car on ne peut revenir sur ce qui a été consommé et endommagé. Dans ses incertitudes enfin, car l’ampleur précise des difficultés et catastrophes reste, en réalité, imprévisible. Weitzman (qui avait déjà critiqué certains éléments du rapport Stern) et Wagner se montrent réservés sur les capacités des innovations de géo-ingénierie (les manipulations du climat) à gérer effectivement le phénomène. Les deux experts soutiennent que l’adaptation au changement climatique est typiquement une affaire de passager clandestin : chacun, en l’espèce chaque nation, à intérêt à la fois à la résolution du problème et à sa non-implication dans cette résolution. Il faut donc raisonner comme des assureurs, non pas comme des philosophes. Dans ce texte, qui manie les formules, l’idée n’est pas d’interdire la pollution comme ont été interdits le travail des enfants et l’esclavage. Concrètement, il faudrait fixer le prix de la tonne de CO2 émise à 40 dollars. Et, plus généralement, avoir recours à un capitalisme bien tempéré.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nicholas Stern, Why Are we Waiting? The Logic, Urgency, and Promise of Tackling Climate Change, MIT Press, 2015, 406 pages.

Gernot Wagner, Martin L. Weitzman, Climate Shock. The Economic Consequences of a Hotter Planet, Princeton University Press, 2015, 250 pages.

« La bureaucratie contre la vraie vie », Les Échos, 29 mai 2015

La bureaucratie contre la vraie vie

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

La bureaucratie, que l’on aurait pu croire moribonde, triomphe dans tous les domaines de nos existences. Il n’y a pas de solution évidente à l’extension du domaine de la norme. Une voie tout de même : réintégrer les vraies préoccupations des gens.

 

La bureaucratie intégrale

Dans un texte effervescent, dont il a le secret, l’anthropologue anarchiste de la London School of Economics, David Graeber observe que l’on s’intéresse moins aujourd’hui à la bureaucratie. Or celle-ci est omniprésente et les comportements individuels attendus toujours plus prédéfinis. En témoigne le nombre de formulaires et de mots de passe à renseigner tous les jours. La bureaucratie contemporaine a su s’étendre par fusion de ses dimensions publiques et privées, appuyée par une révolution numérique qui encadre plus qu’elle ne libère. Graeber, anticapitaliste militant, dit y percevoir l’ombre noire d’un libéralisme triomphant. De fait, nous vivons l’ère de la « totale bureaucratisation ». La vie quotidienne des démocraties libérales avancées (ou dites telles) n’est que paperasses, procédures, réunions aussi rituelles qu’inutiles. Pour Graeber la bureaucratie est devenue « l’eau dans laquelle nous nageons ». Partout des bureaucrates : dans les entreprises tertiaires où le travail de la plupart des cadres serait de contrôler la plupart des cadres, dans les rues où les policiers sont « des bureaucrates armés ». Il y a d’ailleurs un lien entre bureaucratie et violence. Les règles impersonnelles, qui ne plaisent à personne, appellent de la coercition et de la surveillance. La vie sous l’empire bureaucratique relève du contrôle permanent et de la créativité toujours bridée. Pas de solution immédiate chez Graeber, mais un appel au réveil d’une gauche qui a du mal à critiquer la bureaucratie, car ce serait critiquer les fonctionnaires. Dans les essais réunis ici le constat est parfaitement mis en évidence, et la thèse versée au débat. Dans ces pages très vives qui mêlent avec bonheur, mais pas toujours avec rigueur, Sherlock Holmes, Michel Foucault, Max Weber et Batman, Graeber souligne un risque croissant de déshumanisation et d’indifférence.

 

Valoriser les vies réelles

Professeur à Harvard, co-auteur du célèbre ouvrage « Nudge » (ces petits coups de coude qui incitent aux comportements vertueux), Cass Sunstein est un ancien membre influent de l’administration Obama. Son nouvel opus s’appuie, notamment, sur son expérience à la tête d’un très officiel office d’expertise des régulations fédérales. Avec originalité, il puise ses sources à la fois chez Amartya Sen et Friedrich Hayek (deux auteurs rarement rapprochés). Pas de pamphlet anti-bureaucratie ici, mais des idées pour réviser une action publique souvent trop éloignée des réalités. Le travail de Sunstein consistait à passer toute législation à la moulinette d’analyses coûts/bénéfices. L’expert traite la question habituelle : à combien fixer le prix d’une vie ? Ce serait, pour un Américain, autour de 9 millions de dollars. Sunstein indique que les politiques doivent également valoriser, sans les quantifier, la dignité humaine et la liberté individuelle. L’auteur/administrateur aspire à humaniser ces études techniques pour humaniser choix publics et opérateurs publics. D’abord, en ne les réalisant pas uniquement avec des mesures monétaires mais en prenant sérieusement en compte des valeurs non quantifiables (comme la dignité). Ensuite, en s’appuyant sur l’économie comportementale (qui nous rappelle qu’entre l’homo oeconomicus de la théorie et le quidam lambda il y a un monde). Enfin, en s’appuyant d’abord sur les informations venues des gens. Pour Sunstein, les procédures les plus importantes ne sont pas celles du parfait reporting bureaucratique, mais celles qui permettent de recueillir les bonnes informations. Sunstein, en quête d’une administration efficiente, à juste distance des gens, pour les guider et ne pas les étouffer, ne fait peut-être avec ce livre son travail le plus détonnant. Il rappelle, avec sa réflexion sur l’arithmétique des choix collectifs, l’évidence selon laquelle les régulations doivent viser le bien-être et l’autonomie des individus. Dans un monde paradoxal qui veut à la fois davantage de protection et moins d’intrusion des pouvoirs publics.

 

 

 

 

 

 

 

 

David Graeber, The Utopia of Rules. On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucraty, Melville House, 2015, 261 pages.

 

Cass R. Sunstein, Valuing Life. Humanizing the Regulatory State, University of Chicago Press, 2015, 248 pages.

 

« Assembleur, ensemblier, chef de filât. Blablabla ? », Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2911, 29 mai 2015

Assembleur, ensemblier, chef de filât. Blablabla ?

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

« Assembleur ! Assembleur ! Est-ce que j’ai une gueule d’assembleur ? ». La célèbre réplique d’Arletty vient à l’esprit lorsque l’on s’intéresse à la place du terme « assembleur » dans le lexique des mots du social actuellement en vogue. Qu’il s’agisse de l’État, du département, des intercommunalité, des Caisses d’allocations familiales (pour ne citer que ces acteurs), tout le monde se veut, depuis quelques années, « assembleur » des politiques sociales. La vocation d’assemblage (sans que l’on sache bien de quoi il en retourne) devenant même disputée. Collectivité territoriales, caisses de Sécurité sociale, mais aussi institutions de prévoyance aiment s’attribuer cette fonction que rien ne définit précisément mais dont on sent qu’elle est connotée positivement. Au regard de la dispersion des interventions et de la complication labyrinthique du droit, être assembleur voudrait, en quelque sort, dire être le recours, le responsable, le coordinateur.

 

Etre assembleur est, semble-t-il, à la fois si important que d’autres mots sont parfois employés, dans les rapports d’activité et dans les propos de tribune, comme synonymes ou adjuvants. On trouve ainsi souvent le terme « ensemblier ». Là aussi, dans cette expression qui sonne bien, se trouve l’idée de coordination. Mais comme tout le monde, ou presque, se revendique ensemblier ou assembleur, la cohérence d’ensemble échappe. Nous sommes probablement là au cœur des difficultés contemporaines d’organisation et d’évaluation des politiques sociales. Si tout le monde peut se dire ensemblier ou assembleur, c’est-à-dire coordonnateur, c’est que personne ne l’est vraiment.

 

S’il y a tant de confusion, mais aussi tant d’espoirs dans ces notions d’assembleur ou d’ensemblier, c’est peut-être parce que celle de « chef de file » (définissant la personne à la tête d’un groupe ou d’un mouvement) a un peu de plomb dans l’aile. Apparue, dans le secteur social, à l’occasion de l’acte II de la décentralisation, confiant encore davantage de responsabilités (sans forcément tous les moyens) aux départements, l’expression condensait une sorte de désir : faire du conseil général le pivot des politiques d’aide et d’action sociales. Pourquoi pas, mais cela n’a pas vraiment eu lieu.

 

Une requête au sein du Code de l’action sociale et des familles, sur « ensemblier », « assembleur », « chef de file » ne donne rien. Ces trois désignations d’un rôle important en matière sociale n’ont pour contenu que ce que veulent bien leur donner ceux qui les prononcent. Généralement de façon assez martiale d’ailleurs.

 

On perçoit que s’autodésigner ou être reconnu dans ces expressions signifie pour la collectivité publique ainsi qualifiée ne plus être prestataire des autres, mais, au contraire, commanditaire. Les différents échelons territoriaux apparaîtraient, dans cette logique, emboîtés de façon logique. Mais ce n’est, aujourd’hui, absolument pas le cas. Et les différents niveaux d’ensemblier, d’assembleur et de chef de file s’invectivent avec plusieurs lignes d’arguments : distance au terrain, incapacité à fonctionner en réseau, coûts d’organisation trop élevés. L’idée, dans ces polémiques, est bien entendu de se comparer et de montrer combien l’assembleur proclamé est la référence en termes de proximité, de coopération et d’efficience.

 

En matière sociale comme en matière de management, le terme de « pilote », sans contenu juridique évident lui non plus, s’est totalement implanté. Pourtant plus courant en matière de formule 1 et d’aviation que de politiques sociales, il ne révèle pas clairement une responsabilité. Il semble plutôt indiquer une élection : tel ou tel opérateur a été choisi comme pilote, c’est-à-dire comme collectivité de référence sans être forcément d’ailleurs responsable.
Au total, cette inflation de mots, utile pour la compétition rhétorique et politique, a une conséquence : noyer le poisson. La question posée par le terme pilote consiste à savoir s’il y a vraiment un pilote dans l’avion du social. La question posée par le terme chef de file, consiste à savoir qui est le chef. Un question extrêmement difficile à trancher, dans la cour de récréation et à plus forte raison encore dans les législations. Mais c’est bien une question essentielle à laquelle il serait judicieux de répondre clairement…

 

 

« Quel statut pour les beaux-parents ? »

Établir des habitats flottants permanents ne serait plus uniquement une utopie pour les riches mais une option sérieuse pour l’humanité. Le pari technologique et financier de la production de nouveaux espaces au-delà des terres relève toujours de projets de société. Projections réalistes ou programmes fictifs ?

Télécharger (PDF, 120KB)

Les beaux-parents

Doit-on aller vers un statut ?

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

www.eclairs.fr

Le terme « beau-parent » désignait traditionnellement et continue à désigner le parent du conjoint. Le beau-père est le père du conjoint ; la belle-mère la mère du conjoint. Le terme « beau-parent », depuis une trentaine d’années, a une autre signification. Il désigne non plus un parent de l’un des membres d’un couple, mais, dans une famille recomposée, l’adulte qui n’est pas le parent de l’un des enfants. Des expressions anciennes, et connotées négativement, étaient employées : la marâtre ou le parâtre. La langue française désigne par le même mot ce que l’anglais tient en deux termes : parents in law (pour dire ce que sont traditionnellement et généralement juridiquement, par le mariage, les beaux parents) ; stepparents (pour dire, dans une famille recomposée, qui est le beau-parent, au sens donc nouveau). Le sujet de ces beaux-parents, dans cette acception liée aux recompositions familiales, occupe une place de plus en plus importante sur l’agenda politique. Nombre de projets et propositions les concernent, notamment en ce que certains voudraient leur conférer un statut clairement encadré par le droit. Avec de nombreuses controverses et de nombreux rapports officiels, le sujet est de mieux en mieux balisé. Prospectivement, il s’agit de savoir ce que sont les diverses options, les divers contenus des propositions car, de fait, la problématique des beaux-parents est de plus en plus répandue. Et, au regard des évolutions générales de la famille[1], elle devrait prendre plus d’importance encore, avec l’inflation du nombre de ces beaux-parents.

De qui parle-t-on ?

L’expression « beau-parent », qui désignait d’abord et désigne encore le parent d’un conjoint, est donc venue aussi désigner le conjoint d’un parent. Mais comment le définir ? Dans quel type de relation (mariage, concubinage, cohabitation) émerge-t-il ? À partir de quelle durée de relation y a-t-il vraiment un beau-parent ? Le nombre de beaux-parents est-il limité ? Quelles sont ses prérogatives ? Que devraient-elles être ? Y a-t-il nécessité et légitimité à créer un statut spécifique, créant un régime de droits et devoirs ? Comment reconnaître la prise en charge de l’enfant par le beau-parent ? Comment lui permettre d’obtenir les moyens et garanties juridiques pour accomplir en toute sécurité les fonctions exercées dans les faits ?

Source possible de confusions pour l’enfant, foyer de conflits entre adultes, vecteur d’éparpillement de l’autorité parentale, l’institution d’un statut du beau-parent fait débat depuis des années. La principale tension vient de la consécration de la coparentalité (les parents séparés d’un enfant de famille recomposée ont l’autorité parentale, à laquelle ils ne peuvent renoncer) et du souci de reconnaître la place et le rôle du beau-parent (qui, au quotidien, dans la famille recomposée, est auprès de l’enfant). La création d’un statut de beau-parent se ferait au bénéfice du nouveau conjoint, mais potentiellement au détriment de l’ancien. Le beau-parent viendrait concurrencer, voire serait susceptible d’évincer, de droit, ce qui se passe d’ailleurs peut-être déjà de fait, le deuxième parent. En un mot, faire coexister, dans les textes et dans les familles, la coparentalité (après séparation) et la pluriparentalité (après recomposition) est un défi[2].

Deux camps s’affrontent. Dans le premier, les partisans d’un statut du beau-parent, soutiennent que concrètement mais aussi seulement symboliquement, il importe que les responsabilités, droits et devoirs du beau-parent soient clarifiés et reposent sur une base légale. Dans le second, les opposants d’une telle institution, soulignent l’impossibilité de véritablement pouvoir créer un statut tant les situations diffèrent. Ils estiment aussi qu’un tel statut aurait un caractère dangereux, voire inutile. Les uns se veulent pragmatiques, pour donner une assise et une sécurité juridiques à une coexistence et une cohabitation dans une famille recomposée. Les autres ne se veulent pas moins pratiques, et relèvent, entre autres, les risques de brouillage des repères des enfants, avec indifférenciation des divers intervenants auprès de lui, alors que parents et tiers ne sauraient être équivalents. Les opposants au statut de beau-parent relèvent aussi les risques de démultiplication de la parenté (ou de la parentalité) avec de multiples conjoints ou concubins successifs qui, dans une formule de pluriparentalité cumulative, se verraient statutairement investis de prérogatives parentales. L’autorité parentale se diluerait dans la multiplication de ses protagonistes, à un instant t et dans la durée.

Il s’agit indubitablement d’une question de toute première importance pour le quotidien et la sécurité (juridique mais aussi psychologique) des individus qui composent la famille recomposée. Si elle est d’importance dans le cours de la recomposition, elle est peut-être plus cruciale encore lors de la décomposition de la famille recomposée (par rupture ou décès) quand il faut se soucier du maintien des liens affectifs tissés par l’enfant et le tiers. Une grande question, à côté des problèmes de succession, est alors de savoir si le conjoint survivant peut continuer à s’occuper d’enfants qui ne sont pas les siens. Tiers, sans lien de droit, et même s’il a vécu avec ces enfants et contribué à leur éducation et à leur bien-être, il ne se les verra pas confier. Ils le seront généralement à leur autre parent, voire à d’autres membres de sa famille (grands-parents). Certes le beau-parent pourra solliciter un droit de visite et d’hébergement que le juge pourra accorder dans l’intérêt de l’enfant. Mais rien n’est établi. Rien n’est systématique.

 

Le beau-parent dans le droit

Au carrefour des liens du cœur, du quotidien, de l’éducation, du sang et du droit, se tient le beau-parent. Le droit civil l’ignore globalement. Mais il n’est pas totalement inconnu du droit social et du droit fiscal car sa présence peut être prise en compte pour le calcul des prestations et contributions. Le droit des prestations sociales et familiales reconnaît la prise en charge de l’enfant par son beau-parent grâce à la notion d’enfant à charge (situation de fait qui ne dépend ni de l’alliance ni de la filiation). Le droit fiscal, en cas de mariage ou de PACS, intègre l’enfant, son parent et son beau-parent dans un foyer fiscal unique. Le beau-parent est donc reconnu, en tant qu’allocataire ou contribuable, mais pas, en droit civil, en tant que parent. Or la mise en œuvre de l’intérêt de l’enfant peut nécessiter (ce qui signifie que ce n’est pas forcément toujours le cas) une association du beau-parent à l’exercice de l’autorité parentale. De surcroît, pour le beau-parent, comme pour les enfants avec lesquels il aura vécu, en cas de séparation ou de disparition du parent, il importe de savoir comment préserver des relations.

Civilement, le beau-parent est un tiers comme un autre. Il n’a, en principe, aucun droit ni aucun devoir (obligation alimentaire par exemple) envers l’enfant de la personne avec laquelle il vit. Sa responsabilité pénale peut toutefois être engagée dans la mesure où il fait partie, pour les tribunaux pénaux, des « personnes ayant autorité sur l’enfant ». De plus, en droit civil, sa responsabilité peut également être engagée même s’il n’est pas tenu comme les père et mère, responsables de plein droit de leur enfant mineur.

Le sujet est concret et préoccupant au sein des familles recomposées. Il est sensible, brûlant voire éruptif, sur l’échiquier politique, entre autres car il avive la perspective d’un dévoiement, par élargissement, de la famille traditionnelle et celle d’une pleine reconnaissance de l’homoparentalité. Le projet d’établir un statut du beau-parent fait, depuis une quinzaine d’années, débat. Il divise, entre majorité et opposition, mais aussi au sein de la majorité et de l’opposition, voire au sein même du gouvernement. Il est terreau de mécontentements et d’affrontements entre progressistes et traditionnalistes, chacun s’exprimant au nom de l’intérêt de l’enfant, et dénonçant l’autre partie comme instrumentalisant cet intérêt de l’enfant pour, en réalité, faire prévaloir celui d’adultes. Les experts sont tout aussi partagés, les uns fustigeant une fausse bonne idée, les autres considérant que le pragmatisme et le symbolique légitiment un statut de beau-parent, à tout le moins des aménagements de l’autorité parentale.

Parmi les protagonistes de ce débat – élus, juristes, associations familiales, juges – tous s’accordent sur l’ambition de simplifier la vie des familles recomposées et de ne pas compliquer à l’excès les dispositions qui, précisément, visent à simplifier. Mais la ligne de clivage est claire entre ceux qui appellent à un statut du tiers (du beau-parent en particulier) et ceux qui le refusent (quel que soit son contenu).

Un statut nouveau ou des aménagements de l’existant ?

Une question, aussi bien politique que technique, consiste à savoir s’il faut établir un plein statut juridique du beau-parent, ou bien s’il faut aménager les dispositions permettant à un tiers de participer à l’exercice de l’autorité parentale. En d’autres termes, faut-il créer un faisceau de droits et devoirs entre l’enfant, le beau-parent et d’autres éléments des familles concernées, ou bien faut-il seulement accorder un certain nombre de pouvoirs pour assurer en droit au beau-parent ce qu’il assume déjà en fait ?

Dès la loi du 4 juin 1970, il est précisé qu’à l’égard des « tiers de bonne foi » (l’enseignant, le médecin, le commerçant), chacun des époux (le point sera élargi ensuite à tous les parents, mariés ou non) est réputé agir avec l’accord de l’autre, quand il fait seul un acte usuel de l’autorité parentale. Par ailleurs, sur jugement, il est possible de déléguer, partiellement ou totalement, l’autorité parentale. Au début des années 1970, la problématique n’est pas celle du beau-parent, mais plutôt celle d’enfants « remis à un particulier digne de confiance, à un établissement agréé à cette fin ou au service départemental de l’aide sociale à l’enfance ». En clair, plus qu’une problématique de recomposition, c’était une problématique de placement.

Le droit est, depuis lors, de plus en plus saisi pour se soucier du beau-parent, mais il est toujours marqué par l’absence de règles juridiques particulières régissant les relations entre l’enfant et le beau-parent pendant la vie commune et, éventuellement, après. Le beau-parent fait toujours partie des tiers, sans lien de parenté ni d’alliance.

Le droit actuel procure des moyens, parfois certes au prix de montages juridiques alambiqués, pour associer, plus ou moins complètement, le beau-parent à l’exercice de l’autorité parentale. On peut les présenter dans un ordre décroissant d’implication juridique de ce tiers particulier. Toutes ces possibilités ne sont pas ouvertes à toutes les situations. Elles n’ont pas les mêmes conséquences, en termes de filiation, d’autorité parentale, de responsabilités. Certaines impliquent le juge. D’autres concernent les parents de l’enfant et le beau-parent. D’autres enfin ne relèvent que du couple dans la famille recomposée, avec un parent et un beau-parent.

L’intégration du beau-parent dans le cercle familial de l’enfant de la personne avec qui il vit, peut passer par une parenté de substitution, intégrale (adoption) ou partielle (délégation d’autorité parentale). Elle ne s’impose pas s’il s’agit seulement de résoudre les petits problèmes quotidiens que la pratique, les textes et la jurisprudence encadrent plutôt bien. Il est possible de mettre en place une organisation souple, sans remettre en question les droits parentaux. Des améliorations peuvent être apportées. Il en va ainsi d’une distinction plus précise à établir entre actes usuels et importants, en leur donnant une définition juridique ce qui permettrait de délimiter l’intervention du tiers dans la vie courante. L’arsenal juridique propose aussi, avec la délégation volontaire de l’autorité parentale et la délégation partage, des instruments permettant au beau-parent de participer à l’éducation des enfants de son compagnon ou de sa compagne. Là aussi des améliorations sont possibles, distinguant par exemple plus nettement délégation de l’autorité parentale (en clair, un transfert) et partage (en clair, ouverture à des tiers). Pour l’heure, ces dispositions, qui d’ailleurs ne rencontrent pas un grand succès, ne visent pas spécifiquement le beau-parent et ne peuvent être mises en application que sur décision du juge aux affaires familiales, saisi par l’un au moins des parents. Le sujet du statut du beau-parent est toujours ouvert.

Une proposition de loi relative à l’autorité parentale et à l’intérêt de l’enfant, très disputée au printemps 2014[3], prévoit la création d’un « mandat d’éducation quotidienne » (soit-dit en passant, le sigle « MEQ » sera assez diversement apprécié) pour les beaux-parents, moyennant l’accord des deux parents. Ce mandat devrait au tiers vivant de manière stable avec l’un des parents d’accomplir les actes usuels de l’autorité parentale à l’égard de l’enfant vivant avec le couple, pour la durée de la vie commune. Ce mandat est l’un des projets contenus dans l’un des plus récents et plus complets rapports sur les évolutions du droit de la famille[4]. Réticent à l’idée d’un statut qui s’imposerait, ce rapport préconise donc la création du MEQ, des aménagements techniques pour ce qui relève de la délégation d’autorité parentale mais aussi l’établissement d’un « certificat de recomposition familiale » ou encore un alignement de la fiscalité sur le patrimoine. Mais pas de statut donc.

Et pourquoi pas une fête des beaux parents ?

Le statut de beau-parent, attendu par bien des militants et des familles, redoutés par autant d’autres, ne verra très probablement jamais le jour. Le droit s’adaptera cependant progressivement. Au-delà du droit, les symboles comptent. Une proposition, en l’espèce, serait de lancer une fête des beaux-parents – comme il y a une fête des mères et une fête des pères.

La proposition peut sembler gadget, symbolique et marketing. Elle est assurément symbolique et elle est marketing. Symbolique, car il s’agirait bien de se cantonner au domaine infrajuridique (ou supra). Marketing, car les ruses commerciales ont tout de même leur intérêt. On critique parfois l’instauration de la fête des grands-mères pour n’être qu’une stratégie d’un célèbre café du même nom. Nombre de grands-mères s’en fichent et sont simplement contentes de l’attention de petits enfants. Et pour les beaux parents on doit pouvoir trouver des entreprises – des fleuristes, des brasseries, des bijoutiers – qui pourraient, en se faisant de la publicité, faire de la publicité à une fête des beaux-parents.

Concrètement, il s’agirait seulement d’une journée (un samedi ou un dimanche) dédiée aux beaux-parents, aux belles-mères et aux beaux pères. Arrêtée à une date précise, comme les autres fêtes des parents, il s’agirait d’un moment où l’on peut – si on le souhaite – se faire plaisir, se reconnaître, se remercier.

Naturellement, la proposition sera moquée et critiquée. Toutes les fêtes familiales sont critiquées. Les progressistes ou supposés progressistes mettent souvent en avant des racines pétainistes à la fête des mères ; ce qui est faux. On peut remonter à la Grèce antique pour trouver des racines de la fête des mères. La fête des pères (qui en France a été dans les années 1950 soutenue par un fabriquant de briquets, pas de café) est critiquée par des conservateurs comme un événement secondaire. La fête des grands mères est – on l’a dit – dépréciée comme événement purement commercial. La fête du beau-parent sera certainement montrée du doigt comme palliatif à un véritable statut.

Alors quel est vraiment l’intérêt ? L’intérêt de toutes ces fêtes c’est qu’elles sont libres. Ni normes, ni obligations, ni dépenses publiques. Vous êtes libre, familialement, de célébrer ou de ne pas célébrer. Il n’est même pas nécessaire d’inscrire une fête des belles-mères et des beaux pères sur un calendrier officiel. Il faut simplement aménager un moment pour des événements. Pour se faire plaisir !

[1]. À ce titre, on se permet de renvoyer à Julien Damon, « Les métamorphoses de la famille. Rétroprospective, tendances et perspectives », Futuribles, n° 396, 2013, pp. 5-21

[2]. Sur les recompositions, on se permet de renvoyer à Julien Damon, Les familles recomposées, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2013.

[3]. Cette « loi famille » a connu un parcours parlementaire compliqué, avec adoption en première lecture par l’Assemblée nationale le 27 juin 2014. Le texte devrait être examiné par le Sénat en 2015.

[4]. Irène Théry, Anne-Marie Leroyer (dir.), Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Odile Jacob, 2014.

« Le paternalisme bienveillant », Le Point, 12 mai 2015

L’État doit-il nous protéger de nous-mêmes ? À l’évocation de cette question classique, ressurgissent immédiatement les thèmes de l’alcool, de la ceinture de sécurité, des retraites obligatoires, des limitations de vitesse, des fruits et légumes à manger tous les jours. Les pouvoirs publics peuvent interdire, subventionner, taxer. Ils ont aussi aujourd’hui la voie du « nudge », ces petites incitations qui aident à prendre les bonnes décisions.

 

Entre les tenants d’un État intrusif, au risque d’affaiblir les libertés individuelles, et ceux du laissez-faire, au risque d’affaiblir l’existence collective, il existe une sorte de troisième voie. Celle d’un Etat qui incite plus qu’il n’impose, qui oriente plus qu’il n’interdit. Les tenants du « paternalisme libertaire », une approche nourrie de psychologie et d’économie comportementale, ne contraignent pas. Ils ne prescrivent pas. Ils suscitent. Pourquoi libertaire (ou bienveillant) ? Parce que cette approche laisse le choix aux individus. Pourquoi parler de paternalisme ? Parce que cette théorie estime qu’il est légitime d’influencer les comportements individuels afin de rendre la vie des gens « meilleure, plus longue et plus saine ». Cet objectif ambitieux est le sous-titre de l’ouvrage le plus célèbre de cette école, « Nudge », publié en 2009, cosigné par l’économiste Richard Thaler (qui conseillera le Premier ministre Cameron) et le juriste Cass Sustein (qui conseillera le Président Obama). Nudge signifie « pousser du coude ». Un « nudge », le terme s’introduisant maintenant en français, désigne un coup du coude, un coup de pouce, une petite bourrade amicale. L’ouvrage mêle sérieux et sourire, mixant analyses économiques et juridiques avec l’apport des sciences cognitives. Les américains Thaler et Sustein proposent surtout une ligne d’action afin d’aider les gens (toujours limités en informations et en volonté, préférant très souvent le présent à la prise de risque sur l’avenir) à effectuer des choix complexes et/ou coûteux (investissement dans un fond de pension, réponse exaspérée puis regrettée aux courriers électroniques, mariage). Leur idée – provenant d’observations répétées et des enseignements des études les plus sérieuses de la psychologie sociale – est de préserver la liberté de choisir, tout en incitant les personnes à prendre de bonnes décisions.

 

L’idée générale : ne pas forcer les préférences des individus libres mais agir à l’encontre de « failles de leur raisonnement », les accompagner dans les moyens qu’ils peuvent mettre en faveur d’une fin et non pas de changer leurs objectifs. Les pouvoirs publics doivent organiser « l’architecture des choix », sans limiter les choix offerts, mais rendant plus coûteux les mauvais. L’individu reste décideur, même si orienté dans son choix. De multiples expériences ont été développées dans les recoins les plus divers de la sphère publique : optimisation fiscale, propreté des toilettes publiques, lutte contre les addictions, consommation énergétique, sécurité routière, repas équilibrés.

 

Une orientation forte est de privilégier, par défaut, la participation aux programmes (pour le don d’organes comme pour la cotisation à des plans de retraite). Si un individu n’en veut pas, il a simplement à le signaler. Ici ni restriction de liberté, ni effets antiredistributifs d’incitations fiscales qui profitent d’abord aux aisés. Un autre exemple détonnant, proposé par un tenant britannique du nudge, l’économiste Julian Le Grand : instaurer un « permis de fumer » (un permis annuel pour acheter du tabac). Avantage principal ? Amener chacun à réfléchir, évaluer, choisir. Il s’agit d’aider à décider quand, en l’espèce, 70 % des fumeurs disent vouloir arrêter. Sans contraindre, l’ambition est d’aider les gens à s’aider eux-mêmes.

 

La perspective, appuyée sur des expérimentations et évaluations concrètes, ne dérive pas en idéologie générale. Elle montre que l’action publique peut valablement et humainement se situer entre les deux modèles extrêmes de l’ultra-interventionnisme et de l’ultra-libéralisme. Les plus libéraux peuvent toutefois y déceler une manière de déguiser le dirigisme. Mais ils conviendront qu’il vaut toujours mieux le nudging au nursing. L’État, comme le souligne Julian Le Grand, ne doit pas être une nounou aux instructions et punitions infantilisantes, mais un ami soucieux d’aider.

 

 

Huit « nudges » maintenant classiques

  • Une mouche noire dessinée au fond des urinoirs encourage les hommes à mieux viser et rendre les toilettes plus propres.
  • L’option recto-verso programmée par défaut dans les imprimantes économise des tonnes de papier.
  • L’intégration, dans les tubes, d’une chips de couleur entre les chips classiques diminue la consommation.
  • L’insertion de silhouettes humaines sur les bords de route améliore la sécurité routière.
  • Inscrire les salariés américains automatiquement dans des plans facultatifs de retraite, avec clause de désengagement, augmente significativement l’épargne.
  • Indiquer, sur des factures, les consommations de ménages du même type conduit à des diminutions de dépenses énergétiques.
  • Faire du don d’organes la stratégie par défaut, avec des démarches à faire dans le seul cas où l’on veut s’y opposer, fait passer de 20 % à 80 % la population de donneurs d’organes.
  • Apposer une note sur la porte de maisons informant du nombre de voisins participant au recyclage des ordures augmente de 20 % le taux de recyclage.

 

 

 

« Pedro Meca (1935-2015), contrebandier du social », n° 2903, 27 mars 2015

Pedro Meca (1935-2015), contrebandier du social

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

Personnalité chaleureuse et flamboyante, Pedro Meca était une figure du secteur social. Et, plus précisément, du travail social. Ce frère dominicain, de racines basques, ancien militant antifranquiste, en avait fait sa profession. Sa truculence verbale se conjuguait avec une pertinence à dessein déconcertante, l’ensemble se nourrissant d’un esprit rayonnant. Son travail social (car il disait « mon » travail social), sans horaires ni conventions collectives, relevait davantage de la pratique que de la doctrine. Son expérience d’animateur et d’éducateur, à travers ses multiples aventures et projets, se relit dans un ouvrage au titre original « Les contrebandiers de l’espoir ». Il avait, en des temps éloignés, lui-même exercé, trafiquant cigarettes et alcool. On ne saurait résumer ses idées, sur le registre du travail social comme en d’autres, tant la profusion devenait parfois torrentielle. On peut toutefois en extraire une assez simple : selon-lui le principe premier n’était pas de mettre les usagers au centre (comme on le dit bien souvent), mais de vivre parmi eux ! Et de souligner que dans les formations au travail social on insiste peut-être trop sur la distanciation et pas assez sur la proximité. Pedro (car c’est son prénom qui s’impose) disait qu’il fallait mettre le relationnel au centre et le dispositif à la périphérie. Il appelait cela l’inversion.

 

Ce bon vivant, abandonné tout petit, contraint enfant à la mendicité, a consacré sa vie à sa rébellion contre la pauvreté. Ce gros appétit, disparu un mardi gras, aimait la boutade. Et il n’oubliait jamais les dimensions proprement politiques des questions sociales. Au sujet du ciel, auquel par construction il croyait, il répétait qu’il demanderait l’asile politique en enfer s’il devait jamais croiser au paradis un Franco ou un Pinochet.

 

Une rencontre décisive au milieu des années 1970 : l’abbé Pierre. Ce dernier embauche le jeune dominicain afin de participer à l’aventure d’un café pour les paumés de la nuit à Paris. Et Pedro de dire qu’il n’aura jamais autant confessé que comme barman. Oiseau haut en couleur, aussi bien nocturne que diurne, il aura pratiqué avec sa foi, sa prêtrise et son travail social, une Église vraiment dans la rue. Travailleur social de la nuit, quand les services sociaux sont fermés, il s’adressait à tous ceux, avec ou sans adresse, qu’il pouvait croiser. En passionné de l’être humain, il trouvait, à travers « Paris by night et by poubelles », de la beauté jusque chez les plus fracassés. Avec son pari : « de ruines humaines faire des hommes vivants ».

 

Connu pour milles choses, Pedro aura été la figure iconique (c’est le mot à la mode) de « La Moquette ». Un espace singulier, au cœur de Paris, où tout le monde pouvait se rencontrer jusque tard dans la soirée. Le travail social, par et pour ces « Compagnons de la Nuit » (du nom de l’association), consistait à ne rien donner mais à tout écouter ; à proposer d’échanger plutôt qu’à demander de débiter ses problèmes ; l’ensemble rassemblant, selon les mots du promoteur du lieu, les SDF et les ADF (pour « avec domicile fixe »). Avec une maxime en direction des professionnels comme des bénévoles : « donner reste toujours plus facile que recevoir ».

 

Pilier, notamment, des POTS (pour « Paris Organisation Travail Social ») il savait mettre sa verve et sa soif au service de discussions passionnées sur l’étendu des problèmes sociaux et sur des propositions inattendues visant à les solutionner. Jamais à court d’innovation il mettait son énergie au service aussi bien du « Notre Noël » qu’il organisait, que de multiples associations et entreprises d’insertion auxquels il participait. Il expérimentait, selon son expression, « la pesanteur du travail social » avec ses caractères sisyphéen (toujours recommencer), kafkaïen (lutter contre l’administration) et balzacien (une comédie humaine assez typique).

 

Ses cinq sens mis à rude épreuve par son amour de la vie et de la nuit se doublaient de cinq autres sens : du sacré, de l’amitié, de la générosité, de l’humour et de la formule bien trempée. Le monde est petit dit-on souvent. Non répondait-il en souriant ; c’est nous qui sommes grands. Et ceci voulait aussi certainement dire que personne n’est vraiment petit. Une très belle leçon de vie.

 

« Les nouvelles guerres de sécession », Les Échos, 20 mars 2015

La tentation de la sécession

 

De nouvelles tensions entre nations et régions s’affirment alors que s’étendent régionalismes et séparatismes. Dans ce contexte préoccupant, il est temps de fonder sérieusement la coopération territoriale et la décentralisation.

 

Économiste original, spécialiste du développement territorial, Laurent Davezies s’inquiète des souhaits de sécession de diverses régions riches, Écosse, Catalogne, Flandre, Padanie. Ces aspirations à l’autodétermination amènent à réviser les fondamentaux de ce qui fait la cohésion d’une nation, à une époque où la calculette prévaut sur le sentiment.

 

La cohésion territoriale mise à mal

Un modèle occidental de cohésion territoriale façonne depuis des décennies les réalités de la géographie économique par de puissants transferts socio-fiscaux. Ce modèle de « keynésianisme territorial », partout, s’érode. En France, c’est en période de consolidation budgétaire qu’est affirmée, avec la plus haute intensité, le principe de l’égalité territoriale. Fumisterie, soutient Davezies, qui n’a jamais sa plume dans sa poche. Les inégalités territoriales ont, en elles-mêmes, leur importance. Et en phase de développement, notamment, le déséquilibre s’impose. « Un ministère de l’’égalité des territoires’ dans le Maroc d’aujourd’hui serait un ministère en charge de ralentir son développement ».

 

Le grand sujet ne relève ni du bricolage idéologique ni du mécano administratif. Les défis liés aux nouvelles fragmentations nationales procèdent de logiques qui dépassent les frontières. Diagnostic du docteur Davezies : les riches n’ont plus besoin de leurs pauvres. De grandes régions aisées voudraient devenir de petites nations plus isolées, divorçant d’autres territoires de leur pays. Dans un monde économique enraciné, fermé et immobile, de puissants correcteurs des inégalités entre territoires autorisaient la cohésion économique nationale. Dans un monde fluide, ouvert et mobile, ces solidarités sont moins évidentes. Auparavant la production automobile en région parisienne stimulait la production de pneus à Clermont. Il n’en va plus du tout de même, dans l’économie immatérielle, quand la première matière première est la matière grise. « Hier, l’industrie automobile des Grands Lacs faisait travailler l’Amérique entière ; aujourd’hui, Hollywood fait travailler seulement Los Angeles ». Les régions riches, s’affranchissant des solidarités redistributives, peuvent ainsi souhaiter se séparer des régions défavorisées. Plus précisément, ce ne sont pas les grandes métropoles mondialisées (Paris, New York ou Tokyo), mais des métropoles de second rang, à affirmation identitaire plus marquée, qui envisagent la sécession.

 

Malaise dans la décentralisation

L’ambition davezienne est de trouver les fondements, la grammaire, d’un optimum d’organisation territoriale, à rebours des tendances contemporaines à l’émiettement. Notre auteur s’emploie à démonter les principes de la décentralisation, ou plutôt à en souligner, après relecture de classiques (Durkheim, Montesquieu, Musgrave, Perroux, Kuznets, Renan, Clisthène), l’indigence. Le docteur Davezies ne prescrit pas, pour cette décentralisation orpheline de doctrine, de potion magique. Il invite à étudier plus sérieusement la redistribution interterritoriale en tant qu’assurance mutuelle et nationale de long terme. Une formule résume l’idée : « Si le Nord-Pas-de-Calais ou le Michigan avaient pris leur indépendance après la guerre, il n’est pas sûr que la Bretagne ou l’Alabama seraient aujourd’hui aussi développés ». Davezies se fait alors plutôt cuistot, aspirant à ce que l’on trouve la bonne recette et les bons dosages des différentes fonctions des budgets publics (redistribution, stabilisation, prestation) aux bonnes échelles. Ceci afin de réduire (au sens culinaire) les tensions entre régions dans leur nation. Concrètement, une réforme territoriale ne doit dès lors pas se limiter à redécouper mais se destiner à relier.

 

Ce petit livre rouge-violet, à pages souvent surprenantes, rappelle essentiellement que le défaut de cohésion et de fondation mène à la désintégration. Un enjeu essentiel, dans un monde à 200 pays, 7 000 langues, 300 mouvements régionalistes, où à la lutte des classes se substitue la lutte des places et des taxes.

 

Laurent Davezies, Le nouvel égoïsme territorial. Le grand malaise des nations, Seuil, 2015, 105 pages, 11,80 €.

 

« Quartiers d’insécurité : inverser la causalité ! », L’Opinion, 26 mars 2015

Quartiers d’insécurité : inverser la causalité !

 

Au championnat de France des plans Marshall pour les banlieues, Manuel Valls vient de gagner sur au moins un point. Tout, dit-il, ne se réglera pas à coups de millions. Il a raison. Il a également raison quand, au sujet des « zadistes » de Sivens, il promet une « réponse extrêmement déterminée, extrêmement ferme de l’Etat » énonçant que « l’ordre républicain doit s’imposer ».

 

Le Premier ministre, ajoutant apartheid et peuplement à la logorrhée habituelle sur le lien social républicain et le vivre ensemble citoyen (et vice versa), souhaite réformer la politique de la ville. Celle-ci, très décriée, est mal nommée car elle ne porte que sur une géographie particulière, dite prioritaire, de quartiers sensibles (comprendre : très préoccupants). Sur la dernière décennie, elle aura représenté une demi centaine de milliards d’euros. Avec des évaluations contrastées. Des opérations lourdes de rénovation urbaine transforment incontestablement certains sites. Mais le saupoudrage de subventions ne saurait altérer le noyau dur des difficultés. De nombre de quartiers ciblés, il ne ressort que mal-être d’habitants qui s’enfuient ou qui voudraient pouvoir le faire. Et s’ils aspirent à rester, ils ne demandent pas des choses compliquées (comme plus de mixité et moins d’amalgame) mais de la tranquillité.

 

L’erreur fondamentale procède probablement du diagnostic. Experts et professionnels de cette politique de la ville martèlent que la pauvreté conduit à l’insécurité. La perspective mérite une permutation. Ce n’est pas la pauvreté qui produit l’insécurité, mais l’inverse. D’abord, individuellement, il n’est ni nécessaire ni suffisant d’être pauvre pour être délinquant. Ensuite, collectivement, la relation logique entre les deux phénomènes est plus évidente : un quartier miné par la criminalité ne peut que péricliter. Ne plus pouvoir sereinement y pénétrer pousse le secteur privé à s’en retirer et l’économie illégale à y prospérer. Quant au secteur public, la violence débile à l’encontre de ses représentants mène à la décrépitude. La France bleu, blanc, rouge (bleu pour la police, blanc pour les ambulances, rouge pour les pompiers) est ainsi visée par de jeunes mâles abrutis en manque de tristes exploits. La dynamique d’ensemble alimente dégradation et paupérisation.

 

Ce diagnostic renversé à l’esprit, que faire ? Certains, à gauche même, ont préconisé l’armée pour investir les quartiers. Si l’affaire n’est pas forcément militaire, une doctrine de reconquête semble nécessaire. La tolérance zéro consiste à ne pas tolérer les petites incivilités au risque de voir s’étendre les plus gros problèmes. Cette théorie, dénoncée par de bonnes âmes comme relevant du prurit sécuritaire, a été mise en œuvre dans de grandes villes américaines. Et singulièrement New York, une ville – on l’oublie souvent – qui était au tournant des années 1970 et 1980 le symbole de la crise et de la criminalité. On voit le chemin parcouru. Dans un autre contexte, celui des quartiers problématiques en France, il faut s’attaquer maintenant frontalement à l’insécurité avant de pouvoir prévenir les incivilités. Il faut une tolérance zéro pointé, une intolérance intégrale à l’égard des troubles et fauteurs de trouble qui brisent la vie des gens honnêtes. Voici certainement la priorité des priorités pour les quartiers.

 

Julien Damon

 

« La France porcherie », Le Point, 9 avril 2015

La France porcherie

 

Rues, routes et autoroutes françaises déroutent aujourd’hui par leur saleté. Toutes les régions ne sont pas concernées avec la même intensité, mais partout ce problème prend de l’importance.

 

Début mars, 5 millions d’euros ont été débloqués lors d’une réunion interministérielle (il fallait bien ça), afin de nettoyer en urgence les abords des autoroutes du nord de l’Ile-de-France. Ces talus et fossés se recouvrent d’ordures, de murs sordidement tagués, d’amoncellements liés aux campements illégaux. L’image française s’écorne là aux yeux de touristes surpris. Surtout, la vie quotidienne des habitants et passants se détériore à proximité des immondices. Le phénomène ne se cantonne pas aux grandes infrastructures. Loin s’en faut. Nombre de chemins vicinaux sont jonchés de paquets de cigarettes, canettes de bières, flacons d’alcool, boîtes de pizza, sachets de fast-food, reliquats de kebabs. Sur les bas-côtés des allées moins fréquentées on découvre aussi canapés, machines à laver, tas de gravas laissés par des entrepreneurs indélicats. Sur les voies empruntées par les chauffeurs routiers, la spécialité est la bouteille plastique remplie d’urine.

 

Quelle est l’ampleur du problème ? Des opérateurs spécialisés estiment à 500 kilos par kilomètre par an, pour les autoroutes et routes nationales, le poids des déchets sauvages. 50 kilos pour les départementales et communales[1]. En extrapolant les chiffres des opérations annuelles de « nettoyage de printemps » menées par les départements, la déchetterie routière représenterait 30 000 tonnes. Si on y ajoute 30 000 tonnes d’objets en flottaison dans les cours d’eau, 2 000 tonnes récupérées sur les plages, 200 tonnes retrouvées sur les pistes de ski, on aboutit à un total supérieur à 60 000 tonnes de détritus délaissés. Soit un kilo par an par habitant en France. D’un sondage mené en 2014 il ressort que 95 % des Français disent ne rien jeter en dehors des poubelles publiques. Une minorité très agaçante produirait donc cette dégradation du cadre de vie. Et on ne peut pas vraiment trouver d’excuse à ces comportements venimeux. Il n’y pas, avec le jet de déchets par la fenêtre de sa voiture, une conséquence de la pauvreté, mais un résultat de la surconsommation, de l’abrutissement et, surtout, du mépris pour autrui. L’irrespect total est ici à l’œuvre.

 

Face à toutes ces malveillances que faire ? L’orientation actuelle relève d’abord de la sensibilisation. De beaux panneaux confirment certainement à ceux qui le pensent déjà que la propreté est l’affaire de tous. Et diverses « brigades du tri », composées de fonctionnaires ou, ponctuellement, de bénévoles, opèrent un ramassage fastidieux (travail manuel), dangereux (des aiguilles traînent), et coûteux. Après sensibilisation et réparation, il importe maintenant de mettre l’accent sur la sanction. Moins de pancartes donc, et plus de peines. Toujours volontariste, le Premier ministre a d’ailleurs prôné, aux sujets des abords autoroutiers franciliens, une « action répressive résolue ». Sur le plan répressif, des contraventions allant jusqu’à 3 000 euros peuvent être infligées, le véhicule à partir duquel l’objet a été lancé ou déposé pouvant même être saisi. Mais ces éléments du Code pénal trouvent trop peu d’application. Pourtant, une dureté sans faille doit être de mise, de manière à inverser cette courbe problématique de la détérioration des paysages. Il faut donner aux forces de l’ordre les moyens et incitations permettant de punir effectivement les contrevenants. À défaut, la France de la négligence tolérée et de la tolérance dévoyée glissera davantage encore, au moins sur le plan de ses espaces, dans une décadence bien discernable.

 

Julien Damon

[1]. Ces données sont communiquées par des Directions Interdépartementales des Routes (DIR), en charge du maintien et de la surveillance des routes principales.

« Trop protéger, c’est punir », Le Point, 19 février 2015

Locatif : trop protéger c’est punir

 

Dans le secteur du logement on rappelle souvent, après l’économiste suédois Assas Lindberck, que le contrôle des loyers serait « le moyen le plus efficace de détruire une ville, avec le bombardement ». La formule, un rien exagérée, rappelle qu’un niveau exorbitant de sécurité offert aux ménages qui paient pour louer va à l’encontre des intérêts de ceux qui mettent en location. Des garanties excessives en faveur des premiers s’étendent au détriment des seconds, qui se retirent du marché. Et l’ambition vertueuse de protéger les locataires, alimentant une pénurie croissante de logements, se transforme en pénalité.

 

Ce thème, remis à l’ordre du jour par la récente discussion de la loi dite Duflot, fait l’objet de disputes classiques entre experts, entre le camp des propriétaires et celui des locataires. Tout nouveau crachouillis règlementaire en faveur des locataires est salué par les associations spécialisées (de défense des locataires et des mal-logés) et décrié par la profession (promoteurs et constructeurs).

 

La protection du locataire est nécessaire. Qui tolérerait qu’un ménage, ne présentant aucune difficulté de comportement et payant rubis sur l’ongle ses loyers, puisse être du jour au lendemain expulsé ? Tout est cependant affaire d’équilibre. Qui tolérerait, en effet, qu’un propriétaire ne puisse rien faire à l’encontre d’un locataire ne payant plus son loyer depuis un an ? Le problème naît quand les effets positifs de la protection (stabilisation des relations locatives) deviennent nettement inférieurs à ses effets pervers (déstabilisation préoccupante de la production de logements). Protéger démesurément les locataires, par encadrement trop bureaucratique des loyers, par restriction croissante des prérogatives des propriétaires, a trois effets pervers. Une telle orientation rend, les propriétaires sélectifs, à la recherche de garanties toujours plus importantes afin de ne pas vivre le parcours du combattant face aux incidents de paiement et aux procédures juridiques de recouvrement des loyers. Elle rend, également, les investisseurs méfiants, à la recherche d’autres marchés moins risqués. Elle met, enfin, les locataires potentiels dans l’embarras. Qui sont ces locataires potentiels ? Les jeunes qui veulent s’installer, les mal-logés qui aspirent à mieux se loger, les ménages qui déménagent. Tous pâtissent d’un marché qui, se rigidifiant, se contracte dangereusement.

 

La situation française est maintenant particulièrement préoccupante. Il en va certes des prix du logement (plus à l’achat cependant qu’à la location) et des volumes du mal-logement (3,5 millions de personnes selon la Fondation abbé Pierre). Il en va aussi d’une donnée essentielle à marteler : l’abandon des investisseurs institutionnels découragés.

 

Quelques chiffres illustrent la singularité française. 58 % des ménages sont propriétaires de leur logement. 17 % sont locataires du parc social qui, par construction, protège fortement ses habitants. Les 25 % restants, locataires du secteur privé (dit aussi secteur « libre »), sont ciblés par toute nouvelle mesure de protection, comme le contrôle des loyers. Dans 95 % des cas, ils ont pour bailleurs des personnes physiques : de petits propriétaires qui ont là leur principal capital et principal investissement. Les locataires privés n’ont que dans moins de 5 % des cas un propriétaire institutionnel. Cette proportion est la plus faible parmi les pays de la zone OCDE. Les propriétaires institutionnels ont fui, en France, l’immobilier locatif résidentiel privé pour se tourner, notamment, vers les bureaux. Afin de compenser ce désengagement, les pouvoirs publics soutiennent l’investissement locatif individuel (par des mesures fiscales aux conséquences discutées) et le développement du parc social. Depuis le début des années 2000, la part du logement social dans la construction neuve s’est nettement accentuée, passant d’environ 10 % à plus du quart aujourd’hui.

 

La haute protection des locataires sociaux pose, d’ailleurs, des problèmes particuliers. Une image osée permet de se faire une idée des conséquences de la protection très renforcée des locataires HLM. Entrer dans une secte est très aisé, puisque l’on est activement prospecté. En sortir est compliqué, puisque tout est fait pour contraindre à y rester. À l’inverse, dans la franc-maçonnerie il est – dit-on – compliqué d’entrer mais il est libre et facile d’en sortir. Le secteur du logement social combine les deux difficultés. L’entrée est très demandée et on compte ainsi presque deux millions de demandeurs. En sortir est problématique car trouver, sur le marché, ces prix et ce niveau de qualité est impossible. Et comme le droit au maintien dans les lieux est très puissant dans les HLM, le niveau de rotation dans le parc est très faible : 21 % dans le parc privé, 9 % dans le secteur social, 5 % dans le secteur social parisien.

 

Propriétaires, investisseurs et locataires sont méfiants, dans un contexte de pouvoirs publics méfiants à l’égard du marché. Avec cet environnement de haute méfiance réciproque, la confiance ne reviendra certainement pas de nouveaux contrôles. La politique du logement appelle, comme d’autres domaines, un choc de simplification mais aussi un choc de confiance ! Il n’en va pas de la situation des plus défavorisées, qui fait l’objet des priorités de l’action publique. Il n’en va pas de celle des plus favorisés, qui trouvent à bien se loger. Il en va de celle des classes moyennes, de tous ces métiers qui font vivre la ville sans pouvoir maintenant se la payer. En raison, entre autres, de cette volonté de faire le bien des locataires, avec leur gré, mais sans prise au sérieux des raisonnements économiques de base.

 

Julien Damon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Locatif : le désinvestissement

 

Parc locatif par type de bailleur – France métropolitaine en milliers

Parc locatif 1984 1995 2010
Locataires du secteur social 3 222 4 395 4 969
Locataires de personnes physiques 5 277 5 440 6 156
Locataires de personnes morales 1 187 496 281
Total 9 686 10 331 11 406

Source : Comptes du logement

 

Répartition du parc locatif privé par type de propriétaires (en %)

Personnes physiques Institutionnels Autres
France 95 3,3 1,6
Belgique 86 14
Espagne 86 6,7 7,2
États-Unis 78 13 5
Royaume-Uni 75 25
Suisse 63 23 12
Allemagne 61 17 9
Pays-Bas 44 37 19

Source : ANIL

 

« L’Etat peut, aussi, être votre ami pour la vie », Les Échos, 20 février 2015.

Politiques sociales : universalité et incitations

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Profitant à tous, les politiques sociales universelles sont les plus efficaces. Profitant à chacun, des démarches paternalistes d’incitation alimentent des perspectives innovantes. Des idées venues d’Angleterre dans deux ouvrages remarquables.

 

Moins rejeter et moins cibler

Le welfare c’est les autres. Les contribuables travailleurs d’un côté, les bénéficiaires dépendants de l’autre. Rien n’est pourtant moins vrai. Et John Hills de s’attaquer à cette croyance ancrée qui met en péril l’État-providence. Celui-ci ne profite pas qu’à une partie particulière de la population. S’appuyant sur sa large connaissance de la protection sociale anglaise, Hills se fait pédagogue en analysant deux cas types : l’évolution depuis le milieu des années 1950 de deux familles, l’une aisée, l’autre à l’existence bien plus heurtée. Par les couples de vignettes illustratives et par la reprise d’une multitude d’études, on entre concrètement dans les 489 milliards de sterlings de dépenses sociales et éducatives britanniques (soit deux tiers des dépenses publiques). En coupe instantanée, la protection sociale a souvent un effet Robin des Bois : elle prend aux riches pour les pauvres. En dynamique il n’en va pas du tout de même. La protection sociale concerne le cycle de vie et pas seulement les accidents de la vie. Elle est d’autant plus redistributive qu’elle est peu ciblée, car plus largement soutenue par toute la population. Dans un pays aux inégalités très élevées (avant transferts socio-fiscaux seuls le Chili et le Portugal sont, dans la zone OCDE, plus inégalitaires), les jeunes font les frais des choix récents. L’expert décortique le projet, actuellement en cours, de fusion de six prestations sous conditions de ressource en un « universal credit », avec accentuation des incitations à l’activité (un peu comme dans le RSA). Il s’ensuit un portrait très détaillé d’une mesure ambitieuse de simplification, exercice toujours compliqué. La perspective, très instruite, sur l’égalité des chances et la mobilité sociale vaut le détour. Le format original de l’ouvrage en fait une entrée de référence sur les politiques sociales outre-Manche. Plus qu’une traduction il faudrait souhaiter que l’idée naisse de produire le même texte, fouillé dans la donnée et accessible dans le propos, sur le cas français.

 

Aider à s’aider

Les politiques publiques doivent-elles nous protéger de nous-mêmes ? Ressortent immédiatement les thèmes du tabac, de la ceinture de sécurité, des retraites obligatoires. Les pouvoirs publics, au risque d’intrusions problématiques dans les vies privées, peuvent interdire, subventionner ou taxer. Ils ont aussi la voie du « nudge », ces petites incitations qui aident à prendre les bonnes décisions. Dans la plupart des cas le paternalisme est de mise. Julian Le Grand, collègue et proche de Hills à la London School of Economics, et Bill New estiment que dans certaines circonstances le « paternalisme public » se légitime parfaitement. Il convient de ne pas forcer les préférences des individus libres, mais d’agir à l’encontre de « failles de leur raisonnement », de les accompagner dans les moyens qu’ils peuvent mettre en faveur d’une fin, et non pas de changer leurs objectifs. Les exemples originaux sont détaillés avec bonheur. Pour le don d’organes comme pour la cotisation à des plans de retraite, les options de opt-in sont à privilégier. Si un individu n’en veut pas, il a simplement à le signaler. Ici ni restriction de liberté, ni effets antiredistributifs d’incitations fiscales qui profitent d’abord aux aisés. L’exemple le plus détonnant : l’instauration d’un « permis de fumer » (un permis annuel pour acheter du tabac). Avantage principal ? Amener chacun à réfléchir, évaluer, choisir. Il s’agit d’aider à décider quand, en l’espèce, 70 % des fumeurs disent vouloir arrêter. Sans contraindre, l’ambition est d’aider les gens à s’aider eux-mêmes. Traitant, avec grande rigueur, de constitution des pensions de retraite comme du sujet sensible du suicide assisté, ce livre inspirant (comme disent les anglophones) amène une belle justification de l’intervention publique moderne. En répondant à la belle interrogation de son sous-titre : l’État ne doit pas être cette nounou nourrissant d’aides sociales et de conseils orientés. Il peut agir, personnellement, comme un ami soucieux d’aider.

 

 

 

 

 

 

 

John Hills, Good Times. Bad Times. The Welfare Myth of Them and Us, Policy Press, 2015, 334 pages.

Julian Le Grand, Bill New, Government Paternalism. Nanny State or Helpful Friend ?, Princeton University Press, 2015, 202 pages.

 

« Refonder, complètement, le travail social », Actualités Sociales Hebdomadaires, n° 2895, 30 janvier 2015

Refonder, complètement, le travail social

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

 

Pourquoi refonder le travail social ? Parce qu’il ne satisfait pas. Les usagers n’en sont pas toujours satisfaits. Les travailleurs sociaux expriment souvent leur malaise. On doit pouvoir faire beaucoup mieux. En 2013, le gouvernement s’est engagé (une grande partie des lecteurs des ASH suivent cela comme le lait sur feux), à organiser des « Etats généraux » du travail social ; Etats généraux qui plus de deux après avoir été annoncés n’ont toujours pas été tenus. Et ce manque d’intérêt – car c’est de cela qu’il s’agit – est dommageable. Le travail social ce n’est pas seulement, il faut toujours le rappeler, la lutte contre la pauvreté. Tout individu, toute famille peut être concerné, qu’il s’agisse d’une difficulté conjugale, d’une tension familiale ou de problèmes avec une personne âgée dépendante. Le travail social est une question importante de société, scrutée légitimement dans le plus extrême détail par les milieux spécialisés, mais qui n’est pas toujours regardée avec sérieux et intérêt en dehors des sphères de la profession (ou, pour être plus exact, des professions).

 

Les bataillons du travail social sont plutôt méconnus et parfois même méprisés. Un élément de cette méconnaissance tient de la difficulté à savoir de quoi on parle exactement. Il existe tellement de formations et de fonctions relevant de cette sphère du travail social qu’il est difficile de bien en dessiner le périmètre. Si l’on s’en tient au cœur du sujet, alors les principaux métiers sont ceux des assistants sociaux ou assistants de service social (plus connus sous le nom d’assistantes sociales). Ce sont aussi les éducateurs de prévention spécialisés, les conseillers en économie sociale et familiale les aides médico-psuchologiques. Si l’on parle de 1,2 million de travailleurs sociaux, c’est parce que l’on y compte 500 000 personnes exerçant auprès de particuliers employeurs (assistantes maternelles, aides à domicile) et environ 300 000 prodiguant des soins dans des établissements pour personnes âgées. Pour le travail social « canonique » ce sont environ 400 000 personnes qui exercent principalement dans le secteur public et parapublic : conseils généraux, mairies, associations subventionnées mais aussi écoles et dans quelques grandes entreprises.

 

Comment refonder ce travail social (et ses quatorze diplômes) ? Si le terme même de refondation n’est pas forcément apprécié du milieu, on peut avancer, à un nouveau moment d’intenses cogitations et confrontations, deux propositions générales. L’idée est de simplifier à la fois l’organisation du travail social et la vie des gens concernés (nous tous potentiellement). La première proposition est de s’inspirer du médecin traitant. Chacun devrait pouvoir savoir, voire choisir, qui peut être son travailleur social. Dans une relation contractuelle de client à prestataire (ce qui, on le sait, fait toujours sursauter). Ce serait le travailleur social traitant (TST) ou travailleur social référent (TSR). Le milieu professionnel est féru de sigles. Quelque soit l’employeur, le travailleur social aurait un portefeuille de cas, de clients, dont il aurait la responsabilité. La deuxième idée de refondation est de s’inspirer du projet de Dossier Médical Personnalisé (le DMP). Celui-ci a bien du mal à naître. Mais on doit pouvoir plus aisément créer un Dossier Social Personnalisé (DSP) ou Dossier Social Unique (DSU). Il contiendrait l’ensemble de nos informations qu’il ne serait pas nécessaire de devoir débiter à nouveau à chaque contact avec un interlocuteur social (CAF, caisse de retraite, caisse complémentaire, Pôle emploi). Ce dossier social unique est aussi nécessaire que possible, avec la puissance des systèmes d’information.

 

L’ensemble est techniquement et pratiquement réalisable, à deux conditions. La première est de se soucier avec sérieux de ce travail social, sans le laisser, ou, plutôt, sans l’abandonner aux seules mains, idées, difficultés et préoccupations des travailleurs sociaux. La deuxième condition est de se donner un objectif de simplification. Il ne sert à rien de répéter à l’envi qu’il faut coordonner les moyens et activités. Il faut simplifier le travail social et profiter de la révolution numérique afin de mieux partager les données et informations. Mais il est vrai que si tout le monde est d’accord pour simplifier, en travail social comme en tout autre domaine, l’exercice est généralement compliqué. Répétons-donc une maxime. Il est simple de compliquer. Il est très compliqué de simplifier. Ce deuxième pan de la maxime compte encore plus s’il l’on veut radicalement transformer.

 

« Y a-t-il un ‘apartheid’ français ? », Le Point, 28 janvier 2015

Apartheid et politique du peuplement

 

À l’occasion de ses vœux à la presse, le Premier ministre a estimé que les fractures de la société française relevaient d’un « apartheid ». La formule « Pas d’amalgame ! », qui s’englue dans le ridicule de répétition, aurait, en l’espèce, une certaine légitimité. Car rien de l’action publique française ne relève de l’apartheid. Bien au contraire. Mais que la nation qui se veut celle du « vivre ensemble » (une autre expression confinant au grotesque) estime ressembler à l’Afrique du Sud avant son rêve de nation « arc-en-ciel », ce n’est pas rien. Manuel Valls est coutumier des sorties provocantes et de ce que l’on pourrait baptiser, en ces matières, les « prises de Houellebecq ». En 2009, un reportage montrait le député, à Evry, marmonnant : « Tu me mets quelques blancs, quelques whites, quelques blancos ». Nombre de voix différentes ont rappelé que la France n’avait strictement rien à voir avec le racisme d’État institutionnalisé sous l’apartheid. Les concentrations de difficultés ne sont pas souhaitées par les pouvoirs publics français. Depuis 30 ou 40 ans, une très controversée « politique de la ville » se développe afin de lutter contre la ghettoïsation. Malgré son intitulé, elle ne concerne ni toutes les villes (toutes les communes ne sont pas concernées), ni toute la ville (car elle traite d’une géographie et de quartiers prioritaires). Chaque année l’État y consacre environ 500 millions d’euros et, fin 2013, 10 milliards d’euros avaient été engagés dans le cadre d’un ambitieux programme de rénovation urbaine lancé il y a plus de dix ans. Rien d’un apartheid, mais une logique de « discrimination positive territoriale » mâtinée d’incantations rituelles à la citoyenneté. En un mot, faire plus, ou tenter de faire plus pour ces quartiers « prioritaires ». Chômage et pauvreté y sont deux à trois fois plus élevés que sur le reste du territoire. Autour du sujet qui fâche, la concentration ethnique, la donnée est plus malaisée. On l’approche par les jeunes de moins de 18 ans d’origine immigrée : 20 % en France, 40 % en Ile-de-France, 60 % en Seine-Saint-Denis, 70 % à Grigny.

 

Dans certains de ces quartiers les autochtones ont fui ou rêvent de le faire, tandis que des communautés s’enracinent en se consolidant, en partie, contre la société française. Afin de s’attaquer frontalement à cette dynamique de spécialisation ethno-raciale, le Premier ministre appelle une « politique du peuplement ». Maires et organismes HLM savent habituellement faire, grâce au permis de construire et à la sélection des occupants du logement social. L’Etat professe, lui, des objectifs de « mixité sociale » (sans coloration ethnique affichée, mais avec cette dimension lourdement cachée). Il impose des priorités d’accès aux HLM à des publics « prioritaires » venant peupler les quartiers prioritaires. Pour une « politique du peuplement », trois grandes options se présentent. La dispersion (ou ventilation) consiste à vouloir faire partir les pauvres (par exemple avec des offres de logement ailleurs) ; mais les plus pauvres restent sur zone. L’attraction (ou gentrification) consiste à vouloir faire venir des riches (en soutenant de lourds programmes de rénovation urbaine) ; mais les pauvres s’en vont car les prix augmentent. L’affirmation (ou développement endogène) consiste à améliorer le quartier en s’appuyant sur ses forces vives ; mais ces forces vives proviennent souvent de communautés problématiques. La « politique du peuplement » prônée par Manuel Valls n’est pas encore détaillée. Elle risque de n’être qu’une révision paramétrique des outils alambiqués de la politique de la ville. Si elle devait être explicitement ciblée sur des groupes ethniques ou religieux, elle fera bondir. Car ces approches, avec leur grandiloquence, en termes d’apartheid et de peuplement, lèvent le lièvre des tensions ethniques et religieuses en France. On doit reconnaître que Manuel Valls sait mettre les pieds dans le plat, et là où ça fait vraiment mal. Reste à savoir ce que sont les orientations qui peuvent vraiment faire du bien. Et à qui prioritairement…

Julien Damon

 

 

 

« Portrait de l’Amérique en 2050 », Les Échos, 29 janvier 2015.

Les Etats-Unis reconfigurés

 

Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

 

Les Etats-Unis connaissent des bouleversements structurels majeurs. Il n’en va ni de crise financière, ni de dette publique, ni de ressource énergétique. Le pays bifurque, sur le plan des classes sociales, et se transforme profondément, sur le plan de la diversité. Des classes sociales plus opposées, et des minorités devenant majoritaires et mieux intégrées. Deux éléments d’un portrait contrasté.

 

La lutte des classes moyennes

Les Etats-Unis vivent, de façon relativement sourde mais très puissante, une nouvelle lutte des classes. Ce n’est pas le prolétariat qui s’élève contre les capitalistes. Ce sont les classes moyennes qui se prolétarisent. Marx, dans une période de révolution industrielle, avait prédit cette prolétarisation. L’américain Joel Kotkin (directeur de l’excellent site newgeography.com) la déplore en période de révolution numérique. Kotkin décrit l’affirmation d’une nouvelle stratification sociale. Au sommet, une oligarchie tire son pouvoir des géants du numérique (les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple). Cette e-oligarchie se distingue des précédentes car elle n’a pas vraiment besoin de la classe moyenne. Elle s’appuie sur ce que Kotkin appelle une nouvelle cléricature, issue des universités, présente dans les médias et aux commandes de l’industrie du divertissement. Ces clercs distillent une idéologie (soutenabilité environnementale, densité urbaine, valorisation de l’amusement), qui serait aux antipodes du rêve américain. La société américaine bifurque. D’un côté, une classe moyenne inférieure qui se rapproche des plus mal lotis. De l’autre, une population favorisée, qui a tout de même besoin de quelques défavorisés pour assurer des services, qui vit sur le modèle de la « ploutonomie ». Toute l’économie dépend des dépenses de quelques très riches. Une illustration simple : des villes comme New York ou San Francisco sont devenues des « produits de luxe », reléguant la classe moyenne ailleurs. L’auteur relève que la classe moyenne s’identifie en partie à droite au Tea Party et en partie à gauche à Occupy Wall Street, tous unis contre le « 1 % » le plus aisé. Afin de s’en sortir, Kotkin plaide pour un renouveau du rêve américain, à l’opposé de bien des tendances actuelles : en finir avec les niches fiscales, accepter l’étalement urbain, investir publiquement dans les infrastructures. Il semble faire confiance aux jeunes générations, dites sacrifiées. Férues d’autonomie et de télétravail, elles pourraient renverser le déclassement américain. Il y a peut-être des exagérations dans l’argumentation, mais bien des données sont assurées, notamment sur la nouvelle géographie. Les inégalités sont plus élevées à Manhattan qu’en Afrique du Sud. Les villes les plus aisées économiquement et les plus allantes idéologiquement en matière de diversité sont de moins en moins diverses…

 

Des minorités devenant majoritaires

Plus optimiste, William H. Frey, démographe à la Brookings Institution, se penche sur les évolutions de la diversité ethnique américaine. Depuis 2011, les naissances de populations « minoritaires » (noires, hispaniques, asiatiques, multiraciales) sont plus nombreuses que les naissances d’enfants blancs. Alors que les minorités représentaient moins de 15 % de la population américaine en 1970, elles deviendraient majoritaires vers 2050. Nourrie par la croissance démographique (solde migratoire, et, surtout, solde naturel positifs), la population des minorités est appelée à augmenter tandis que dès 2030 la population blanche diminuerait. Il s’ensuit de profonds changements encore à venir pour une Amérique véritablement multiraciale (10 % des mariages aujourd’hui, contre 0,5 % en 1960) et globale (car forcément plus ouverte sur le monde). Quand les Etats-Unis n’auront donc plus de minorités (au moins en fonction des classements actuellement établis), tout aura été reconfiguré. Politiquement, la tendance profite déjà aux Démocrates. Les tensions générationnelles, à intensité diverse selon les diverses populations, sont aujourd’hui assez nettes. Les reconfigurations territoriales le sont moins, tant la ségrégation demeure à des niveaux élevés. Frey envisage une répartition plus harmonieuse et une intégration réussie. Il souligne à raison que l’image traditionnelle du territoire américain avec « villes chocolat et banlieues vanille » n’a plus lieu d’être. Si l’optimisme de l’auteur paraît documenté, les évènements récents montrent que tout n’est pas encore rose dans une Amérique plus multicolore.

 

 

 

 

 

 

 

 

Joel Kotkin, The New Class Conflict, Telos, 2014, 215 pages.

 

William H. Frey, Diversity Explosion. How New Racial Demographics are Remaking America, Brookings Institution Press, 2014, 212 pages.

 

« Fiscalisation plutôt que modulation des allocations familiales », Les Cahiers français, n° 385, 2015.

Le serpent de mer de la révision, pour cause d’économie budgétaire, des allocations familiales refait régulièrement surface. Après bien des tergiversations, la décision a été prise à l’automne 2014 de moduler ces prestations en fonction des revenus du ménage. À rebours d’une stricte mise sous condition de ressource, telle qu’elle avait par exemple été établie pendant quelques mois en 1998, toutes les familles avec au moins deux enfants vont continuer à toucher des allocations familiales. Mais au-dessus de certains plafonds de revenus le montant en sera diminué. Concrètement, à partir de juillet 2015, les allocations familiales seront divisées par deux (à 65 euros mensuels environ) à partir de 6 000 euros de revenus mensuels pour un foyer avec deux enfants, et par quatre (à 32 euros environ) à partir de 8 000 euros de revenus. Les seuils seront augmentés de 500 euros par enfant supplémentaire. Un mécanisme de lissage sera mis en place pour les familles gagnant légèrement plus que les seuils. Cette modulation qui pourrait concerner 600 000 ménages (soit environ 10 % des familles) permettrait d’économiser près de un milliard d’euros par an. Renvoyant à d’anciens et puissants débats sur la politique familiale, ses fondements, son contenu, ses performances, l’option de modulation est contestée, en particulier par les Caisses d’Allocations Familiales (CAF). Dans le débat public, les grands mots sont de mise. Certains se félicitent de « justice sociale » et soulignent une transformation nécessaire. D’autres condamnent une atteinte à l’universalité et conspuent un virage des allocations familiales vers de simples allocations sociales.

 

Télécharger (PDF, 132KB)

 

Pour les uns, la décision de moduler les allocations conserverait un caractère universel à ces prestations au cœur de la politique familiale (toutes les familles éligibles aux allocations familiales touchant quelque chose). Pour d’autres, le caractère universel de ces allocations ne serait qu’un mythe dans la mesure où toutes les familles et tous les enfants ne relèvent pas de la même logique. Il en va ainsi des familles avec un seul enfant, qui ne touchent pas cette allocation conçue à partir du deuxième enfant.

 

Avant d’entériner cette modulation, aussi emblématique que controversée, le gouvernement a longuement hésité. Il se demandait s’il fallait taxer les allocations familiales (c’est-à-dire les compter dans le revenu imposable des ménages) ou les plafonner (c’est-à-dire les mettre sous condition de ressources).

 

S’intéresser au débat sur la modulation et/ou la fiscalisation des allocations familiales invite, d’abord, à revenir sur les grands traits de cette prestation particulière. L’introduction d’une modulation constitue un ajustement de la politique familiale à la française et une incontestable transformation de la logique des allocations familiales. La fiscalisation a l’intérêt de pouvoir produire les mêmes rendements d’économie tout en posant des problèmes politiques délicats. Le choix pour la modulation relève bien plus d’une décision dictée par la nécessité budgétaire et le réalisme politique que d’une vision d’ensemble de la politique familiale.

 

Les allocations familiales au cœur de la politique familiale

Les allocations familiales (connues sous le nom d’« allocs ») sont très familières. Elles sont souvent confondues avec les autres prestations familiales, voire avec l’ensemble encore plus large qu’est la politique familiale. Ces allocations représentent environ 13 milliards d’euros (0,6 point de PIB). Elles s’inscrivent dans une action publique française en direction des familles très dense (4 % de PIB au total). La politique familiale comprend, en effet, l’ensemble des prestations familiales (au sein desquelles se trouve cette prestation particulière qu’est l’allocation familiale), des mécanismes fiscaux venant réduire les impôts pour cause de charge d’enfants (c’est le quotient familial), des services et des équipements (des crèches).

 

Les allocations familiales sont une prestation servie à toutes les familles à partir de deux enfants. Versées donc chaque mois à 6 millions de ménages, elles sont dites universelles (au sens où il n’y a pas, jusqu’à aujourd’hui, de condition de revenu), forfaitaires (un même montant pour tous) et progressives en fonction du nombre d’enfants (rien pour un enfant, 130 € pour deux, 290 € pour trois). Déjà, en 1998, elles avaient été placées, sous le gouvernement de Lionel Jospin, dix mois sous conditions de ressource. La mesure avait alors suscité de nombreuses controverses avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision, tout en réduisant les avantages du mécanisme fiscal de quotient familial. Depuis des années qu’il fait débat le thème est assez bien balisé. Un point essentiel est de ne pas traiter des allocations familiales de façon trop isolée, sans prendre en considération les autres pans de la politique familiale.

 

Toutes les enquêtes d’opinion convergent : les Français aiment la famille, leur famille (même si celle-ci s’est beaucoup transformée), la politique familiale. Cette dernière, représentant donc quelque 80 milliards d’euros, est un ensemble sur lequel tout gouvernement se tourne pour tenter de trouver des économies. Le barème des prestations familiales et les tuyauteries du financement de la protection sociale permettent aux experts et aux décideurs toutes les prouesses, avec des répercussions plus ou moins visibles dans la population. S’attaquer frontalement au quotient familial (pour réduire des réductions d’impôts) ou aux prestations (pour en réduire le montant ou la population éligible) a néanmoins un impact immédiatement calculable sur les budgets. D’où un niveau très élevé de sensibilité politique lorsqu’il s’agit du débat sur les allocations familiales et, plus largement, sur les prestations familiales.

 

Aussi les économies directes sur les prestations ont elles été très rares. La tendance sur plusieurs décennies est à la création de nouvelles prestations, à des dépenses qui ont continuellement augmenté même si elles n’ont pas toujours permis de couvrir de la même manière les augmentations du coût de la vie. La politique familiale s’est donc complétée et densifiée. Mais, au centre de cette politiques, les allocations familiales n’ont pas beaucoup évolué depuis leur institutionnalisation en 1945. Leur modulation est incontestablement un changement majeur. Ce n’est en rien un bouleversement de tout l’édifice de la politique familiale (qui a connu d’autres introductions de conditions de ressources) mais pour les allocations familiales elles-mêmes c’est une transformation historique.

 

Une modulation quadruplement problématique

La discussion autour de la modulation des allocations familiales s’étend, d’abord, autour de grands principes. Des défenseurs de l’universalité soutiennent une prestation qui ne l’est pas vraiment (puisque si l’unité de compte est l’enfant, tous ne sont pas pris en compte). Sur le plan des principes et de la philosophie politique, on peut ainsi longuement gloser sur la modulation. Avec elle, toutes les familles toucheraient donc quelque chose, les plus favorisés un peu moins. Les Anglais – qui ont mis, eux, en 2012 leurs allocations familiales sous un sévère plafond de ressource – baptisent cette orientation « l’universalisme ciblé ». C’est bien autour du ciblage que la problématique de la modulation se pose.

 

Les options de modulation et de mise sous condition de ressource visent à recentrer les allocations familiales sur ceux qui en auraient le plus besoin. Ce recentrage sur les plus modestes pose, d’abord, le problème de la définition des seuils à prendre en considération. Les plafonds des conditions de ressources, pour d’autres prestations que les allocations familiales, sont variés. La très grande majorité des familles avec un nouveau né peuvent bénéficier de la prime de naissance contenue dans la Prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE), prestation qui soit-dit en passant voit certaines de ses composantes modulées. En revanche, les plafonds de ressource de minima sociaux comme le RSA ou de dispositifs comme la CMU en limitent l’attribution à une partie restreinte, mais très défavorisée, de la population. D’un côté le ciblage peut concerner 90 % de la population, de l’autre 10 %. Dit, de manière inversée, d’un côté 10 % des personnes sont exclues du dispositif ; de l’autre plus de 90 %… Pour la modulation des allocations familiales il a été choisi un ciblage très large, excluant du dispositif ancien 10 % des familles, mais le seuil aurait pu être très différent, réservant par exemple les allocations familiales aux 10 % des familles les plus démunies. L’économie aurait été bien plus conséquente (près de 10 milliards d’euros) mais la révision bien plus profonde et l’opposition plus conséquente encore. Reste que quelque soit le seuil choisi, quatre effets pervers se font jour.

 

Le premier porte sur la technique même du ciblage, le second sur ses bénéficiaires, le troisième sur une gestion nécessairement plus bureaucratique et le quatrième retentit sur toute l’architecture de la protection sociale.

 

  • Effet de seuil – Parce que techniquement les mesures de ciblage appellent des délimitations, elles passent par l’établissement de seuils de ressource. Des personnes en situation tout à fait similaires ne peuvent bénéficier de la même prestation car les ressources dont elles disposent, pour certaines tout juste au-dessus du seuil pour les autres tout juste en dessous, les séparent. Dans des situations très similaires certaines bénéficient d’une aide, d’autres non. Etablis au nom de l’équité ces seuils peuvent fonctionner comme de véritables couperets qu’on peut dire inéquitables.
  • Effet de marquage – Le ciblage, car il désigne des cibles, passe par un préalable de caractérisation négative de ses cibles. Ainsi marquées ces populations sont renvoyées à leurs particularités par des politiques publiques qui cherchent précisément à atténuer ou faire disparaître ces particularités. Un ciblage sur les pauvres produit des prestations pauvrement soutenues.
  • Effet de bureaucratie – Lorsqu’il y a seuil de ressources, il y a contrôle des ressources. Il faut des moyens pour assurer un traitement au juste droit en fonction des situations. Or celles-ci se sont complexifiées. Il en va par exemple ainsi du cas des résidences alternées des enfants. Depuis quelques années, il est possible de partager les allocations familiales entre les deux foyers d’alternance. En cas de modulation des prestations en fonction des ressources, quelles ressources prendre en compte ? Rien n’est simple. Au-delà de ces cas particuliers, ce sont toutes les évolutions familiales qu’il faut suivre finement dans les systèmes d’information. Et les CAF le rappellent en signalant que pour gérer l’introduction de la modulation, et des formes de lissage qui l’accompagnent, il faudrait embaucher environ 500 personnes supplémentaires.
  • Effet de délitement – Le ciblage des prestations sociales porte en lui un risque de dualisation de la protection sociale. Réservant l’accès de certaines prestations à des catégories particulières, le ciblage peut produire une fracture entre les bénéficiaires des prestations et ceux qui les financent. Ces derniers peuvent rationnellement souhaiter que les prestations dont ils ne peuvent bénéficier mais pour lesquelles ils contribuent soient plus limitées. Il est dès lors probable que les dépenses pour les pauvres iraient diminuant, soit en se retreignant globalement soit se limitant à des catégories de pauvres de plus en plus restreintes, car les programmes très sélectifs sont dévalorisés, non soutenus politiquement.

 

Ce dernier effet pervers est le plus préoccupant. La systématisation du ciblage pourrait aboutir à l’effondrement d’une protection sociale seulement restreinte à une population marginale. La modulation, bien plus astucieuse que la mise sèche sous condition de ressource, présente le même défaut. Des gens (en l’espèce, leurs entreprises) cotisent, et ils ne touchent pas ou touchent moins. Ceux qui cotisent le plus, touchent le moins. Les associations familiales, qui ne s’en privent pas, ont raison de faire le parallèle avec la branche maladie. Trouverait-on normal que les « riches » malades ne soient pas remboursés ou soient moins bien remboursés de leurs frais de santé ? Probablement pas.

 

En un mot, la modulation des allocations familiales est certainement préférable à leur mise sous condition de ressource intégrale. Elle présente toutefois, dans l’architecture générale d’un système qui repose sur des cotisations, des risques importants.

 

Une fiscalisation simple mais triplement coûteuse politiquement

Une toute autre option de réforme, au sujet de laquelle le gouvernement hésitait, tient dans la fiscalisation des allocations familiales. Celles-ci ne sont pas aujourd’hui intégrées au revenu imposable des ménages. Elles n’entrent pas dans le calcul de l’impôt sur le revenu. Faire basculer ces prestations dans l’assiette des revenus imposables présente un avantage considérable sur la modulation : l’exercice est techniquement extrêmement simple. Il ne nécessite pas de personnels supplémentaires. Tout peut s’établir automatiquement par croisement des fichiers. Une telle mesure rapporterait, grosso modo, autant que la modulation telle qu’elle a été établie (avec ses seuils à 6 000 et 8 000 euros). En un mot, la fiscalisation aurait les vertus de l’efficacité et de la simplicité. Elle présente cependant trois principaux défauts. Le premier porte sur le niveau des prélèvements obligatoires, le second sur un nombre important de familles devenant imposables. La conjugaison de ces deux défauts en entraîne un troisième : l’augmentation du mécontentement.

 

  • Effet d’augmentation des prélèvements obligatoires – Le fait d’intégrer le montant des allocations familiales dans le revenu imposable a pour conséquence immédiate d’augmenter ce revenu et, partant, le montant total de l’impôt. Il s’ensuit une croissance du taux global des prélèvements obligatoires rapportés au PIB. Or le gouvernement, entre autres soucieux d’engagements européens en la matière, s’est engagé à ne pas faire croître la pression fiscale. Et ceci surtout à un moment où cette pression est déjà considérée, même par certains membres du gouvernement, comme très élevée.
  • Effet d’augmentation du nombre de ménages imposables – Le deuxième effet pervers de la fiscalisation des allocations familiales est de voir un grand nombre de ménages qui n’étaient pas redevables de l’impôt sur le revenu, avec des ressources inférieures au seuil d’imposition, le devenir. Prosaïquement, un certain nombre de familles qui ne payaient pas d’impôts sur le revenu deviendraient imposables. Certains points de vue seraient favorables à une telle évolution, celle de l’élargissement de la population imposable. D’autres points de vue, et c’est ce qui a été retenu par le gouvernement, estiment qu’il faut limiter la pression fiscale sur les ménages modestes.
  • Effet d’augmentation du mécontentement – Combinaison des deux effets précédents, le risque politique important, avec la fiscalisation, est celui d’une probable augmentation du mécontentement. Avec la modulation des allocations familiales, ce sont 10 % des familles qui sont perdantes, mais avec la fiscalisation ce serait une partie bien plus importante des familles qui serait concernée, certes pour des sommes moins élevées mais avec des effets politiques négatifs répandus sur un nombre bien plus conséquent de ménages.

 

À ce simple jeu de décompte des inconvénients, la fiscalisation des allocations familiales apparaîtrait préférable. C’est pourtant l’option de modulation qui a été choisie.

 

Une opinion publique qui a décidé

Comment décider entre deux mesures à rendement financier comparable (en fonction des critères choisis pour la modulation) et à conséquences politiques compliquées ? Il semble que l’écoute de l’opinion publique ait largement compté. En témoigne notamment le communiqué du Gouvernement du 28 octobre 2014, présentant la décision de modulation, sous le titre « Modulation des allocations familiales : une mesure de justice soutenue par 77 % des Français »[1]. Le communiqué faisait référence à une enquête Opinion Way du début du mois d’octobre. 77 % des répondants préféraient en effet « en les modulant selon les revenus de la famille » à « à toutes les familles de manière identique, sans conditions de revenu » pour répondre à la question « Selon vous, les allocations familiales doivent-elles être versées… ? ».

 

En réalité ce sondage ponctuel ne fait que confirmer ce que les sondages barométriques rapportent depuis des années, voire des décennies. Les Français préfèrent les conditions de ressource à la fiscalisation.

 

L’enquête du CREDOC sur les conditions de vie et les aspirations des Français permet de suivre dans le temps certaines opinions et aspirations à l’égard des politiques sociales, des politiques familiales en particulier. De 1992 à 2005, dans cinq vagues de son enquête, le CREDOC a demandé aux Français s’ils étaient ou non d’accord avec l’affirmation suivante « Il faut supprimer les prestations familiales pour les foyers ayant les plus hauts revenus ». Sans variation sur cette longue période, environ 70 % des répondants se déclaraient favorables à la mise sous condition de ressource. Une nouvelle question a été introduite en 2009 et réitérée en 2012. Les personnes sont interrogées sur trois options pour aider les familles : donner une somme plus importante pour les enfants des familles les plus démunies, donner une somme correspondant à ce que coûte réellement chaque enfant à sa famille, donner la même somme pour chaque enfant quels que soient les revenus de la famille. C’est l’option de ciblage sur les plus démunis qui emporte largement le plus de suffrages (52 % en 2012), devant l’idée de défrayer les familles en fonction de ce que coûte réellement chaque enfant (28 % en 2012) et l’idée d’une somme identique pour chaque enfant (19 %).

 

Si les Français et parmi eux d’ailleurs les allocataires des CAF sont majoritairement favorables à l’idée de supprimer les prestations familiales aux foyers disposant des plus hauts revenus, ils ne sont pas favorables à l’idée de rendre les prestations familiales imposables. Les opinions sur ce sujet n’ont guère varié en un quart de siècle. Certes, le pourcentage d’individus favorables à l’imposition des prestations a gagné 11 points dans la période,. Mais le nombre d’opposants reste toujours très élevé, approchant les trois quarts de la population.

 

1988 1989 1995 2005 2012
. Plutôt favorable 18 14 21 25  

27

. Plutôt défavorable 80 85 78 73  

71

. Ne sait pas 2 1 1 2 2
Total 100 100 100 100 100

Source : CREDOC

 

Dans le débat sur la fiscalisation ou la modulation des allocations familiales, la donnée de base est qu’il faut choisir. Entre deux maux, si l’on estime qu’il y a bien là des biens, celui de la fiscalisation semble le moins problématique. Mais ce n’est pas le cas aux yeux, importants, de l’opinion.

 

Le sujet capital n’est peut-être pas dans ces ajustements des allocations familiales, mais dans la révision d’ensemble de la politique familiale. Celle-ci, dans toute sa consistance, semble ancrée dans de vieux débats qui, au fond, la minent. Revenir en permanence sur de vieilles oppositions entre redistribution horizontale (compenser les charges des familles) et redistribution verticale (lutter contre la pauvreté) a son intérêt. Mais c’est masquer l’évolution des objectifs essentiels d’une politique familiale.

 

On évalue souvent son efficacité à l’aune d’un indicateur classique comme le taux de fécondité. Or, l’objectif de la politique familiale pourrait ne plus être d’encourager les naissances mais de faire bien vivre les enfants et de faire bien vivre les parents. Cette politique devrait notamment permettre de mieux lutter contre la pauvreté des enfants. De ce point de vue, avec un taux de pauvreté des moins de 18 ans de 20 %, (un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté) on ne peut pas dire que la politique familiale en France soit si performante. Par ailleurs, le lien entre le niveau de dépense de la politique familiale et le taux de fécondité n’est pas bien établi. Certes des pays comme le Japon ou la Corée qui dépensent peu pour les familles ont un taux de fécondité très faible et à l’inverse un pays comme la France qui dépense beaucoup à un taux de fécondité beaucoup plus élevé. Mais on constate aussi qu’un pays comme les États-Unis qui n’a jamais eu une politique familiale très développée avait jusqu’à ces toutes dernières années un taux de fécondité aussi élevé que la France. La fécondité française ne saurait s’expliquer uniquement par l’orientation et le niveau des dépenses de la politique familiale. Cette célébration coutumière du lien entre ces deux éléments permet seulement de justifier que l’on ne change pas grand-chose. Ou que l’on s’écharpe sur l’évolution des critères et paramètres, sans remise en question frontale des visées. Il est vrai que l’enjeu concret est de savoir, pour les politiques, quels seront les perdants de toute nouvelle option. Pour paraphraser une formule célèbre, il apparaît maintenant que gouverner c’est choisir des perdants. Le débat fiscalisation/modulation des allocations familiales en témoignent exactement.

 

 

Pour en savoir plus

Damon J. (2007), Les politiques familiales, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».

Damon J. (2008), « La mise sous condition de ressources des allocations familiales : une discrimination vraiment positive ? », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 2.

Damon J. (2012), « Les politiques familiales : y a-t-il une spécificité française ? », Les Cahiers français, n° 371.

 

 

 

[1]. Voir www.gouvernement.fr

« Protection sociale : à vous de jouer ! », Actualités sociales hebdomadaires, n° 2885, 28 novembre 2014

L’École Nationale Supérieure de Sécurité Sociale (EN3S) propose sur son site Internet (www.en3s.fr/quiz) un jeu en ligne sur le thème de la protection sociale. Parmi les grandes écoles françaises de service public, l’En3s se destine à la formation des dirigeants de la protection sociale. Inventive, elle cherche à mieux faire connaître la protection sociale, le niveau de culture générale en la matière étant, de fait, plutôt faible.

 

De quoi s’agit-il avec son quiz ? Un questionnaire en ligne permet à tout un chacun (expert, travailleur social, mais surtout quidam, étudiant, actif, retraité) de tester son niveau de connaissance sur la protection sociale. On y trouve des questions pratiques (à partir de quel âge peut-on avoir une carte Vitale ? Les étudiants ont-ils droit à des aides aux logements). On y trouve des questions plus spécialisées (qui est le fondateur de la Sécurité sociale ?). On y trouve aussi des questions plus générales (quelle est l’ampleur des dépenses de protection sociale ? Combien y-a-t-il de risques de Sécurité sociale ?). Les réponses sont corrigées avec explications détaillées immédiatement le choix opéré par l’Internaute. Rappelons que les risques de Sécurité sociale, sont, en théorie, quatre. Historiquement ce sont les accidents du travail, la maladie, la retraite et la branche famille. Mais si on dépasse la seule Sécurité sociale, nous avons généralement une nomenclature en huit postes, avec, notamment, le chômage et le logement. Sur l’ampleur des dépenses de protection sociale, nous étions en France en 2011 à plus de 650 milliards d’euros. Ce qui représente un tiers du PIB et nous place en tête des pays dans le monde. Il est assurément fondamental que nous (contribuables, élus, assurés sociaux, professionnels du secteur) connaissions mieux ce à quoi est affecté ce tiers du PIB.

 

Et une initiative comme ce quiz, sous un format plutôt ludique, est tout à fait pédagogique. Elle a eu une première incarnation dans des jeux réels, de forme jeu de l’oie ou Trivial Pursuit (une sorte donc de « Protection Sociale Pursuit »). Testée auprès de collégiens et lycéens, l’idée a rencontré un franc succès. Le jeu en ligne permet à tout un chacun de vérifier l’état de ses connaissances ou méconnaissances, de se classer, de progresser. C’est une idée peu coûteuse à haut rendement potentiel d’information. Davantage, probablement, que des campagnes de communication souvent très abstraite.

 

Le caustique et le réaliste critiqueront l’initiative comme un gadget. Bien entendu, une telle démarche est moins importante, moins cruciale, que des outils de maîtrise des dépenses de santé, ou des réformes des systèmes de retraite ou de politique familiale. Mais on ne peut pas tout faire d’un coup. Avant les réformes, et pour les réformes, il est très utile de savoir ce que sont la CSG, un PLFSS, une URSSAF, l’APA ou le RSA. La jungle des sigles sera ainsi explicitée et mise en perspective. Ceci afin de se faire une idée plus fondée. Il y a une dimension érudite, pour savoir par exemple que le père fondateur de la Sécurité sociale s’appelle Pierre Laroque. Il y a une dimension très pratique, pour savoir que c’est à partir de 16 ans que l’on peut bénéficier d’une carte personnelle de Sécurité sociale. C’est également à partir de cet âge que l’on peut déclarer un médecin traitant. En un mot, une telle initiative ne révolutionnera pas une Institution, qui a assurément besoin de réformes. Mais elle autorise tout le monde à mieux la connaître.

 

Afin de donner un peu l’envie de jouer, qui serait capable de ne faire aucune erreur en cherchant la réponse à des questions comme « Quel est le véritable taux, sur une fiche de paye, du ‘1 % logement’ ? », « De quand date la création des trois Caisses nationales du régime général (CNAF, CNAMTS, CNAVTS) ? », « Quel est l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (ONDAM) pour 2015 ? ». Naturellement le lecteur des ASH a un bon journal pour maîtriser dates, droits et données… Et après son Quiz, s’il le veut, il pourra proposer de nouvelles questions.

Entretien avec Michael Sandel, “L’argent peut-il tout acheter ?”, Le Point, 29 septembre 2014

Économie de marché vs société de marché

 

Éminent philosophe enseignant à Harvard, Michael Sandel livre le tableau critique d’un monde où tout progressivement prend un prix, au risque de pervertir ce qui est vraiment valable. Les marchés et les valeurs du marché en sont venus à gouverner nos vies comme jamais auparavant. La marchandisation intégrale de la vie sociale transforme les fondamentaux de la générosité, de l’amitié ou de la citoyenneté. Critique des libertariens et des libertaires, Sandel se félicite de vivre dans une économie de marché (gage d’efficacité). Il se défie d’une société de marché. Captivant par sa capacité à capter l’air du temps (moins marchandisé, pour le moment, en France qu’aux Etats-Unis), Sandel met le doigt sur un ensemble de vastes problèmes quant à la place du marché dans une société qui se veut démocratique et juste. Un ouvrage majeur, très opportunément traduit, sur les relations entre morale et économie.

 

Vous soulignez que tout aujourd’hui peut être vendu et acheté. Quels sont les exemples les plus frappants ?

 

Aujourd’hui, en effet, il n’y a pas grand-chose que l’argent ne pourrait permettre d’acheter. À Santa Barbara, en Californie, quelqu’un condamné à de la prison peut s’offrir une cellule plus confortable que les autres. L’Inde et quelques autres pays ont légalisé le système des mères porteuses afin de fournir une certaine forme d’emploi à des femmes pauvres. Des couples étrangers riches peuvent, de la sorte, embaucher ces femmes afin de porter leur grossesse et donner naissance à leur enfant. Dans de nombreux pays, nous observons la croissance du nombre d’écoles, de prisons et d’hôpitaux à but lucratif. Toujours dans cet ordre d’idées, de nombreux pays recrutent des forces militaires privées afin de combattre dans leurs guerres. Durant les conflits impliquant directement les Etats-Unis, en Iraq et en Afghanistan, on comptait, sur le terrain, davantage de troupes privées que de forces de l’armée américaine.

 

Vous insistez sur le sujet des coupe-files et de ce que vous appeler le « business de l’attente pour autrui ». Vous écrivez également que le « salon panoramique » est un « modèle social problématique ». Qu’entendez-vous exactement par là ? Et qu’est-ce qui est vraiment critiquable ?

 

Dans des aspects de plus en plus nombreux de la vie il devient possible de payer pour ne pas faire la queue. Dans de nombreux parcs d’attraction, par exemple, il est possible d’éviter de faire longuement la queue dans des files d’attente pour des attractions populaires en payant un extra, en achetant un ticket VIP qui vous autorise à embarquer et vous amuser sans attendre. Quelque chose de similaire se produit dans de nombreux pays quand un nouveau produit est mis sur le marché, comme un iPhone de Apple. De longues queues se forment, mais certaines personnes en recrutent d’autres afin d’attendre à leur place. Quelque chose de similaire se repère aussi à Washington, au Congrès, où un certain nombre de places sont ouvertes au public pour écouter les débats. Le principe d’attribution de ces places est premier arrivé, premier servi. Mais ceux qui ne veulent pas attendre dans de longues files paient des gens qui vont attendre pour eux et garder la place. Dans certains hôpitaux de Pékin, de longues files d’attente se forment pour accéder aux médecins. Des tickets de consultation sont vendus tous les matins. Certaines personnes passent des journées entières dans ce type de queue pour voir un docteur. Quelques entrepreneurs engagent des individus pour attendre dans la queue, ils achètent aussi des tickets de consultation et vendent le rendez-vous au plus offrant.

 

Une objection à ces pratiques est qu’elles privent les pauvres de l’accès à des biens et services importants comme les soins de santé dans l’exemple de l’hôpital de Pékin. Une autre objection tient effectivement du fait qu’une partie de la population ne saurait vivre dans des salons panoramiques au-dessus des autres. La métaphore du salon panoramique provient du monde des stades où, de plus en plus, les spectateurs aisés se rassemblent dans des espaces luxueux spécialisés, bien séparés du reste de la foule. Cette tendance à la ségrégation par le haut se repère plus généralement dans la vie sociale. Avec des inégalités croissantes, la marchandisation de la vie quotidienne conduit maintenant à la divergence des modes de vie. Avec ces salons panoramiques, mais en réalité partout dans la vie, les gens issus de classes et d’origines sociales différentes se rencontrent rarement. Nous vivons et travaillons, faisons nos courses et consommons des loisirs, à des endroits différents. Nos enfants vont dans des écoles différentes. Ce manque et cet effritement d’institutions et d’espaces publics permettant, concrètement, de la mixité sociale, sont corrosifs pour la solidarité sociale autant que pour les bases partagées d’une véritable citoyenneté démocratique.

 

Toutes les incitations monétaires sont-elles pour autant condamnables ?

 

Non. Tout dépend de ce à quoi les incitations sont destinées. Considérons les emplois rémunérés. L’argent est, en l’espèce, une incitation à bien réaliser son travail. L’argent ne corrompt pas nécessairement. Mais c’est le cas si l’on considère les expériences récentes consistant à payer des enseignants en fonction des résultats de leurs élèves à certains tests et examens. De nombreux professeurs estiment ces incitations inutiles et avilissantes. On peut aussi prendre l’exemple des récompenses financières pour les élèves qui ont de bonnes notes aux examens ou qui lisent un certain nombre de livres. De telles incitations peuvent pervertir voire même annuler le bien intrinsèque qu’il y a au seul fait d’apprendre.

 

Nous savons ce qu’est une économie de marché. Vous nous appelez à nous défier d’une « société de marché ». Qu’est-ce donc ?

 

Une économie de marché est un instrument. Un instrument valable et efficace pour organiser les activités productives. Une société de marché est un endroit où absolument tout est à vendre. C’est aussi un mode de vie dans lequel les valeurs et modes de pensée du marché envahissent absolument tous les aspects de la vie : vie personnelle et relations familiales, santé et éducation, activités professionnelles, la politique, la loi, la vie civique. C’est cette extension du marché qui m’inquiète.

 

Quelles sont ces « limites morales » du marché dont vous parlez ?

 

Dans Ce que l’argent ne saurait acheter, je propose deux genres de limites. L’une relève de la coercition. Dans des conditions d’inégalités élevées, les supposés « libres choix » des gens ne sauraient être toujours volontaires. Ils sont plutôt contraints par la pauvreté ou par des circonstances désespérées. La deuxième limite relève des effets corrosifs ou dégradants que peuvent avoir, sur certains biens, les évaluations et échanges à des prix de marché. Illustrons ces deux arguments. Autoriser un marché global et libre des reins, pour des transplantations, pourrait conduire, voire contraindre les pauvres à vendre leurs reins aux riches. C’est l’objection de coercition. Mais au-dessus de l’objection de coercition, se trouve aussi une question de corruption. Est-ce qu’un marché libre des reins nous conduirait à voir nos corps comme une collection de pièces de rechange ? Ou, pour prendre le cas de la prostitution, est-ce que vendre du sexe viole la dignité humaine de ceux qui vendent leur corps ?

 

Vos analyses s’appliquent-elles à tous les pays ? Et en particulier à la France ?

 

Les mécanismes de marché ne peuvent, par eux-mêmes, définir le juste et le bien commun. Nous avons besoin d’un débat pour décider dans quelles circonstances le marché sert le bien public, et dans quelles circonstances il ne saurait être présent. Toutes les sociétés qui passent par des mécanismes de marché ont besoin d’avoir un tel débat. Les excès de la pensée de type marché sont moins prononcés en France que dans d’autres pays comme les Etats-Unis. Mais je crois que partout le débat sur le rôle et les limites du marché est essentiel à la démocratie.

 

Que faut-il faire ? Et qu’est-ce qui peut vraiment être fait ?

Nous avons besoin d’un débat public plus robuste sur le plan moral. Nous devons en finir avec cette tendance à débattre des questions économiques comme si elles n’étaient que des questions managériales ou technocratiques. Il n’est en rien aisé d’apporter des arguments normatifs substantiels en ce qui concerne les questions économiques. Cela demande que nous développions une habitude civique de raisonnement collectif, en public, au sujet des questions éthiques contestées. Si c’est compliqué, c’est pourtant bien la seule voie pour laisser le marché à sa propre place. C’est aussi le seul moyen de relancer le débat public et la citoyenneté démocratique.

 

QUELQUES EXTRAITS

Acheter un discours de mariage

 

« Supposez que, le jour de vos noces, votre garçon d’honneur prononce un toast si émouvant et réconfortant que ses propos vous fassent venir les larmes aux yeux. Si vous appreniez ensuite qu’il n’a pas écrit ce texte lui-même, mais l’a acheté sur Internet, cela vous dérangerait-il ? Son toast vous toucherait-il moins qu’il ne l’avait fait dans un premier temps, avant que vous découvriez qu’il a été concocté par un professionnel rémunéré ? Oui, ce toast de mariage acheté a moins de valeur qu’un toast authentique, répondrions-nous selon toute vraisemblance pour la plupart.

On pourrait objecter que les présidents et les Premiers ministres font couramment appel à des prête-plumes sans que personne ne le leur reproche. Mais un toast de mariage n’est pas un discours sur l’état de l’Union : c’est un témoignage d’amitié et, même si un toast acheté pouvait « marcher » au sens où il produirait l’effet désiré, cet effet risquerait de reposer en partie sur une tromperie. Voici un excellent test : si, angoissé par la perspective de prendre la parole lors du mariage de votre meilleur ami, vous achetiez en ligne un chef-d’œuvre débordant de sentimentalité, le révéleriez-vous ou tenteriez-vous de le dissimuler ? Si l’effet produit par un toast acheté dépend de la dissimulation de sa provenance, il y a de bonnes raisons de soupçonner qu’un toast de ce genre n’est qu’une version corrompue de la réalité à laquelle il se substitue.

Les excuses et les toasts de mariage sont des biens achetables, en un sens ; mais l’achat ou la vente de tels biens modifie leur caractère au point de diminuer leur valeur. »

L’ère du triomphalisme du marché

« Les années qui ont débouché sur la crise financière de 2008 furent l’âge d’or de la confiance grisante dans le marché et de la dérégulation qu’elle a entraînée – on pourrait les qualifier d’ère du triomphalisme du marché. Cette ère a commencé au début des années 1980, décennie où Ronald Reagan et Margaret Thatcher se sont dits certains que le marché, et non les États, était la clé de la prospérité et de la liberté ; puis ce mouvement s’est poursuivi dans les années 1990, période où s’est épanoui le libéralisme favorable au marché de Bill Clinton et de Tony Blair, lesquels ont en même temps tempéré et consolidé la conviction que le bien public repose surtout sur le marché.

À l’heure actuelle, cette confiance est battue en brèche. L’ère du triomphalisme mercantile s’est achevée. La crise financière a fait plus qu’amener à douter de l’aptitude du marché à répartir efficacement les risques: on s’accorde en outre à reconnaître depuis que celui-ci s’est tellement détaché de la morale qu’il est devenu indispensable de l’en rapprocher à nouveau d’une manière ou d’une autre. Mais, ce qui n’est pas évident, c’est ce qu’il faudrait entendre par là, ou comment il conviendrait de procéder.

Pour certains, un même défaut moral était au cœur du triomphalisme du marché : la cupidité, qui poussa à prendre des risques inconsidérés. Dans cette optique, la solution consisterait à juguler ce travers en exigeant que les banquiers et les décideurs de Wall Street fassent preuve de davantage d’intégrité et de responsabilité et en promulguant des réglementations assez intelligentes pour prévenir la répétition d’une crise similaire.

C’est un diagnostic partiel, au mieux, car, même si la cupidité a indéniablement concouru à déclencher la crise financière, quelque chose de plus important est en jeu. Le plus funeste de tous les changements propres aux trois dernières décennies n’a pas résidé dans cette avidité accrue : il tient à ce que le marché et les valeurs marchandes ont envahi des sphères de la vie où ils n’ont pas leur place.

(…) L’immixtion du marché, et des raisonnements qu’il induit, dans les aspects de la vie traditionnellement régis par des normes non marchandes est l’une des évolutions les plus significatives de notre temps. »

L’immigration achetée

« Lorsque Gary Becker écrivait vers le milieu des années 1970 que tous nos actes sont explicables pour peu que l’on suppose que nous mettons en balance des coûts et des bénéfices, il faisait allusion à des « prix virtuels » – à des prix imaginaires, c’est-à-dire implicites aux alternatives devant lesquelles nous sommes placés et aux choix que nous faisons. Quand quelqu’un décide de rester marié plutôt que de divorcer, en particulier, aucun prix n’est affiché, mais l’intéressé ne réfléchit pas moins au prix implicite d’une séparation – à ses coûts financier et affectif – puis décide que le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Ce même Becker a fait une étonnante proposition calquée sur ce modèle : pour que le tumultueux débat afférent à la politique d’immigration américaine reçoive une solution marchande, il a recommandé que, abandonnant leur système si complexe de quotas, d’attribution de points, de préférences familiales et de listes d’attente, les États-Unis se contentent de vendre le droit d’immigrer ; compte tenu de la demande, il estime que le prix d’admission devrait être de 50 000 dollars, ou peut-être plus élevé encore.

Les immigrants qui consentiraient à payer une grosse taxe d’entrée, raisonne-t-il, présenteraient automatiquement les caractéristiques désirables : ayant toutes chances d’être jeunes, qualifiés, ambitieux et travailleurs, ils ne seraient pas susceptibles de percevoir des allocations sociales ni des indemnités de chômage. Quand Becker proposa le premier en 1987 de vendre le droit d’immigrer, cette trouvaille parut farfelue à beaucoup de chercheurs sans déplaire pour autant aux économistes traditionnels – ils considérèrent au contraire que c’était une manière intelligente, voire évidente, de faire en sorte que les raisonnements marchands portent sur une question beaucoup plus épineuse encore : à savoir, comment décider quels immigrants doivent être admis et lesquels il convient de rejeter.

Julian L. Simon, économiste lui aussi, a conçu un plan voisin à peu près à la même époque : il a préconisé à la fois qu’un quota annuel d’immigrants admissibles soit fixé et que chaque admission soit mise aux enchères pour être vendue au plus offrant jusqu’à ce que le quota total soit rempli.

Cette idée de vendre le droit d’immigrer a eu beau choquer certains Américains, l’essentiel de la proposition Becker-Simon n’a pas tardé à avoir force de loi : le Congrès a décrété dès 1990 (époque, il convient de le rappeler, où la confiance dans le marché allait croissant) que les étrangers qui investiraient 500 000 dollars aux États-Unis pourraient y immigrer avec leur famille et y séjourner pendant deux ans avant de recevoir une carte verte permanente si leur investissement avait créé dix emplois au moins – cette disposition permettant d’échanger des espèces contre une carte verte fut le summum de l’évitement de queue: une véritable voie rapide vers la citoyenneté ! »

Amendes vs frais

« Quelle différence y a-t-il entre une amende et des frais ? On ne saurait trop méditer sur ce distinguo. Les amendes expriment une désapprobation morale, tandis que les frais sont de simples prix n’impliquant aucun jugement moral. Infliger une amende pour abandon de détritus dans des lieux publics revient à dire que l’on a tort de laisser des déchets n’importe où : jeter une canette de bière au fond du Grand Canyon contraint non seulement à procéder à un coûteux nettoyage, mais dénote aussi une mauvaise attitude que nos sociétés réprouvent. Supposons que l’amende soit de 100 dollars et que, décidant que la commodité de ne pas avoir à transporter ses emballages vides à l’autre bout du parc vaut bien ce prix, un randonneur fortuné qui confondrait amende et frais lance sa canette dans le Grand Canyon : même s’il paie rubis sur l’ongle, nous estimerons qu’il a mal agi. En traitant le Grand Canyon comme une poubelle de luxe, il n’aura pas apprécié ce site à sa juste valeur.

Ou pensons aux places de stationnement réservées aux handicapés physiques. Imaginons qu’un entrepreneur valide très affairé veuille se garer à proximité du chantier qu’il tient à visiter : pour jouir de la commodité de ranger sa voiture sur une place destinée aux handicapés, il sera prêt à payer l’amende passablement salée qu’il encourra en occupant indûment un emplacement de ce type – il se dira que ces genres de frais sont inhérents à l’exercice de son métier. Même s’il payait l’amende due, ne considérerions-nous pas qu’il aurait mal agi ? En faisant comme si cette amende n’était rien de plus que le coût d’une place de stationnement particulièrement onéreuse, il ne comprendrait pas sa signification morale : en confondant pénalité et frais, il ne respecterait ni les besoins des handicapés physiques ni le désir de la communauté qui aurait répondu à leurs attentes en leur attribuant quelques places de stationnement. »

 

 

 

 

 

 

 

 

“La simplification : ardente obligation, perspective possible”, Actualités sociales hebdomadaires, n° 2876, 26 septembre 2014

La simplification : ardente obligation, perspective possible

 

Julien Damon

Professeur associé à Sciences Po

 

Après la planification puis l’évaluation c’est au tour de la simplification d’être érigée au rang d’ardente obligation des politiques. Il est de bon ton de fustiger la complexité, en particulier dans les domaines des politiques sociales (l’usine à gaz infernale) et des politiques territoriales (le mille-feuille irréformable). Un temps l’idée, face à la complexité, résidait dans la coordination et le partenariat. Maintenant, le principe, qui devrait être incarné par un choc (au niveau gouvernemental), relève de la simplification. Mais c’est loin d’être simple. On peut, à ce titre, amener une sorte de maxime d’action publique – qui ne vaut pas encore adage juridique, mais presque – : il est simple de compliquer autant qu’il est compliqué de simplifier.

 

Il n’y a pas nécessairement grande nouveauté au thème de la simplicité, mais l’intensité de la complexité devient particulièrement problématique. À trois échelles. Tout d’abord, la cohérence globale du système de protection sociale échappe à l’entendement nécessaire. L’aide et l’action sociales qui étaient appelées à disparaître avec le grand projet de Sécurité sociale, se sont étendues et ramifiées, même au sein de la Sécurité sociale. Face à des mouvements, incessants, les spécialistes n’ont plus vraiment de vue d’ensemble. Ce brouillage doctrinal, au fond, n’est pas forcément embarrassant. Plus graves sont les embarras concrets des opérateurs (caisses de Sécurité sociale et collectivités territoriales aux premiers rangs). Les politiques sociales sont quotidiennement modifiées par une révision permanente de leurs paramètres, ce qui se traduit, de plus en plus délicatement, dans les systèmes d’information et dans les tensions sur les prestations, les financements, les droits des individus et des ménages. Mais plus grave encore, l’incompréhension et les critiques des destinataires de ces politiques sociales (nous tous) s’accentuent. Les usagers ne comprennent pas leurs droits que ne savent pas leur expliquer des techniciens ou conseillers dépassés par la complexité. La simplification s’impose donc à la fois pour dépasser les impasses doctrinales, les défaillances gestionnaires, les tracas individuels. Au fond, deux légitimités fondent la simplification : une légitimité économique (pour faire mieux, avec sinon moins, du moins probablement pas plus) ; une légitimité démocratique (pour assurer lisibilité, visibilité et efficacité des politiques sociales).

 

Qu’est-il donc possible de faire en matière de simplification des politiques sociales ? Là aussi, trois échelles se distinguent : les prestations, l’organisation, la gestion. Sur le premier plan, celui des prestations, services et équipements qui font la protection sociale, tout est, d’abord, dans la réglementation. Celle-ci connaît des raffinements toujours plus élaborés : modulations des montants et des tarifs ; diversification des cibles ; innovations incessantes (avec un désir politique de toujours inventer une mesurette magique). Il y a assez peu à espérer d’une simplification là où de toutes les manières il s’agit d’une horlogerie qui sera toujours plus subtile. Sur le plan des organisations, en revanche, il y a plus de grains à moudre dans le moulin simplificateur. Il ne sert à rien, si l’on veut simplifier, de chercher à mieux coordonner. Simplifier passe par, comme on dirait dans le secteur privé, des fusions/acquisitions. La perspective est aussi ardue que le chemin car il s’agit d’une refonte des responsabilités et des compétences. Le grand soir comme l’aube éclatante ne sont certainement pas pour demain, mais des propositions structurelles traditionnellement regardées avec suspicion sont aujourd’hui étudiées avec plus d’intérêt. C’est cependant surtout du côté de la gestion et de la relation de service qu’il faut chercher les sources possibles de simplification.

 

Simplifier la relation de service, c’est réduire (au sens culinaire) toute la complexité du droit, rendue invisible à l’usager, dans une intégration des systèmes d’information. Puisque les différentes institutions ne peuvent du jour au lendemain être fusionnées et qu’il ne sert pas à grand chose de vouloir les coordonner, l’essentiel est de rendre compatibles et totalement connectés leurs systèmes d’information. La complexité doit être internalisée dans le système de protection sociale. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité. Ce n’est pas le mythique guichet unique, mais le point d’entrée et le dossier uniques, que nous permet d’envisager, concrètement, la révolution numérique.