Archives de catégorie : Articles Académiques
« Le paritarisme : quelles partitions ? », Revue de droit sanitaire et social, juin 2017
« Sécurité sociale et croissance économique : une synthèse des études », Revue de droit sanitaire et social, 2017, pp. 326-338.
« Le revenu universel pour de vrai », Droit social, n° 4, 2017, pp. 338-349.
Une recension dense de “Basic Income”.
Livre à lire !
« La Smart Cité en 2040 : une utopie urbaine en deux fictions », Annales des Mines. Responsabilité & Environnement, n° 84, 2016, pp. 5-9.
Établir des habitats flottants permanents ne serait plus uniquement une utopie pour les riches mais une option sérieuse pour l’humanité. Le pari technologique et financier de la production de nouveaux espaces au-delà des terres relève toujours de projets de société. Projections réalistes ou programmes fictifs ?
La Smart Cité en 2040 :
l’utopie urbaine en deux fictions
Julien Damon, Professeur associé à Sciences Po, auteur, notamment de Questions sociales et questions urbaines (PUF, 2010) et Les 100 mots de la ville (PUF, 2015). www.eclairs.fr
Villes, métropoles et mégapoles sont, historiquement, de bons terreaux à utopies et dystopies. La ville fait rêver ou cauchemarder, c’est selon. Aujourd’hui la mode est à tout ce qui est smart (intelligent, élégant, habile), notamment en territoires urbains. Et on projette des réalisations grandioses ou des préoccupations graves. En tout état de cause, smart et utopie sont engagés ensemble sur le bateau de la réflexion urbaine. Celle-ci peut passer par des modèles, des tables et des projections statistiques. Elle peut aussi passer par un peu d’imagination. Une imagination qui est à l’œuvre, en matière urbaine, depuis bien longtemps.
L’utopie fête, en 2016, son demi-millénaire. Thomas More publie, en effet, en 1516 son Utopia, ce « nulle part », qui ne figure sur aucune carte, peuplé d’Utopiens qui résident dans l’une des 54 villes de l’ile. Chacun loge dans une maison confortable sans serrure mais avec jardinet. Tous les dix ans, il en change par tirage au sort afin d’éviter le syndrome du propriétaire. Il prend ses repas dans une taverne collective, s’initie aux arts, écoute des conférence, pratique le culte de son choix, peut divorcer. Ce texte se constitue en genre littéraire et l’on ne compte plus les utopies que le monde occidental va produire au cours des siècles suivants pour épouser et renforcer au 20ème siècle la littérature de science-fiction. Les utopies sont variées et si certaines se déroulent en ville, la plupart sont agro-artisanales ce qui ne déplaira pas au mouvement hippy américain ou aux néo-ruraux français de l’après mai 68. À dire vrai, l’utopie est d’abord une démarche plus qu’une contre-société. L’architecture et l’urbanisme n’y tiennent qu’un rôle secondaire, bien après l’amour, l’éducation, les loisirs. L’urbanisation progressant partout, c’est plutôt directement dans les villes, et dans des villes transformés, que l’imagination utopique puise maintenant son essence. Après l’île d’Utopie, c’est désormais la smart city qui fait songer, conjecturer, fantasmer. Avec des réalités – certes augmentées – mais très concrètes.
Pour en rendre compte, on passera par le récit. Ces deux courtes fictions portent, de façon contrastée et décalée, sur la vie quotidienne d’un chef d’entreprise métropolitain d’ici une vingtaine d’années. L’idée est de montrer les avantage et inconvénients des logiques smart. Il s’agit, surtout, de démythifier, par le sourire et l’imagination, les deux perspectives opposées du cauchemar technologique et du paradis numérique.
Relevons, à titre introductif, que le même exercice mené il y a vingt ans, n’aurait vraisemblablement pas mesurer ce qu’allaient être la diffusion et la pénétration dans la vie quotidienne des téléphones portables (qui n’étaient pas encore dits intelligents), des GPS, des courriers électroniques ou, plus généralement, de l’Internet… Pour ne rien dire de l’autopartage, du retour du tramway et du vélo, rendus possibles par les performances des systèmes d’information.
Et n’oublions pas que le rêve des uns peut être le cauchemar des autres. Et vice-versa.
Nightmare city
Sylvain Camille vient de se réveiller. Il est 7 heures. Ses enfants – il en a la garde aujourd’hui – vont pouvoir prendre leur petit-déjeuner qui se prépare automatiquement avec la cuisine totalement intégrée et connectée de l’appartement. Ses soucis sont d’ordre professionnel. Économiquement, sa société de conseil en design fonctionne plutôt bien. Mais il ne sait pas si la banque lui accordera ce matin le crédit quotidien dont il a besoin pour payer – comme chaque jour – la Taxe sur les Données Ajoutées (TDA) que chaque métropole, depuis 2025, fixe avec différents taux tous les jours.
Il lit les nouvelles sur la vitre intelligente de son salon, au vingtième étage de la tour Harmitage, juste au-dessus de la ferme urbaine dont il apprécie les produits. Il est aujourd’hui bien fatigué. Le buzzer a, en effet, sonné deux fois, dans le cadre de son programme de disease management, pour lui rappeler de prendre ses cachets contre l’insomnie.
Après l’absorption d’un solide café et des informations, il prend sa voiture, le nouveau modèle de IpadVolvo avec toit ouvrant et quatre roues, qui lui permet de rejoindre son espace de travail à côté de la gare centrale. Pendant le trajet – totalement géré par l’ordinateur de bord – il refait les tableaux de financement pour son investissement dans une nouvelle imprimante 3D permettant de reproduire directement des appartements. Au-dessus de lui, dans la circulation mésoaérienne, des drones renifleurs d’incivilités repèrent et repoussent les individus indésirables et déconnectés qui, parfois, accèdent aux autoroutes des données. Les coûts de protection contre les cyberattaques représentent 40 % du budget métropolitain.
Arrivé à ce qu’il aime appeler, en termes désuets, son « bureau », il entre en communication holographique avec le Chief Data Officer de son arrondissement industriel. Délégué de la municipalité, mais payé par les différentes entreprises qui s’abonnent à ses services, celui-ci lui transmet la base quotidienne d’optimisation d’activité. Il en va, pour Sylvain, de sa consommation énergétique, et, surtout, de ses dépenses. La communication n’est pas amusante aujourd’hui car elle invite, assez sèchement, Sylvain à participer à un déjeuner au Schéma de Cohérence Territoriale des Entreprises (SCOTE). Virtuelle, cette rencontre permet à tout participant de consommer ce qu’il veut, mais elle est consommatrice de temps.
Ce n’est, en réalité, qu’à partir du début de l’après-midi que Sylvain trouve un moment dégagé de ses différents appareils de réalité augmentée. Il a une heure avec une feuille de papier, tout de même à écriture numérique. Il dessine un nouveau plan d’appartement, avec décoration standardisée mais également intégration des doubles normes Feng Shui 5.0 et Bonshommes Basse Consommation (BBC). L’ensemble lui semble correct, même si loin des vieilles études de design et d’architecture de son père.
Il reçoit un pneumanumérique sur son bureau. Les documents contenus dans cette mémoire de 7 To correspondent à l’appel d’offre en Partenariat Public Privé Population Police (PPPPP) lancé par le grand consortium VidiVicci et l’instance de gouvernance métropolitaine. L’ambition est d’installer de nouveaux services de dortoirs urbains, avec sanitaires et télématique intégrés, pour les ouvriers des réseaux. Ces derniers, travaillant la plupart du temps dans les sous-sols, habitent généralement en dehors des frontières métropolitaines. Les grandes entreprises et les élus ont décidé de leur proposer des équipements les autorisant, en semaine, à mieux concilier leurs temps de déplacement avec leurs obligations professionnelles. Un grand sujet est de trouver des espaces où implanter ces bâtiments d’un type nouveau, à distance raisonnable des tramways suspendus (c’est le principe Sleep In My Transportation Yard – SIMTY) et à distance raisonnable à la fois des habitations résidentielles du centre de l’agglomération et de son Central Business District (c’est le principe Not In Their BackYard – NITBY). Sylvain a lu dans un journal progressiste du début des années 2020 que de tels principes d’aménagement étaient ségrégatifs. Il ne le croit plus, notamment depuis qu’il a vu les grands groupes lancer des cours sur Internet pour diminuer la fracture numérique.
Sylvain Camille consacre, comme de tradition, la fin d’après-midi à ses amis et au sport. Il a pu rejoindre son club Dem’, où il pratique, en équipe, le trail sur pistes électroniques. Hélas, la séance est perturbée par une panne générale des systèmes du quartier. Depuis la grande attaque des OccupyHacking de 2031, certains segments urbains du système central d’informations font ponctuellement défaut. C’est le cas aujourd’hui. Les grandes installations, comme les trois aéroports, les retail clinics et les hôpitaux, les centrales d’énergie et la voirie, ont pu être intégralement sécurisés. Mais les coûts sont trop importants pour empêcher toute intrusion dans d’autres sous-systèmes. Pas de sport donc aujourd’hui. Il en profite tout de même pour une télérencontre dans le salon de sa mère. Âgée, elle se trouve depuis cinq ans dans un Établissement Personnalisé Attentif à Haute Domotique (EPAHD). Elle lui indique, comme d’habitude, qu’elle regrette de ne pas l’avoir vu depuis cinq ans.
Le soir, en se couchant, il se rappelle de la lecture d’un ouvrage du milieu du siècle précédant, évoquant une sorte de enormous brother qui contrôlait toute la ville. Avec ses cachets bien pris, il s’endort tout de même heureux de ne pas dépendre totalement ainsi d’un seul homme. Mais inquiet de voir sa vie reposer sur une infinité d’applications interopérables mais pas toujours agréables…
Dream city
Camille Sylvain n’a pas entendu le réveil à 7 heures. Mais à 7 heures 15, la couette autochauffante s’est mise à rouler à terre. Elle a la possibilité de prendre, virtuellement, un petit-déjeuner avec ses enfants qui ne sont pas avec elle aujourd’hui. Professionnellement, elle est heureuse de savoir qu’elle, ses associés et l’ensemble des protoentrepreneurs qui exercent dans sa société vont pouvoir se rencontrer ensuite – tout aussi virtuellement – dans la salle de conférences organisée dans ce qui était une salle à manger.
Elle sort faire un jogging, accompagné de son assistant personnel, un robot D3R3 dernier modèle qui lui fait part des dernières informations et également de ses performances sportives immédiates. Sur le chemin, Camille a le plaisir de croiser la directrice du service « égalité d’accès » à la mairie centrale. Elle l’apprécie car c’est avec elle qu’elle a pu designer à la fois l’espace d’accueil et, surtout, les programmes de formation en ligne qui assurent l’égalité numérique.
Juste avant la fin de ce jogging, au moment d’arrêt optimal signalé par D3R3, Camille notifie le virement annuel de Taxe sur le Numérique Adapté (TNA) que la métropole prélève. C’est, depuis la grande réforme fiscale de la fin des années 2010 (celle qui a fait suite à l’effondrement des finances locales), le seul impôt métropolitain pesant sur les entreprises. Avec un taux relativement élevé (20 % des bénéfices et 10 % du montant total des abonnements numériques), cette taxe est très bien acceptée. Dans son club des incubateurs métropolitains – qui permet des échanges avec toutes les catégories d’entreprises et d’entrepreneurs – Camille a même soutenu une motion visant à faire basculer une partie des prélèvements pesant sur les ménages vers la TNA. C’est une question d’attractivité, autant pour des personnes talentueuses et aisées que pour des ménages moins favorisés.
Alors qu’il n’existe plus que de véhicules totalement individuels et que l’offre de transports collectifs (allant de vélos en libre-service à des Trains Intraurbains à Grande Vitesse – TIGV) est très étendue, Camille emprunte surtout le covoiturage des véhicules en autopartage. Les systèmes d’enregistrement préalable permettent à tout passager d’avoir des informations de base sur de futurs autres passagers. L’ensemble autorise des discussions par affinité, mais aussi, si l’on se débranche, un peu de surprise.
Elle arrive, en général, le matin à 11:00 au sein de son Massive Open Space (MOS), un espace de travail partagé par 1 257 salariés et entrepreneurs. Chaque jour elle sait auprès de qui elle va se retrouver. Un ancien terme – celui d’écosystème – cherchait à désigner cette émulation rendue concrètement et humainement possible dans ces nouveaux tiers-lieux de l’activité professionnelle, entre chez-soi et le bureau fixe. 56 % des actifs exercent maintenant de la sorte.
Il en va autrement des réseautiers, nom donné à partir de 2025 à toutes les personnes exerçant, notamment en sous-sol, dans l’implantation et la maintenance des services de gestion des fluides (de l’eau à la donnée). Le nombre d’emploi a cependant fondu dans ces domaines tandis que l’élévation des niveaux de technicité a conduit à une augmentation importante des rémunérations. Afin d’attirer ces talents concrets, la métropole a même mis en place un régime de formation et de retraite avantageux. En référence à un ancien régime d’assurance chômage, les promoteurs de ce modèle l’ont baptisé le régime des intermittents des réseaux, avec un mi-temps affecté à la formation et un autre à la production. L’ensemble de la protection sociale, qui couvre l’ensemble de la population métropolitaine, est intégré et géré par la Régie smart de l’Indemnisation (RSI), un partenariat public privé à performance prouvée (PPPPP).
Camille et ses proches correspondent à la famille typique. Avec des revenus moyens et un mode d’existence conforme aux normes ISO 20250032 (normes non contraignantes d’adaptation environnementale), elle a, comme 78 % des habitants, un niveau très élevé de satisfaction à l’égard de sa ville et de sa vie.
Aujourd’hui, après sa réunion du matin, elle déjeune, en face-à-face, avec deux amis, protoentrepreneurs également. Ils étaient auparavant réseautiers mais, grâce à la formation, ils ont pu accéder à ce nouveau statut. Ils sont aujourd’hui restaurateurs, et ont lancé le nouveau concept du déjeuner débranché. Dans des espaces sans réseaux sociaux ni lignes électroniques ouvertes, les mets dégustés sont issus des 27ème et 28ème étages des tours du quartier de La Fée Danse, là où l’ensoleillement est optimal.
L’après-midi de Camille est consacré à produire son nouvel ensemblier de couleurs de décoration. Celles-ci se vendent à travers le monde. Il lui faut les imaginer et les tester sur des panels modélisés, à partir de développements qui ont été programmés par les étudiants de l’Université Bill Gates/Paul Delouvrier.
Camille sort ensuite pour participer, dans la salle de la mairie de quartier, à la discussion collective hebdomadaire où sont présentés les projets d’aménagement. Les divers résultats des consultations organisées dans la semaine sont discutés par échanges interactifs sur les écrans intégrés aux grandes baies vitrées. Ces confrontations, toujours positives, l’intéressent. Comme elles intéressent les investisseurs et aménageurs qui ont vu les temps de réalisation des projets divisés par trois en trente ans.
Rentrée chez elle à 20 heures, elle s’amuse à jouer avec ses enfants à la Conf’ Call – une activité ancienne dont le souvenir l’amuse et dont les enfants pensent qu’elle ne servait qu’à rigoler. Elle utilise ensuite, après les avoir embrassés, son casque stimulateur qui permet de piloter consciemment les rêves. En commun avec son compagnon Charles, resté à New York pour le mois. Mais avant de s’endormir, elle ne résiste pas à l’idée de passer un peu de temps sur cet ancien jeu, Sim city. Et, comme chaque fois, elle sourie en organisant sciemment des embouteillages et des pannes électriques. Deux éléments du passé dont ses enfants ne veulent pas croire qu’ils aient pu exister.
Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique
L’ARTICLE : ICI
« Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique », Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 9 | 2015, mis en ligne le 19 octobre 2015. URL : http://eue.revues.org/621
Résumé : Les classes moyennes, en France, sont affectées par un déclassement (ressenti et observé) en ce qui concerne le logement. Ce sont les strates inférieures des classes moyennes, quelles que soient les définitions et délimitations retenues, qui rencontrent le plus de difficultés, se rapprochant des catégories les moins favorisées. Dans l’ensemble, les mécanismes sociofiscaux ne leur sont pas favorables : les aides au logement vont d’abord aux moins favorisés, les dépenses fiscales bénéficient aux mieux lotis. Alors qu’historiquement la politique française du logement a plutôt visé les classes moyennes, celles-ci sont désormais relativement de côté par rapport, d’une part, aux ménages les plus pauvres et, d’autre part, aux investisseurs plus aisés. Sans qu’il soit possible de décalquer la question des classes moyennes sur celle de la périurbanisation, il apparaît que l’éclatement structurel des classes moyennes se double de l’émiettement des territoires. Cet article, reposant sur la diversité des perspectives et des données, constitue une synthèse autour d’un sujet très débattu en France, qu’il s’agisse des définitions, des évolutions, des habitations et des localisations des classes moyennes.
« Le logement des classes moyennes en France : un déclassement objectif, subjectif et politique », Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 9 | 2015, mis en ligne le 19 octobre 2015. URL : http://eue.revues.org/621
« L’investissement social : contenu et portée d’une notion en vogue », Revue de droit sanitaire et social, n° 4, 2015, pp. 722-733.
L’essentiel
La formule « investissement social », soutenue par de nombreux experts, dans des cénacles académiques et administratifs, suscite l’intérêt. L’idée repose sur une intuition classique : mieux vaut prévenir que guérir. Elle a une visée plus ambitieuse : la refonte des systèmes de protection sociale dans un sens plus favorable aux familles, aux femmes actives, aux jeunes et aux enfants. Raisonner en termes d’investissement social présente deux intérêts. Tout d’abord, une telle posture rappelle que, en comptabilité, à toute charge est associée un produit. Il en va ainsi des cotisations sociales et autres prélèvements sociaux. Ensuite, s’inscrire dans une telle orientation pousse à mettre en avant la nécessité de choix et d’arbitrages. La plus grande difficulté amenée par les travaux sur l’investissement social est de s’accorder sur les méthodes et mesures d’évaluation de la « rentabilité » des diverses dépenses sociales. On propose, avec cet article, une présentation et une discussion rapide de l’investissement social, compris autant comme une idée, une théorie et une méthodologie, que comme une rhétorique, une orientation et une stratégie.
Mots-clés : Investissement social * Prévention * Charges sociales * Protection sociale * Etat-providence * Évaluation
« Quel statut pour les beaux-parents ? »
Établir des habitats flottants permanents ne serait plus uniquement une utopie pour les riches mais une option sérieuse pour l’humanité. Le pari technologique et financier de la production de nouveaux espaces au-delà des terres relève toujours de projets de société. Projections réalistes ou programmes fictifs ?
Les beaux-parents
Doit-on aller vers un statut ?
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
www.eclairs.fr
Le terme « beau-parent » désignait traditionnellement et continue à désigner le parent du conjoint. Le beau-père est le père du conjoint ; la belle-mère la mère du conjoint. Le terme « beau-parent », depuis une trentaine d’années, a une autre signification. Il désigne non plus un parent de l’un des membres d’un couple, mais, dans une famille recomposée, l’adulte qui n’est pas le parent de l’un des enfants. Des expressions anciennes, et connotées négativement, étaient employées : la marâtre ou le parâtre. La langue française désigne par le même mot ce que l’anglais tient en deux termes : parents in law (pour dire ce que sont traditionnellement et généralement juridiquement, par le mariage, les beaux parents) ; stepparents (pour dire, dans une famille recomposée, qui est le beau-parent, au sens donc nouveau). Le sujet de ces beaux-parents, dans cette acception liée aux recompositions familiales, occupe une place de plus en plus importante sur l’agenda politique. Nombre de projets et propositions les concernent, notamment en ce que certains voudraient leur conférer un statut clairement encadré par le droit. Avec de nombreuses controverses et de nombreux rapports officiels, le sujet est de mieux en mieux balisé. Prospectivement, il s’agit de savoir ce que sont les diverses options, les divers contenus des propositions car, de fait, la problématique des beaux-parents est de plus en plus répandue. Et, au regard des évolutions générales de la famille[1], elle devrait prendre plus d’importance encore, avec l’inflation du nombre de ces beaux-parents.
De qui parle-t-on ?
L’expression « beau-parent », qui désignait d’abord et désigne encore le parent d’un conjoint, est donc venue aussi désigner le conjoint d’un parent. Mais comment le définir ? Dans quel type de relation (mariage, concubinage, cohabitation) émerge-t-il ? À partir de quelle durée de relation y a-t-il vraiment un beau-parent ? Le nombre de beaux-parents est-il limité ? Quelles sont ses prérogatives ? Que devraient-elles être ? Y a-t-il nécessité et légitimité à créer un statut spécifique, créant un régime de droits et devoirs ? Comment reconnaître la prise en charge de l’enfant par le beau-parent ? Comment lui permettre d’obtenir les moyens et garanties juridiques pour accomplir en toute sécurité les fonctions exercées dans les faits ?
Source possible de confusions pour l’enfant, foyer de conflits entre adultes, vecteur d’éparpillement de l’autorité parentale, l’institution d’un statut du beau-parent fait débat depuis des années. La principale tension vient de la consécration de la coparentalité (les parents séparés d’un enfant de famille recomposée ont l’autorité parentale, à laquelle ils ne peuvent renoncer) et du souci de reconnaître la place et le rôle du beau-parent (qui, au quotidien, dans la famille recomposée, est auprès de l’enfant). La création d’un statut de beau-parent se ferait au bénéfice du nouveau conjoint, mais potentiellement au détriment de l’ancien. Le beau-parent viendrait concurrencer, voire serait susceptible d’évincer, de droit, ce qui se passe d’ailleurs peut-être déjà de fait, le deuxième parent. En un mot, faire coexister, dans les textes et dans les familles, la coparentalité (après séparation) et la pluriparentalité (après recomposition) est un défi[2].
Deux camps s’affrontent. Dans le premier, les partisans d’un statut du beau-parent, soutiennent que concrètement mais aussi seulement symboliquement, il importe que les responsabilités, droits et devoirs du beau-parent soient clarifiés et reposent sur une base légale. Dans le second, les opposants d’une telle institution, soulignent l’impossibilité de véritablement pouvoir créer un statut tant les situations diffèrent. Ils estiment aussi qu’un tel statut aurait un caractère dangereux, voire inutile. Les uns se veulent pragmatiques, pour donner une assise et une sécurité juridiques à une coexistence et une cohabitation dans une famille recomposée. Les autres ne se veulent pas moins pratiques, et relèvent, entre autres, les risques de brouillage des repères des enfants, avec indifférenciation des divers intervenants auprès de lui, alors que parents et tiers ne sauraient être équivalents. Les opposants au statut de beau-parent relèvent aussi les risques de démultiplication de la parenté (ou de la parentalité) avec de multiples conjoints ou concubins successifs qui, dans une formule de pluriparentalité cumulative, se verraient statutairement investis de prérogatives parentales. L’autorité parentale se diluerait dans la multiplication de ses protagonistes, à un instant t et dans la durée.
Il s’agit indubitablement d’une question de toute première importance pour le quotidien et la sécurité (juridique mais aussi psychologique) des individus qui composent la famille recomposée. Si elle est d’importance dans le cours de la recomposition, elle est peut-être plus cruciale encore lors de la décomposition de la famille recomposée (par rupture ou décès) quand il faut se soucier du maintien des liens affectifs tissés par l’enfant et le tiers. Une grande question, à côté des problèmes de succession, est alors de savoir si le conjoint survivant peut continuer à s’occuper d’enfants qui ne sont pas les siens. Tiers, sans lien de droit, et même s’il a vécu avec ces enfants et contribué à leur éducation et à leur bien-être, il ne se les verra pas confier. Ils le seront généralement à leur autre parent, voire à d’autres membres de sa famille (grands-parents). Certes le beau-parent pourra solliciter un droit de visite et d’hébergement que le juge pourra accorder dans l’intérêt de l’enfant. Mais rien n’est établi. Rien n’est systématique.
Le beau-parent dans le droit
Au carrefour des liens du cœur, du quotidien, de l’éducation, du sang et du droit, se tient le beau-parent. Le droit civil l’ignore globalement. Mais il n’est pas totalement inconnu du droit social et du droit fiscal car sa présence peut être prise en compte pour le calcul des prestations et contributions. Le droit des prestations sociales et familiales reconnaît la prise en charge de l’enfant par son beau-parent grâce à la notion d’enfant à charge (situation de fait qui ne dépend ni de l’alliance ni de la filiation). Le droit fiscal, en cas de mariage ou de PACS, intègre l’enfant, son parent et son beau-parent dans un foyer fiscal unique. Le beau-parent est donc reconnu, en tant qu’allocataire ou contribuable, mais pas, en droit civil, en tant que parent. Or la mise en œuvre de l’intérêt de l’enfant peut nécessiter (ce qui signifie que ce n’est pas forcément toujours le cas) une association du beau-parent à l’exercice de l’autorité parentale. De surcroît, pour le beau-parent, comme pour les enfants avec lesquels il aura vécu, en cas de séparation ou de disparition du parent, il importe de savoir comment préserver des relations.
Civilement, le beau-parent est un tiers comme un autre. Il n’a, en principe, aucun droit ni aucun devoir (obligation alimentaire par exemple) envers l’enfant de la personne avec laquelle il vit. Sa responsabilité pénale peut toutefois être engagée dans la mesure où il fait partie, pour les tribunaux pénaux, des « personnes ayant autorité sur l’enfant ». De plus, en droit civil, sa responsabilité peut également être engagée même s’il n’est pas tenu comme les père et mère, responsables de plein droit de leur enfant mineur.
Le sujet est concret et préoccupant au sein des familles recomposées. Il est sensible, brûlant voire éruptif, sur l’échiquier politique, entre autres car il avive la perspective d’un dévoiement, par élargissement, de la famille traditionnelle et celle d’une pleine reconnaissance de l’homoparentalité. Le projet d’établir un statut du beau-parent fait, depuis une quinzaine d’années, débat. Il divise, entre majorité et opposition, mais aussi au sein de la majorité et de l’opposition, voire au sein même du gouvernement. Il est terreau de mécontentements et d’affrontements entre progressistes et traditionnalistes, chacun s’exprimant au nom de l’intérêt de l’enfant, et dénonçant l’autre partie comme instrumentalisant cet intérêt de l’enfant pour, en réalité, faire prévaloir celui d’adultes. Les experts sont tout aussi partagés, les uns fustigeant une fausse bonne idée, les autres considérant que le pragmatisme et le symbolique légitiment un statut de beau-parent, à tout le moins des aménagements de l’autorité parentale.
Parmi les protagonistes de ce débat – élus, juristes, associations familiales, juges – tous s’accordent sur l’ambition de simplifier la vie des familles recomposées et de ne pas compliquer à l’excès les dispositions qui, précisément, visent à simplifier. Mais la ligne de clivage est claire entre ceux qui appellent à un statut du tiers (du beau-parent en particulier) et ceux qui le refusent (quel que soit son contenu).
Un statut nouveau ou des aménagements de l’existant ?
Une question, aussi bien politique que technique, consiste à savoir s’il faut établir un plein statut juridique du beau-parent, ou bien s’il faut aménager les dispositions permettant à un tiers de participer à l’exercice de l’autorité parentale. En d’autres termes, faut-il créer un faisceau de droits et devoirs entre l’enfant, le beau-parent et d’autres éléments des familles concernées, ou bien faut-il seulement accorder un certain nombre de pouvoirs pour assurer en droit au beau-parent ce qu’il assume déjà en fait ?
Dès la loi du 4 juin 1970, il est précisé qu’à l’égard des « tiers de bonne foi » (l’enseignant, le médecin, le commerçant), chacun des époux (le point sera élargi ensuite à tous les parents, mariés ou non) est réputé agir avec l’accord de l’autre, quand il fait seul un acte usuel de l’autorité parentale. Par ailleurs, sur jugement, il est possible de déléguer, partiellement ou totalement, l’autorité parentale. Au début des années 1970, la problématique n’est pas celle du beau-parent, mais plutôt celle d’enfants « remis à un particulier digne de confiance, à un établissement agréé à cette fin ou au service départemental de l’aide sociale à l’enfance ». En clair, plus qu’une problématique de recomposition, c’était une problématique de placement.
Le droit est, depuis lors, de plus en plus saisi pour se soucier du beau-parent, mais il est toujours marqué par l’absence de règles juridiques particulières régissant les relations entre l’enfant et le beau-parent pendant la vie commune et, éventuellement, après. Le beau-parent fait toujours partie des tiers, sans lien de parenté ni d’alliance.
Le droit actuel procure des moyens, parfois certes au prix de montages juridiques alambiqués, pour associer, plus ou moins complètement, le beau-parent à l’exercice de l’autorité parentale. On peut les présenter dans un ordre décroissant d’implication juridique de ce tiers particulier. Toutes ces possibilités ne sont pas ouvertes à toutes les situations. Elles n’ont pas les mêmes conséquences, en termes de filiation, d’autorité parentale, de responsabilités. Certaines impliquent le juge. D’autres concernent les parents de l’enfant et le beau-parent. D’autres enfin ne relèvent que du couple dans la famille recomposée, avec un parent et un beau-parent.
L’intégration du beau-parent dans le cercle familial de l’enfant de la personne avec qui il vit, peut passer par une parenté de substitution, intégrale (adoption) ou partielle (délégation d’autorité parentale). Elle ne s’impose pas s’il s’agit seulement de résoudre les petits problèmes quotidiens que la pratique, les textes et la jurisprudence encadrent plutôt bien. Il est possible de mettre en place une organisation souple, sans remettre en question les droits parentaux. Des améliorations peuvent être apportées. Il en va ainsi d’une distinction plus précise à établir entre actes usuels et importants, en leur donnant une définition juridique ce qui permettrait de délimiter l’intervention du tiers dans la vie courante. L’arsenal juridique propose aussi, avec la délégation volontaire de l’autorité parentale et la délégation partage, des instruments permettant au beau-parent de participer à l’éducation des enfants de son compagnon ou de sa compagne. Là aussi des améliorations sont possibles, distinguant par exemple plus nettement délégation de l’autorité parentale (en clair, un transfert) et partage (en clair, ouverture à des tiers). Pour l’heure, ces dispositions, qui d’ailleurs ne rencontrent pas un grand succès, ne visent pas spécifiquement le beau-parent et ne peuvent être mises en application que sur décision du juge aux affaires familiales, saisi par l’un au moins des parents. Le sujet du statut du beau-parent est toujours ouvert.
Une proposition de loi relative à l’autorité parentale et à l’intérêt de l’enfant, très disputée au printemps 2014[3], prévoit la création d’un « mandat d’éducation quotidienne » (soit-dit en passant, le sigle « MEQ » sera assez diversement apprécié) pour les beaux-parents, moyennant l’accord des deux parents. Ce mandat devrait au tiers vivant de manière stable avec l’un des parents d’accomplir les actes usuels de l’autorité parentale à l’égard de l’enfant vivant avec le couple, pour la durée de la vie commune. Ce mandat est l’un des projets contenus dans l’un des plus récents et plus complets rapports sur les évolutions du droit de la famille[4]. Réticent à l’idée d’un statut qui s’imposerait, ce rapport préconise donc la création du MEQ, des aménagements techniques pour ce qui relève de la délégation d’autorité parentale mais aussi l’établissement d’un « certificat de recomposition familiale » ou encore un alignement de la fiscalité sur le patrimoine. Mais pas de statut donc.
Et pourquoi pas une fête des beaux parents ?
Le statut de beau-parent, attendu par bien des militants et des familles, redoutés par autant d’autres, ne verra très probablement jamais le jour. Le droit s’adaptera cependant progressivement. Au-delà du droit, les symboles comptent. Une proposition, en l’espèce, serait de lancer une fête des beaux-parents – comme il y a une fête des mères et une fête des pères.
La proposition peut sembler gadget, symbolique et marketing. Elle est assurément symbolique et elle est marketing. Symbolique, car il s’agirait bien de se cantonner au domaine infrajuridique (ou supra). Marketing, car les ruses commerciales ont tout de même leur intérêt. On critique parfois l’instauration de la fête des grands-mères pour n’être qu’une stratégie d’un célèbre café du même nom. Nombre de grands-mères s’en fichent et sont simplement contentes de l’attention de petits enfants. Et pour les beaux parents on doit pouvoir trouver des entreprises – des fleuristes, des brasseries, des bijoutiers – qui pourraient, en se faisant de la publicité, faire de la publicité à une fête des beaux-parents.
Concrètement, il s’agirait seulement d’une journée (un samedi ou un dimanche) dédiée aux beaux-parents, aux belles-mères et aux beaux pères. Arrêtée à une date précise, comme les autres fêtes des parents, il s’agirait d’un moment où l’on peut – si on le souhaite – se faire plaisir, se reconnaître, se remercier.
Naturellement, la proposition sera moquée et critiquée. Toutes les fêtes familiales sont critiquées. Les progressistes ou supposés progressistes mettent souvent en avant des racines pétainistes à la fête des mères ; ce qui est faux. On peut remonter à la Grèce antique pour trouver des racines de la fête des mères. La fête des pères (qui en France a été dans les années 1950 soutenue par un fabriquant de briquets, pas de café) est critiquée par des conservateurs comme un événement secondaire. La fête des grands mères est – on l’a dit – dépréciée comme événement purement commercial. La fête du beau-parent sera certainement montrée du doigt comme palliatif à un véritable statut.
Alors quel est vraiment l’intérêt ? L’intérêt de toutes ces fêtes c’est qu’elles sont libres. Ni normes, ni obligations, ni dépenses publiques. Vous êtes libre, familialement, de célébrer ou de ne pas célébrer. Il n’est même pas nécessaire d’inscrire une fête des belles-mères et des beaux pères sur un calendrier officiel. Il faut simplement aménager un moment pour des événements. Pour se faire plaisir !
[1]. À ce titre, on se permet de renvoyer à Julien Damon, « Les métamorphoses de la famille. Rétroprospective, tendances et perspectives », Futuribles, n° 396, 2013, pp. 5-21
[2]. Sur les recompositions, on se permet de renvoyer à Julien Damon, Les familles recomposées, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2013.
[3]. Cette « loi famille » a connu un parcours parlementaire compliqué, avec adoption en première lecture par l’Assemblée nationale le 27 juin 2014. Le texte devrait être examiné par le Sénat en 2015.
[4]. Irène Théry, Anne-Marie Leroyer (dir.), Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Odile Jacob, 2014.
Orwell et London chez les sans-abri
Un vieil article, publié il y a une vingtaine d’années.
« Jack London et Georges Orwell chez les sans-abri », Etudes, novembre 1995, pp. 475-486.
L’écriture a vieilli mais le sujet est intéressant. Non ?
« Fiscalisation plutôt que modulation des allocations familiales », Les Cahiers français, n° 385, 2015.
Le serpent de mer de la révision, pour cause d’économie budgétaire, des allocations familiales refait régulièrement surface. Après bien des tergiversations, la décision a été prise à l’automne 2014 de moduler ces prestations en fonction des revenus du ménage. À rebours d’une stricte mise sous condition de ressource, telle qu’elle avait par exemple été établie pendant quelques mois en 1998, toutes les familles avec au moins deux enfants vont continuer à toucher des allocations familiales. Mais au-dessus de certains plafonds de revenus le montant en sera diminué. Concrètement, à partir de juillet 2015, les allocations familiales seront divisées par deux (à 65 euros mensuels environ) à partir de 6 000 euros de revenus mensuels pour un foyer avec deux enfants, et par quatre (à 32 euros environ) à partir de 8 000 euros de revenus. Les seuils seront augmentés de 500 euros par enfant supplémentaire. Un mécanisme de lissage sera mis en place pour les familles gagnant légèrement plus que les seuils. Cette modulation qui pourrait concerner 600 000 ménages (soit environ 10 % des familles) permettrait d’économiser près de un milliard d’euros par an. Renvoyant à d’anciens et puissants débats sur la politique familiale, ses fondements, son contenu, ses performances, l’option de modulation est contestée, en particulier par les Caisses d’Allocations Familiales (CAF). Dans le débat public, les grands mots sont de mise. Certains se félicitent de « justice sociale » et soulignent une transformation nécessaire. D’autres condamnent une atteinte à l’universalité et conspuent un virage des allocations familiales vers de simples allocations sociales.
Pour les uns, la décision de moduler les allocations conserverait un caractère universel à ces prestations au cœur de la politique familiale (toutes les familles éligibles aux allocations familiales touchant quelque chose). Pour d’autres, le caractère universel de ces allocations ne serait qu’un mythe dans la mesure où toutes les familles et tous les enfants ne relèvent pas de la même logique. Il en va ainsi des familles avec un seul enfant, qui ne touchent pas cette allocation conçue à partir du deuxième enfant.
Avant d’entériner cette modulation, aussi emblématique que controversée, le gouvernement a longuement hésité. Il se demandait s’il fallait taxer les allocations familiales (c’est-à-dire les compter dans le revenu imposable des ménages) ou les plafonner (c’est-à-dire les mettre sous condition de ressources).
S’intéresser au débat sur la modulation et/ou la fiscalisation des allocations familiales invite, d’abord, à revenir sur les grands traits de cette prestation particulière. L’introduction d’une modulation constitue un ajustement de la politique familiale à la française et une incontestable transformation de la logique des allocations familiales. La fiscalisation a l’intérêt de pouvoir produire les mêmes rendements d’économie tout en posant des problèmes politiques délicats. Le choix pour la modulation relève bien plus d’une décision dictée par la nécessité budgétaire et le réalisme politique que d’une vision d’ensemble de la politique familiale.
Les allocations familiales au cœur de la politique familiale
Les allocations familiales (connues sous le nom d’« allocs ») sont très familières. Elles sont souvent confondues avec les autres prestations familiales, voire avec l’ensemble encore plus large qu’est la politique familiale. Ces allocations représentent environ 13 milliards d’euros (0,6 point de PIB). Elles s’inscrivent dans une action publique française en direction des familles très dense (4 % de PIB au total). La politique familiale comprend, en effet, l’ensemble des prestations familiales (au sein desquelles se trouve cette prestation particulière qu’est l’allocation familiale), des mécanismes fiscaux venant réduire les impôts pour cause de charge d’enfants (c’est le quotient familial), des services et des équipements (des crèches).
Les allocations familiales sont une prestation servie à toutes les familles à partir de deux enfants. Versées donc chaque mois à 6 millions de ménages, elles sont dites universelles (au sens où il n’y a pas, jusqu’à aujourd’hui, de condition de revenu), forfaitaires (un même montant pour tous) et progressives en fonction du nombre d’enfants (rien pour un enfant, 130 € pour deux, 290 € pour trois). Déjà, en 1998, elles avaient été placées, sous le gouvernement de Lionel Jospin, dix mois sous conditions de ressource. La mesure avait alors suscité de nombreuses controverses avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision, tout en réduisant les avantages du mécanisme fiscal de quotient familial. Depuis des années qu’il fait débat le thème est assez bien balisé. Un point essentiel est de ne pas traiter des allocations familiales de façon trop isolée, sans prendre en considération les autres pans de la politique familiale.
Toutes les enquêtes d’opinion convergent : les Français aiment la famille, leur famille (même si celle-ci s’est beaucoup transformée), la politique familiale. Cette dernière, représentant donc quelque 80 milliards d’euros, est un ensemble sur lequel tout gouvernement se tourne pour tenter de trouver des économies. Le barème des prestations familiales et les tuyauteries du financement de la protection sociale permettent aux experts et aux décideurs toutes les prouesses, avec des répercussions plus ou moins visibles dans la population. S’attaquer frontalement au quotient familial (pour réduire des réductions d’impôts) ou aux prestations (pour en réduire le montant ou la population éligible) a néanmoins un impact immédiatement calculable sur les budgets. D’où un niveau très élevé de sensibilité politique lorsqu’il s’agit du débat sur les allocations familiales et, plus largement, sur les prestations familiales.
Aussi les économies directes sur les prestations ont elles été très rares. La tendance sur plusieurs décennies est à la création de nouvelles prestations, à des dépenses qui ont continuellement augmenté même si elles n’ont pas toujours permis de couvrir de la même manière les augmentations du coût de la vie. La politique familiale s’est donc complétée et densifiée. Mais, au centre de cette politiques, les allocations familiales n’ont pas beaucoup évolué depuis leur institutionnalisation en 1945. Leur modulation est incontestablement un changement majeur. Ce n’est en rien un bouleversement de tout l’édifice de la politique familiale (qui a connu d’autres introductions de conditions de ressources) mais pour les allocations familiales elles-mêmes c’est une transformation historique.
Une modulation quadruplement problématique
La discussion autour de la modulation des allocations familiales s’étend, d’abord, autour de grands principes. Des défenseurs de l’universalité soutiennent une prestation qui ne l’est pas vraiment (puisque si l’unité de compte est l’enfant, tous ne sont pas pris en compte). Sur le plan des principes et de la philosophie politique, on peut ainsi longuement gloser sur la modulation. Avec elle, toutes les familles toucheraient donc quelque chose, les plus favorisés un peu moins. Les Anglais – qui ont mis, eux, en 2012 leurs allocations familiales sous un sévère plafond de ressource – baptisent cette orientation « l’universalisme ciblé ». C’est bien autour du ciblage que la problématique de la modulation se pose.
Les options de modulation et de mise sous condition de ressource visent à recentrer les allocations familiales sur ceux qui en auraient le plus besoin. Ce recentrage sur les plus modestes pose, d’abord, le problème de la définition des seuils à prendre en considération. Les plafonds des conditions de ressources, pour d’autres prestations que les allocations familiales, sont variés. La très grande majorité des familles avec un nouveau né peuvent bénéficier de la prime de naissance contenue dans la Prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE), prestation qui soit-dit en passant voit certaines de ses composantes modulées. En revanche, les plafonds de ressource de minima sociaux comme le RSA ou de dispositifs comme la CMU en limitent l’attribution à une partie restreinte, mais très défavorisée, de la population. D’un côté le ciblage peut concerner 90 % de la population, de l’autre 10 %. Dit, de manière inversée, d’un côté 10 % des personnes sont exclues du dispositif ; de l’autre plus de 90 %… Pour la modulation des allocations familiales il a été choisi un ciblage très large, excluant du dispositif ancien 10 % des familles, mais le seuil aurait pu être très différent, réservant par exemple les allocations familiales aux 10 % des familles les plus démunies. L’économie aurait été bien plus conséquente (près de 10 milliards d’euros) mais la révision bien plus profonde et l’opposition plus conséquente encore. Reste que quelque soit le seuil choisi, quatre effets pervers se font jour.
Le premier porte sur la technique même du ciblage, le second sur ses bénéficiaires, le troisième sur une gestion nécessairement plus bureaucratique et le quatrième retentit sur toute l’architecture de la protection sociale.
- Effet de seuil – Parce que techniquement les mesures de ciblage appellent des délimitations, elles passent par l’établissement de seuils de ressource. Des personnes en situation tout à fait similaires ne peuvent bénéficier de la même prestation car les ressources dont elles disposent, pour certaines tout juste au-dessus du seuil pour les autres tout juste en dessous, les séparent. Dans des situations très similaires certaines bénéficient d’une aide, d’autres non. Etablis au nom de l’équité ces seuils peuvent fonctionner comme de véritables couperets qu’on peut dire inéquitables.
- Effet de marquage – Le ciblage, car il désigne des cibles, passe par un préalable de caractérisation négative de ses cibles. Ainsi marquées ces populations sont renvoyées à leurs particularités par des politiques publiques qui cherchent précisément à atténuer ou faire disparaître ces particularités. Un ciblage sur les pauvres produit des prestations pauvrement soutenues.
- Effet de bureaucratie – Lorsqu’il y a seuil de ressources, il y a contrôle des ressources. Il faut des moyens pour assurer un traitement au juste droit en fonction des situations. Or celles-ci se sont complexifiées. Il en va par exemple ainsi du cas des résidences alternées des enfants. Depuis quelques années, il est possible de partager les allocations familiales entre les deux foyers d’alternance. En cas de modulation des prestations en fonction des ressources, quelles ressources prendre en compte ? Rien n’est simple. Au-delà de ces cas particuliers, ce sont toutes les évolutions familiales qu’il faut suivre finement dans les systèmes d’information. Et les CAF le rappellent en signalant que pour gérer l’introduction de la modulation, et des formes de lissage qui l’accompagnent, il faudrait embaucher environ 500 personnes supplémentaires.
- Effet de délitement – Le ciblage des prestations sociales porte en lui un risque de dualisation de la protection sociale. Réservant l’accès de certaines prestations à des catégories particulières, le ciblage peut produire une fracture entre les bénéficiaires des prestations et ceux qui les financent. Ces derniers peuvent rationnellement souhaiter que les prestations dont ils ne peuvent bénéficier mais pour lesquelles ils contribuent soient plus limitées. Il est dès lors probable que les dépenses pour les pauvres iraient diminuant, soit en se retreignant globalement soit se limitant à des catégories de pauvres de plus en plus restreintes, car les programmes très sélectifs sont dévalorisés, non soutenus politiquement.
Ce dernier effet pervers est le plus préoccupant. La systématisation du ciblage pourrait aboutir à l’effondrement d’une protection sociale seulement restreinte à une population marginale. La modulation, bien plus astucieuse que la mise sèche sous condition de ressource, présente le même défaut. Des gens (en l’espèce, leurs entreprises) cotisent, et ils ne touchent pas ou touchent moins. Ceux qui cotisent le plus, touchent le moins. Les associations familiales, qui ne s’en privent pas, ont raison de faire le parallèle avec la branche maladie. Trouverait-on normal que les « riches » malades ne soient pas remboursés ou soient moins bien remboursés de leurs frais de santé ? Probablement pas.
En un mot, la modulation des allocations familiales est certainement préférable à leur mise sous condition de ressource intégrale. Elle présente toutefois, dans l’architecture générale d’un système qui repose sur des cotisations, des risques importants.
Une fiscalisation simple mais triplement coûteuse politiquement
Une toute autre option de réforme, au sujet de laquelle le gouvernement hésitait, tient dans la fiscalisation des allocations familiales. Celles-ci ne sont pas aujourd’hui intégrées au revenu imposable des ménages. Elles n’entrent pas dans le calcul de l’impôt sur le revenu. Faire basculer ces prestations dans l’assiette des revenus imposables présente un avantage considérable sur la modulation : l’exercice est techniquement extrêmement simple. Il ne nécessite pas de personnels supplémentaires. Tout peut s’établir automatiquement par croisement des fichiers. Une telle mesure rapporterait, grosso modo, autant que la modulation telle qu’elle a été établie (avec ses seuils à 6 000 et 8 000 euros). En un mot, la fiscalisation aurait les vertus de l’efficacité et de la simplicité. Elle présente cependant trois principaux défauts. Le premier porte sur le niveau des prélèvements obligatoires, le second sur un nombre important de familles devenant imposables. La conjugaison de ces deux défauts en entraîne un troisième : l’augmentation du mécontentement.
- Effet d’augmentation des prélèvements obligatoires – Le fait d’intégrer le montant des allocations familiales dans le revenu imposable a pour conséquence immédiate d’augmenter ce revenu et, partant, le montant total de l’impôt. Il s’ensuit une croissance du taux global des prélèvements obligatoires rapportés au PIB. Or le gouvernement, entre autres soucieux d’engagements européens en la matière, s’est engagé à ne pas faire croître la pression fiscale. Et ceci surtout à un moment où cette pression est déjà considérée, même par certains membres du gouvernement, comme très élevée.
- Effet d’augmentation du nombre de ménages imposables – Le deuxième effet pervers de la fiscalisation des allocations familiales est de voir un grand nombre de ménages qui n’étaient pas redevables de l’impôt sur le revenu, avec des ressources inférieures au seuil d’imposition, le devenir. Prosaïquement, un certain nombre de familles qui ne payaient pas d’impôts sur le revenu deviendraient imposables. Certains points de vue seraient favorables à une telle évolution, celle de l’élargissement de la population imposable. D’autres points de vue, et c’est ce qui a été retenu par le gouvernement, estiment qu’il faut limiter la pression fiscale sur les ménages modestes.
- Effet d’augmentation du mécontentement – Combinaison des deux effets précédents, le risque politique important, avec la fiscalisation, est celui d’une probable augmentation du mécontentement. Avec la modulation des allocations familiales, ce sont 10 % des familles qui sont perdantes, mais avec la fiscalisation ce serait une partie bien plus importante des familles qui serait concernée, certes pour des sommes moins élevées mais avec des effets politiques négatifs répandus sur un nombre bien plus conséquent de ménages.
À ce simple jeu de décompte des inconvénients, la fiscalisation des allocations familiales apparaîtrait préférable. C’est pourtant l’option de modulation qui a été choisie.
Une opinion publique qui a décidé
Comment décider entre deux mesures à rendement financier comparable (en fonction des critères choisis pour la modulation) et à conséquences politiques compliquées ? Il semble que l’écoute de l’opinion publique ait largement compté. En témoigne notamment le communiqué du Gouvernement du 28 octobre 2014, présentant la décision de modulation, sous le titre « Modulation des allocations familiales : une mesure de justice soutenue par 77 % des Français »[1]. Le communiqué faisait référence à une enquête Opinion Way du début du mois d’octobre. 77 % des répondants préféraient en effet « en les modulant selon les revenus de la famille » à « à toutes les familles de manière identique, sans conditions de revenu » pour répondre à la question « Selon vous, les allocations familiales doivent-elles être versées… ? ».
En réalité ce sondage ponctuel ne fait que confirmer ce que les sondages barométriques rapportent depuis des années, voire des décennies. Les Français préfèrent les conditions de ressource à la fiscalisation.
L’enquête du CREDOC sur les conditions de vie et les aspirations des Français permet de suivre dans le temps certaines opinions et aspirations à l’égard des politiques sociales, des politiques familiales en particulier. De 1992 à 2005, dans cinq vagues de son enquête, le CREDOC a demandé aux Français s’ils étaient ou non d’accord avec l’affirmation suivante « Il faut supprimer les prestations familiales pour les foyers ayant les plus hauts revenus ». Sans variation sur cette longue période, environ 70 % des répondants se déclaraient favorables à la mise sous condition de ressource. Une nouvelle question a été introduite en 2009 et réitérée en 2012. Les personnes sont interrogées sur trois options pour aider les familles : donner une somme plus importante pour les enfants des familles les plus démunies, donner une somme correspondant à ce que coûte réellement chaque enfant à sa famille, donner la même somme pour chaque enfant quels que soient les revenus de la famille. C’est l’option de ciblage sur les plus démunis qui emporte largement le plus de suffrages (52 % en 2012), devant l’idée de défrayer les familles en fonction de ce que coûte réellement chaque enfant (28 % en 2012) et l’idée d’une somme identique pour chaque enfant (19 %).
Si les Français et parmi eux d’ailleurs les allocataires des CAF sont majoritairement favorables à l’idée de supprimer les prestations familiales aux foyers disposant des plus hauts revenus, ils ne sont pas favorables à l’idée de rendre les prestations familiales imposables. Les opinions sur ce sujet n’ont guère varié en un quart de siècle. Certes, le pourcentage d’individus favorables à l’imposition des prestations a gagné 11 points dans la période,. Mais le nombre d’opposants reste toujours très élevé, approchant les trois quarts de la population.
1988 | 1989 | 1995 | 2005 | 2012 | |
. Plutôt favorable | 18 | 14 | 21 | 25 |
27 |
. Plutôt défavorable | 80 | 85 | 78 | 73 |
71 |
. Ne sait pas | 2 | 1 | 1 | 2 | 2 |
Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Source : CREDOC
Dans le débat sur la fiscalisation ou la modulation des allocations familiales, la donnée de base est qu’il faut choisir. Entre deux maux, si l’on estime qu’il y a bien là des biens, celui de la fiscalisation semble le moins problématique. Mais ce n’est pas le cas aux yeux, importants, de l’opinion.
Le sujet capital n’est peut-être pas dans ces ajustements des allocations familiales, mais dans la révision d’ensemble de la politique familiale. Celle-ci, dans toute sa consistance, semble ancrée dans de vieux débats qui, au fond, la minent. Revenir en permanence sur de vieilles oppositions entre redistribution horizontale (compenser les charges des familles) et redistribution verticale (lutter contre la pauvreté) a son intérêt. Mais c’est masquer l’évolution des objectifs essentiels d’une politique familiale.
On évalue souvent son efficacité à l’aune d’un indicateur classique comme le taux de fécondité. Or, l’objectif de la politique familiale pourrait ne plus être d’encourager les naissances mais de faire bien vivre les enfants et de faire bien vivre les parents. Cette politique devrait notamment permettre de mieux lutter contre la pauvreté des enfants. De ce point de vue, avec un taux de pauvreté des moins de 18 ans de 20 %, (un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté) on ne peut pas dire que la politique familiale en France soit si performante. Par ailleurs, le lien entre le niveau de dépense de la politique familiale et le taux de fécondité n’est pas bien établi. Certes des pays comme le Japon ou la Corée qui dépensent peu pour les familles ont un taux de fécondité très faible et à l’inverse un pays comme la France qui dépense beaucoup à un taux de fécondité beaucoup plus élevé. Mais on constate aussi qu’un pays comme les États-Unis qui n’a jamais eu une politique familiale très développée avait jusqu’à ces toutes dernières années un taux de fécondité aussi élevé que la France. La fécondité française ne saurait s’expliquer uniquement par l’orientation et le niveau des dépenses de la politique familiale. Cette célébration coutumière du lien entre ces deux éléments permet seulement de justifier que l’on ne change pas grand-chose. Ou que l’on s’écharpe sur l’évolution des critères et paramètres, sans remise en question frontale des visées. Il est vrai que l’enjeu concret est de savoir, pour les politiques, quels seront les perdants de toute nouvelle option. Pour paraphraser une formule célèbre, il apparaît maintenant que gouverner c’est choisir des perdants. Le débat fiscalisation/modulation des allocations familiales en témoignent exactement.
Pour en savoir plus
Damon J. (2007), Les politiques familiales, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».
Damon J. (2008), « La mise sous condition de ressources des allocations familiales : une discrimination vraiment positive ? », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 2.
Damon J. (2012), « Les politiques familiales : y a-t-il une spécificité française ? », Les Cahiers français, n° 371.
[1]. Voir www.gouvernement.fr
« La satisfaction à l’égard des gares et des trains en France et en Europe », Revue générale des chemins de fer, n° 243, 2014, pp. 56-64.
« Chiffres, approches et paradoxes de la pauvreté urbaine », Questions de communication, n° 25, 2014 pp. 143-160.
Chiffres, approches et paradoxes de la pauvreté urbaine
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Résumé
À mesure du processus d’urbanisation, la pauvreté est toujours davantage visible et concentrée dans les villes. Qu’il s’agisse des villes opulentes des pays riches, ou des bidonvilles des pays en développement. Cet article vise à fournir un panorama de la situation et des définitions, en partant de la France pour s’ouvrir à l’Union européenne et au monde. L’idée soutenue tient d’un constat simple : plus les pays sont urbanisés, plus la pauvreté spécifiquement urbaine y est élevée. Comment expliquer un tel phénomène ? Une ville qui fonctionne efficacement est une ville séduisante, pour les pauvres également.
Mots-Clés : Pauvreté – Ville – Bidonvilles – Urbanisation – Attractivité
Summary
The more urbanized the world goes, the more visible and concentrated in cities poverty goes. Whether in rich cities in rich countries or in slums in developing countries. This article provides an overview of the situation and definitions, in France, in the European Union and in the world. A simple fact is at the core of the paper: the more urbanized countries are, the highest urban poverty is. How to explain such a phenomenon? An effective city is an attractive city, also for the poor.
Key words: Poverty – City – Slum – Urbanization – Attractiveness
INTRODUCTION
Les liens entre ville et pauvreté peuvent être étudiés et disséqués sur de multiples registres. On s’intéressera, ici, à la manière dont la pauvreté est définie et mesurée, afin d’en distinguer les proportions et dimensions spécifiquement urbaines. L’ambition est de produire un tour d’horizon des méthodes et des données, des situations et des tendances. Au cœur de cette analyse, on se penchera sur un important paradoxe de la pauvreté urbaine. Plus les villes sont riches, plus elles comptent de populations défavorisées. Ce paradoxe peut s’observer à trois échelles différentes : en France, dans l’Union Européenne et dans le monde. Un tel parcours à trois échelles permet de prendre à contre-pied certaines idées convenues sur la ville et ses méfaits, sur la coexistence des riches et des pauvres.
Appuyée sur les données disponibles, dont la qualité peut aussi être matière à discussion, cette contribution est organisée en quatre temps. On partira, d’abord, d’une présentation des différentes approches de la pauvreté, pour souligner, ensuite, l’urbanisation et la concentration de la pauvreté en France. Un passage par l’Union européenne permettra de souligner que la pauvreté urbaine est plus élevée, relativement, dans les pays les plus riches et les plus urbanisés. Une ouverture géographique plus large portera sur les bidonvilles des pays en développement, ceci afin de faire un bilan des définitions et évolutions de ces formes urbaines. On aboutira, pour finir, à une conclusion en forme de réflexion sur les raisons qui conduisent les pauvres à venir et/ou à rester en ville.
« La lutte contre la mendicité des enfants : état du droit », Revue de droit sanitaire et social, n° 3, 2014, 553-563.
La lutte contre la mendicité des enfants : état du droit[1]
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)
www.eclairs.fr
L’essentiel
Le double sujet de la mendicité des enfants et de la mendicité avec des enfants est humainement sensible car il traite des relations entre parents et enfants tout comme des relations entre habitants logés et pauvres errants. Le sujet est politiquement sensible car il est lié à de nombreuses controverses contemporaines sur l’immigration, la sécurité, l’assistance, l’Europe. Le droit n’ignore pas ces situations. Sur les deux plans pénal et social, il est même particulièrement riche. Historiquement, en matière pénale, mendicité et vagabondage ont copieusement orienté les dispositions punitives. Aujourd’hui l’orientation se veut bien davantage dissuasive et, surtout, protectrice en ce qui concerne les enfants. En matière sociale, l’assistance aux enfants en difficulté est l’une des bases du développement de l’État-providence à la française. Le droit positif contemporain est plutôt bien armé. Reste à le mettre en œuvre. On propose ici un rapide état de ce droit, assorti d’une proposition : le rappeler par une circulaire.
Mots-clés : Politique familiale * Pauvreté * Protection de l’enfance * Mendicité * Privation de soins * Traite humaine
Les rues des métropoles françaises sont affectées par la mendicité des enfants (des mineurs isolés mendient) et par la mendicité avec des enfants (des adultes, accompagnés de mineurs, mendient). Le sujet est essentiellement ramené à la pauvreté.
On glose à foison sur la pauvreté et la crise depuis – disons – une trentaine d’années. Les dépenses sociales, sur la période, n’ont fait qu’augmenter. Des initiatives majeures – le RMI en premier lieu – ont été prises. Et il faut se souvenir que l’un des objectifs assignés à cette innovation consistait à « obvier à la mendicité ». Le législateur, avec cette expression, reprenait, dans les rapports préalables à la loi, une formule issue de la première rédaction du Code pénal.
Aujourd’hui, la France est le pays au monde qui affecte la plus grande part de sa richesse nationale aux mécanismes de protection sociale (le tiers de son PIB, dont 4 à 5 % pour la seule politique familiale, environ un demi-point de PIB pour la protection de l’enfance). Elle insuffle ou cherche à insuffler du volontarisme, sur le plan social, au niveau européen. Elle donne, peut-être un peu moins maintenant, des leçons de droits de l’homme (en interne comme à l’international). Alors comment, dans ce contexte, tolérer un phénomène intolérable, celui de petits enfants qui, pour susciter la compassion, accompagnent des adultes qui mendient ; quand ils ne mendient pas eux-mêmes. Ils dorment, parfois, à même la rue ou dans des cabines téléphoniques. Certains sont hébergés la nuit, avec les adultes qui les accompagnent, dans des centres ou des hôtels payés par les pouvoir publics, et exposés le jour et en soirée afin d’apitoyer. D’autres habitent des bidonvilles insalubres où s’accumulent toutes les illégalités. Ces enfants sont, dans bien des cas, de simples objets exploités par des réseaux mafieux de traite humaine.
Les réalités sont proprement choquantes. Notamment au regard de la densité (institutionnelle et financière) du système de prise en charge sociale. Déclarations d’indignation mais aussi déclarations d’impuissance s’accumulent. Aux pétitions d’habitants outrés répondent souvent des pétitions de principe du type « il faut préserver la relation entre l’enfant et les parents » ou, dans un autre camp, « de toutes les manières, c’est culturel, pour ce genre de population ».
La tournée des experts, opérateurs et décideurs intrigue. La police se dit peu concernée ou peu suivie, même si les délits de provocation et d’exploitation des mineurs pour la mendicité sont, théoriquement, sévèrement condamnables. Les gradés répondent être au fait des sujets mais cherchent, d’abord, à démanteler les réseaux structurés. Les municipalités renvoient vers l’Etat, et vice-versa. Les ministères soulignent que les décisions sont du ressort du juge. Ce dernier, échaudé, mal informé ou bien avisé (c’est selon), peut classer sans suite et renvoyer, à son tour, aux travailleurs sociaux.
——— Encadré 1. Les diverses formes de la mendicité des enfants ———-
La mendicité n’a pas de contours juridiques. On peut en avoir une approche restrictive ou extensive. Dans une logique stricto sensu alors, il s’agit de sollicitations directes d’argent. Dans une logique lato sensu, il s’agit de solliciter de l’argent à partir d’activités auxiliaires comme la vente de journaux réputés être vendus par des sans-abri, la vente irrégulière dans la rue de fleurs ou gadgets, la production de services comme le lavage des vitres de véhicules, la signature de fausses pétitions, la pratique d’un instrument de musique. La mendicité, stricto sensu, peut être active (par sollicitation verbale) ou passive (à partir d’un carton posé à terre). La mendicité est essentiellement appel, plus ou moins vif, à la générosité des passants. La pratique, lato sensu, peut inclure quelques formes de ventes, d’interpellations ou de prestations artistiques. Un enfant peut mendier seul (à partir d’un certain âge), en groupe d’enfants ou bien en accompagnant un ou des adultes. Les enfants peuvent mendier de manière passive (dans les bras d’un adulte ou allongé à terre), ou de manière active lorsqu’ils mendient directement. Ils peuvent également être engagés dans les diverses activités auxiliaires, plus ou moins licites, à rapprocher de la mendicité.
Mendicité… | … stricto sensu | … lato sensu |
…passive | L’enfant accompagne un ou des adultes qui mendient. Il est souvent exposé comme élément pouvant susciter la compassion. | L’enfant accompagne un ou des adultes qui se livrent à diverses activités auxiliaires de la mendicité (vente, lavage de vitres, musique). |
… active | L’enfant mendie lui-même, soit en quémandant directement oralement, soit à partir d’objets (cartons, gobelets) qui matérialisent la sollicitation. | L’enfant vend ou exerce la prestation de service : il vend un journal, il joue de la musique, il propose une contrepartie. |
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Le sujet clive. Pour les uns, il s’agit d’un concours de rumeurs et de fantasmes qui vient faire le lit de positions conservatrices et liberticides. Pour d’autres, il s’agit d’un immense scandale qui appelle des réformes aussi fermes que radicales. Certains soulignent des success-stories de formidables intégrations quand d’autres rappellent les organisations criminelles structurées d’exploitation voire de revente des nourrissons. La chronique fait état, parfois, d’informations judiciaires, de condamnations, dans le cas de réseaux d’exploitation de mineurs, décrits ad nauseam quand ils sont démantelés. La une des quotidiens s’en empare de temps en temps. Les controverses morales et idéologiques se doublent de conflits politiques, administratifs et financiers sur les coûts et la répartition sur le territoire de la prise en charge de ces mineurs isolés ou accompagnés. Au fond, tout le monde a ses idées, ses expériences, ses impressions. Mais c’est surtout un sentiment général d’impuissance, personnelle et publique, qui prévaut.
Le sujet des enfants mendiants, comme celui des mineurs étrangers isolés, est de fait très complexe. Il en va de droits fondamentaux et de libertés publiques. Sur le plan européen, il en va notamment de la libre circulation des riches comme des pauvres dans l’Union. Il en va de la juste part que la France doit prendre dans l’accueil de la misère du monde (pour reprendre l’exacte expression de Michel Rocard). Il en va aussi des charges élevées pesant sur les collectivités publiques, en premier lieu les départements.
Le constat de complexité, face à ces enfants réduits ou conduits à mendier, ne doit pas décourager. Le droit est d’ailleurs là, avec des dispositions qui n’appellent qu’à être davantage mise en œuvre, même si certaines d’entre elles pourraient être clarifiées.
Il ne s’agit pas, avec ces lignes, de décrypter la question dans ses aspects juridiques les plus fouillés, mais d’en présenter les dimensions principales. La visée est d’indiquer que les textes, pénaux et sociaux, convergent pour protéger les enfants ainsi exposés et exploités.
Du pénal pour punir et empêcher
Après des siècles de coercition, d’assistance teintée de moralisation et/ou de punition, un nouvel édifice juridique s’est étendu depuis la Libération au sujet des mendiants et vagabonds et, plus globalement, de la pauvreté. A côté de la création de la Sécurité sociale, le système d’assistance que l’on aurait voulu faire disparaître avec la généralisation des assurances obligatoires s’est en fait renforcé. Avec l’ambition d’un Etat social à la fois assureur et protecteur, le vagabond et le mendiant – cibles emblématiques d’un droit classiquement guidé par le souci répressif – passent du droit pénal au droit social. Ils ne doivent plus être réprimés mais protégés ou rééduqués. Ils ne sont plus envisagés comme des asociaux mais considérés comme des assistés, dotés de droits économiques et sociaux[2].
L’exploitation de la mendicité et la mise en péril des mineurs sont très sévèrement punies par la loi. La mendicité a, certes, été sortie, en tant que délit, du Code pénal réformé en 1994. Mais dès cette réforme générale à l’égard de la mendicité, le législateur s’est soucié de la situation particulière des mineurs, en pénalisant la « provocation » des enfants à mendier.
Si vagabondage et mendicité ont été décriminalisés avec la réforme du Code pénal entrée en vigueur en 1994, certaines dispositions relatives à la mendicité avec enfants ont été introduites. Il en allait ainsi de l’article 227-20 : « Le fait de provoquer directement un mineur à la mendicité est puni de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 F d’amende. Lorsqu’il s’agit d’un mineur de moins de quinze ans, l’infraction définie par le présent article est punie de trois ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende ». Cette disposition a été abrogée en 2003, par la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieur (LSI ou Loi Sarkozy II), qui intègre des dispositions plus précises dans l’article 225-12-6 concernant non plus la provocation mais l’exploitation de la mendicité.
« L’exploitation de la mendicité est punie de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 75 000 Euros lorsqu’elle est commise :
1° A l’égard d’un mineur ;
2° A l’égard d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;
3° A l’égard de plusieurs personnes ;
4° A l’égard d’une personne qui a été incitée à se livrer à la mendicité soit hors du territoire de la République, soit à son arrivée sur le territoire de la République ;
5° Par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de la personne qui mendie ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions ;
6° Avec l’emploi de la contrainte, de violences ou de manœuvres dolosives sur la personne se livrant à la mendicité, sur sa famille ou sur une personne étant en relation habituelle avec elle ;
7° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteurs ou de complices, sans qu’elles constituent une bande organisée. »
Depuis cette loi, le Code pénal, dans article 225-12-5, précise également ce qu’est l’exploitation de la mendicité.
« L’exploitation de la mendicité est le fait par quiconque de quelque manière que ce soit :
1° D’organiser la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit ;
2° De tirer profit de la mendicité d’autrui, d’en partager les bénéfices ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la mendicité ;
3° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la livrer à la mendicité, ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire ;
4° D’embaucher, d’entraîner ou de détourner à des fins d’enrichissement personnel une personne en vue de la livrer à l’exercice d’un service moyennant un don sur la voie publique.
Est assimilé à l’exploitation de la mendicité le fait de ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en exerçant une influence de fait, permanente ou non, sur une ou plusieurs personnes se livrant à la mendicité ou en étant en relation habituelle avec cette ou ces dernières.
L’exploitation de la mendicité est punie de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 45 000 Euros. »
Les peines sont lourdes et peuvent être alourdies dans certaines circonstances. Ainsi l’article 225-12-7 dispose que l’exploitation de la mendicité d’autrui est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1 500 000 Euros d’amende lorsqu’elle est commise en bande organisée.
Un problème régulièrement soulevé est celui de la mendicité des très petits enfants. En effet, on ne saurait soutenir qu’un nourrisson, quand il est endormi dans les bras d’une autre personne, mendie. Les textes précisent tout de même bien que ces très jeunes enfants ne sauraient être exploités pour susciter sympathie et compassion dans un acte de mendicité.
L’article 227-15 assimile le maintien d’un enfant de moins de six ans sur la voie publique dans le but de solliciter la générosité des passants au délit de privation de soins[3].
« Le fait, par un ascendant ou toute autre personne exerçant à son égard l’autorité parentale ou ayant autorité sur un mineur de quinze ans, de priver celui-ci d’aliments ou de soins au point de compromettre sa santé est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
Constitue notamment une privation de soins le fait de maintenir un enfant de moins de six ans sur la voie publique ou dans un espace affecté au transport collectif de voyageurs, dans le but de solliciter la générosité des passants. »
La question, autour de la reconnaissance de cette privation de soins pour des enfants de moins de six ans exposés par des adultes en vue de mendier, est compliquée. Le problème se situe dans le fait que ce n’est pas la mendicité en soi qui constitue un délit mais la « privation de soins ». Cette dernière n’est pas immédiate à évaluer. Et, saisi, le tribunal va dans le sens de la relaxe lorsque le délit ne lui apparaît pas constitué. La Cour de Cassation a même rendu un arrêt, le 13 octobre 2005, sur ce point. La Cour, réfutant le ministère public, insistait sur le caractère non établi de l’altération de la santé de l’enfant concerné. Les pièces produites révélant que l’enfant était en bonne santé n’ont pas permis de condamner l’adulte incriminé.
Dit plus nettement, le simple fait de mendier avec un enfant n’est pas constitutif du délit de privation de soins. L’incrimination d’utilisation d’un mineur à des fins de mendicité réclame que la santé de l’enfant – s’il ne mendie pas lui-même – ait été compromise. Il n’en va pas de même lorsque cet enfant mendie lui-même, ce qui peut être établi pour de très petits enfants qui, dès deux ou trois ans, tendent la main ou sont délibérément positionnés devant des gobelets devant recueillir de la monnaie. Pour les autres cas, il faut vérifier l’existence d’un danger réel et la compromission de la santé de l’enfant. Ce qui doit inviter à des enquêtes poussées.
On peut souhaiter, sur ce point sophistiqué mais important[4], une évolution législative, ou bien une inflexion de la jurisprudence, car dans tous les cas il certainement des « fins d’exploitation » en exposant ainsi les enfants.
Toutes ces dispositions pénales, plus ou moins aisément applicables, sont rappelées dans d’autres Codes. Il en va ainsi de l’article L4741-8 du Code du travail qui y fait référence en rappelant que « Le fait d’employer des mineurs à la mendicité habituelle, soit ouvertement, soit sous l’apparence d’une profession, est puni des peines prévues aux articles 225-12-6 et 227-29 du code pénal ». Il en va également de l’article L313-5 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile qui rappelle que le titre de séjour peut être retiré à l’étranger passible de poursuites pénales sur le fondement de ces articles.
Certaines dispositions, codifiées ailleurs que dans le Code pénal, peuvent constituer de solides bases juridiques pour agir contre l’exploitation à la mendicité. Ainsi, l’article L4153-7 du Code du travail semble limpide pour ce qui concerne, dans le contexte de délaissement parental voire de traite humaine, le fait de laisser les enfants sous la conduite de personnes se livrant à la mendicité. L’article L4743-2, créé par la loi du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures, précise les peines encourues.
« Il est interdit aux père, mère, tuteurs ou employeurs, et généralement à toute personne ayant autorité sur un enfant ou en ayant la garde, de le placer sous la conduite de vagabonds, de personnes sans moyens de subsistance ou se livrant à la mendicité. » (Article L4153-7).
« Est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 75 000 euros le fait, pour le père, la mère, le tuteur ou l’employeur, et généralement toute personne ayant autorité sur un enfant ou en ayant la garde, de le placer sous la conduite de vagabonds, de personnes sans moyen de subsistance ou se livrant à la mendicité, en méconnaissance des dispositions de l’article L. 4153-7.
La condamnation entraîne de plein droit, pour les tuteurs, la destitution de la tutelle. Les pères et mères peuvent être privés de l’autorité parentale. » (L4743-2).
Relevons que si le sujet de la mendicité, en général, a fait l’objet au début des années 2000 d’oppositions partisanes plutôt musclées (certains estimant qu’il fallait agressivement lutter contre la mendicité agressive, d’autres qu’il y avait là une inflexion vers une nouvelle criminalisation de toute mendicité), ces différences partisanes se sont atténuées. Sans entrer dans les disputes qui ont accompagné, au cours des années 2000, les discussions puis le vote des orientations de sécurité intérieure, il faut noter que l’exploitation de la mendicité des enfants a vu ainsi ses sanctions renforcées, par une nouvelle majorité politique[5]. Ainsi, la loi du 5 août 2013, transposant la directive 2011/36/UE du Parlement européen concernant la prévention de la traite des êtres humains[6], définit-elle, dans un article 225-4-1 du Code pénal, la traite des êtres humains, comme « le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation » dans diverses circonstances, dont l’exploitation de la mendicité. Cette traite des êtres humains est punie de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende. Si cette traite s’exerce à l’égard d’un mineur, elle est punie de dix ans d’emprisonnement et de 1,5 million d’euros d’amende.
Le droit positif, sur ce premier registre pénal, n’est donc en rien aveugle à l’exploitation de la mendicité des enfants. Les peines prévues sont même singulièrement lourdes. Reste bien entendu toujours le délicat problème de la qualification des faits. Le soin d’apprécier les éléments constitutifs des délits est laissé aux tribunaux. Mais signalons que toute personne croisant des enfants qui mendient, oui qui sont exposés par d’autres personnes qui mendient, est parfaitement fondée à s’inquiéter auprès de la police ou de la gendarmerie. Et demander ainsi aux forces de l’ordre d’intervenir, non pas sur un fondement de trouble à l’ordre public mais bien de défauts de soins, de mauvais traitements et/ou d’exploitation d’êtres humains. Ce qui est – on en conviendra – autrement plus grave.
Du social pour prévenir et protéger
En termes juridiques, sur le registre social, c’est de protection de l’enfance et d’aide sociale à l’enfance (ASE) qu’il s’agit. Et si les racines, pour les législations nationales, ne sont pas aussi anciennes que pour le Code pénal, elles datent tout de même de la fin du XIXème siècle quand deux textes établissent le principe d’une intervention publique pour la protection des enfants maltraités ou abandonnés (loi du 24 juillet 1889) et pour réprimer les violences commises contre les enfants (loi du 19 avril 1898). Tout l’ensemble institutionnel aujourd’hui rassemblé dans l’expression « protection de l’enfance » a connu de nombreuses mutations avec le temps[7]. Certaines notions fondatrices et certains mécanismes anciens demeurent. Code civil et Code de l’action sociale et des familles insistent ainsi sur le « danger » pour l’enfant. La protection de l’enfance est fondée à intervenir en cas de danger, voire de « risque de danger », pour sa santé, sa sécurité, sa moralité. Elle est fondée à agir lorsqu’un mineur est confronté à des comportements des adultes exerçant l’autorité parentale pouvant le mettre en danger mais aussi pouvant compromettre les conditions de son développement et de son éducation. Dans les années 1980 la notion de danger a été complétée par celles de maltraitance, de mauvais traitement, de négligence. Le nœud de la protection de l’enfance, comme d’une grande partie de cet édifice plus large qu’est la politique familiale, se trouve dans la recherche et la mise en œuvre de « l’intérêt de l’enfant ». Cette notion clé de voûte est toujours délicate à apprécier tout comme le sont les responsabilités des adultes et l’intensité des problèmes posés par des conditions de vie problématiques.
La protection de l’enfance tient en deux volets : une protection sociale (que l’on disait auparavant « administrative ») ; une protection judiciaire. Dans le premier cas, très généralement en accord avec les parents, il s’agit, dans une optique préventive, de services et prestations visant à améliorer les conditions de l’enfant. Dans le second cas, la situation et les comportements des titulaires de l’autorité parentale (les parents dans la très grande majorité des cas) peuvent appeler une intervention du juge des enfants. Celui-ci, toujours soucieux de préserver les liens entre les parents et les enfants (autre clé de voûte du dispositif de protection de l’enfance, dans sa forme contemporaine), peut aller jusqu’à remettre en cause l’autorité parentale. Le juge des enfants peut décider de mesures d’assistance éducative. Celles-ci, prioritairement, doivent permettre à l’enfant de demeurer avec ses parents avec, par exemple, un suivi par des travailleurs sociaux. Mais elles peuvent aller jusqu’à des décisions de confier l’enfant à un autre membre de la famille, ou bien à un établissement spécialisé.
——— Encadré 2. Près de 150 000 enfants confiés à l’ASE en 2012 ———-
Le nombre de mesures prises au titre de l’ASE augmente régulièrement. Il atteint plus de 300 000 en 2012. Les enfants suivis dans le cadre d’actions éducatives a? domicile ou en milieu ouvert sont un peu plus nombreux que ceux accueillis (auparavant on disait « placés ») en dehors de leur environnement familial. Près de 150 000 enfants sont donc « confiés » à l’ASE (auparavant on disait « à la DAS »). Notons que le nombre d’enfants placés directement par le juge diminue depuis quelques années. 14 % d’entre eux ont moins de 6 ans. La moyenne d’âge des enfants placés est de 12 ans. Ils sont accueillis, dans 60 % des cas, en famille d’accueil et, dans 40 % des cas, en établissement. En termes de dépense publique, les départements consacrent plus de 5 milliards d’euros aux placements. Le coût d’un placement, qui peut grandement varier, est en moyenne de 3 000 euros par mois.
Source : DREES
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La protection judiciaire est subsidiaire. En clair, ce n’est que lorsque les recours à une protection sociale sont épuisés ou s’avèrent inefficaces qu’il doit être possible d’envisager une protection judiciaire. Et ce qui prime alors encore c’est le maintien des relations parents/enfants.
Depuis les années 1980, l’Aide Sociale à l’Enfance est une compétence obligatoire du département. Depuis 2007, le conseil général a été consacré comme chef de file de l’action sociale, de la protection de l’enfance en particulier. C’est au département que doivent être adressées les « informations préoccupantes » (on disait auparavant « signalements »).
Ce sont, dans le Code de l’action sociale et des familles, les articles L221-1 à L221-9, réformés par la loi du 5 mars 2007, qui régissent ce service d’assistance confié au conseil général.
« Le service de l’aide sociale à l’enfance est un service non personnalisé du département chargé des missions suivantes :
1° Apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l’autorité parentale, confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social, qu’aux mineurs émancipés et majeurs de moins de vingt et un ans confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur équilibre ;
2° Organiser, dans les lieux où se manifestent des risques d’inadaptation sociale, des actions collectives visant à prévenir la marginalisation et à faciliter l’insertion ou la promotion sociale des jeunes et des familles,
3° Mener en urgence des actions de protection en faveur des mineurs mentionnés au 1° du présent article ;
4° Pourvoir à l’ensemble des besoins des mineurs confiés au service et veiller à leur orientation, en collaboration avec leur famille ou leur représentant légal ;
5° Mener, notamment à l’occasion de l’ensemble de ces interventions, des actions de prévention des situations de danger à l’égard des mineurs et, sans préjudice des compétences de l’autorité judiciaire, organiser le recueil et la transmission des informations préoccupantes relatives aux mineurs dont la santé, la sécurité, la moralité sont en danger ou risquent de l’être ou dont l’éducation ou le développement sont compromis ou risquent de l’être, et participer à leur protection ;
6° Veiller à ce que les liens d’attachement noués par l’enfant avec d’autres personnes que ses parents soient maintenus, voire développés, dans son intérêt supérieur ».
L’article L226-3 vient préciser la manière dont doivent s’organiser le recueil et le traitement, au niveau départemental, des « informations préoccupantes », même si cette notion d’information préoccupante fait l’objet de discussions fouillées.
« Le président du conseil général est chargé du recueil, du traitement et de l’évaluation, à tout moment et quelle qu’en soit l’origine, des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l’être. Le représentant de l’Etat et l’autorité judiciaire lui apportent leur concours.
Des protocoles sont établis à cette fin entre le président du conseil général, le représentant de l’Etat dans le département, les partenaires institutionnels concernés et l’autorité judiciaire en vue de centraliser le recueil des informations préoccupantes au sein d’une cellule de recueil, de traitement et d’évaluation de ces informations.
Après évaluation, les informations individuelles font, si nécessaire, l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire.
Les services publics, ainsi que les établissements publics et privés susceptibles de connaître des situations de mineurs en danger ou qui risquent de l’être, participent au dispositif départemental. Le président du conseil général peut requérir la collaboration d’associations concourant à la protection de l’enfance. »
Un décret du 7 novembre 2013 est venu apporter une définition – encore discutée – de l’information préoccupante, maintenant codifiée en article R226-2-2 du Code de l’action sociale et des familles.
« L’information préoccupante est une information transmise à la cellule départementale mentionnée au deuxième alinéa de l’article L. 226-3 pour alerter le président du conseil général sur la situation d’un mineur, bénéficiant ou non d’un accompagnement, pouvant laisser craindre que sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être.
La finalité de cette transmission est d’évaluer la situation d’un mineur et de déterminer les actions de protection et d’aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier. »
Le point de débat est de savoir ce qui est véritablement « préoccupant ». Tout comme en droit pénal il n’est pas forcément évident de qualifier un délit d’exploitation de la mendicité et/ou de privation de soins, en droit social une information préoccupante ne va pas forcément d’elle-même.
Services sociaux et tribunaux agissent déjà
On le voit, les textes sont denses et permettent d’apprécier à leur aune la situation des enfants mendiants. Mais qu’il s’agisse du pénal ou du social c’est au juge, lorsqu’il est saisi, de se prononcer afin de mesurer la constitution du délit (en ce qui concerne l’exploitation des enfants, la privation de soins) et/ou la mise en danger (pour permettre la mise en œuvre d’une protection et, le cas échéant, d’un placement). Encore faut-il qu’il soit saisi.
Contre une idée reçue, les pouvoirs publics ne font pas rien. Au contraire. Sur le plan social, les situations sont plutôt bien connues et cernées. Des équipes de maraude vont au devant des personnes et groupes, souvent avec enfants, qui mendient dans les rues. Les associations, et singulièrement La Croix Rouge, sillonnent les rues[8]. Les services en charge de l’aide sociale à l’enfance sont souvent au courant, de manière assez détaillée, des conditions de vie de ces enfants et des évolutions de ces conditions. Sur le plan pénal, les tribunaux, après signalement, surveillance et intervention des forces de police, rendent des décisions. Et depuis longtemps. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 16 décembre 2002, a ainsi condamné huit personnes à des peines d’emprisonnement et d’interdiction du territoire français pour provocation directe de mineurs à la mendicité. Cette même cour avait également condamné, le 15 février 2002, à 500 euros d’amende le parent d’un enfant de moins de six ans qui était exposé dans le but de solliciter la générosité des passants. La cour d’appel d’Aix en Provence a condamné le 25 juin 2008 à six mois d’emprisonnement une femme, prévenue d’exploitation de la mendicité, déclarée coupable d’avoir organisé la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit.
On pourrait ainsi picorer plus avant dans la jurisprudence ou dans les bilans sociaux produits par le secteur associatif, voire dans le détail d’affaires plus ou moins retentissantes. On mettrait ainsi au jour une évidence : il y a action. Mais il y aussi une large insatisfaction. D’où la nécessité de faire des propositions. En voici déjà une consistant, simplement, à rappeler ce que le droit dit.
Que les pouvoirs publics agissent : d’abord une simple circulaire
Une simple circulaire ne saurait remplacer une action publique résolue. Elle peut toutefois l’incarner. Sans dispositions neuves, une circulaire (dont il faudrait choisir les signatures) peut tout à fait incarner le volontarisme. Elle ne contiendrait que le rappel du droit positif, tout en soulignant la volonté d’agir du gouvernement. Cette circulaire pourrait, dans son titre, être « relative à l’exploitation des enfants à des fins de mendicité ». Elle préciserait ce qu’il en est du droit applicable, sur les deux plans social et pénal. Accompagnée, en annexe, d’un récapitulatif des sanctions, elle actualiserait le dispositif juridique qui peut être mis en œuvre.
L’idée de cette circulaire n’a rien d’impossible, ni n’inédit. Il en est allé ainsi d’une circulaire, en 2011, « relative à l’exploitation animale à des fins de mendicité ». Les autorités semblent plus aisément mobilisables quand il s’agit de rappeler le droit en matière d’exploitation des animaux plutôt qu’en matière d’exploitation des enfants. En tout état de cause, le 13 mai 2011, une circulaire cosignée par, d’une part, le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques et, d’autre part, la directrice générale de l’alimentation, a ainsi été envoyée aux préfets.
——— Encadré 3. Circulaire sur les animaux exploités pour la mendicité (extraits) ———-
Notre attention a été appelée sur le développement de la mendicité de voie publique en présence d’animaux domestiques, notamment de chiens ou de chats, afin d’apitoyer les passants. Si la présence de chiens ou chats, qui apportent un réconfort à des personnes souvent dans une grande détresse, peut être acceptée, il convient de s’assurer qu’ils sont gardés dans des conditions conformes à la réglementation en vigueur en matière de protection animale, de sécurité et de santé publiques. L’animal est reconnu comme un « être sensible » et le droit de chacun de détenir des animaux est accordé sous certaines conditions et sous réserve de ne pas exercer sur eux de mauvais traitements. Les mauvais traitements peuvent être constitués tant par des violences que par des défauts de soins (privation de nourriture ou d’abreuvement, animaux laissés sans soins en cas de maladie ou de blessure, animaux détenus dans des conditions insalubres, etc.). À ce titre, certains dispensaires (dont les coordonnées sont disponibles auprès des directions départementales en charge de la protection des populations) peuvent aussi prendre en charge les soins aux animaux et cette disposition peut être, à titre préventif, rappelée aux personnes sans domicile fixe. De plus, aux termes de l’article R. 654-1 du code pénal, hors le cas prévu par l’article 511-1 de ce même code, le fait, sans nécessité, publiquement ou non, d’exercer volontairement des mauvais traitements envers un animal domestique ou apprivoisé ou tenu en captivité est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe. Lorsque les mauvais traitements sont empreints d’une gravité ou d’une intentionnalité particulières, ils peuvent être qualifiés de sévices graves et d’acte de cruauté au sens de l’article 521-1 du code pénal qui prévoit des sanctions délictuelles pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende. Est puni des mêmes peines l’abandon d’un animal domestique. Par ailleurs, l’article 99-1 du code de procédure pénale donne au procureur de la République (ou au juge d’instruction quand il est saisi) le pouvoir de placer l’animal dans un lieu de dépôt prévu à cet effet ou de le confier à une fondation ou à une association de protection animale reconnue d’utilité publique ou déclarée.
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Conclusion. Réalisme et fermeté
Si volontarisme et fermeté doivent être, de notre point de vue, de mise, ne serait-ce que pour faire valoir le droit, l’approche réaliste consiste à bien faire le partage entre tous les aspects de la situation. Tous les enfants mendiant dans la rue avec des adultes ne sont pas exploités. Et il n’y a pas toujours traite humaine, défaut de soins, ou mauvais traitements. Il y a alors d’abord détresse et désarroi de parents avec leurs enfants. Symétriquement, tous les enfants mendiant dans la rue avec des adultes ne sont pas avec leurs parents qui les aiment mais peuvent se retrouver avec des gens (parents ou non) qui les abusent et maltraitent. Tout ceci signifie qu’il ne faut certainement pas agir automatiquement dans le sens, notamment, d’un placement. Mais que systématiquement on puisse agir, avec la perspective, d’une part, d’une séparation entre des enfants exploités et des adultes qui les maltraitent, et, d’autre part, d’une action résolue pour permettre à la cellule familiale solide et aimante (lorsque c’est le cas) de ne pas se dissoudre ! Au final, c’est au juge de trancher. Bien entendu.
Cette contribution n’épuise pas le sujet. Il y aurait encore de nombreuses remarques à faire sur les évolutions de la jurisprudence, de la qualification de la mendicité, de la caractérisation du défaut de soins et des mauvais traitements (voire de l’esclavage et de la servitude), sur les priorités et moyens de l’aide sociale à l’enfance, sur le réalisme de l’européanisation souhaitable du dossier[9]. Mais concluons pour l’instant. La compassion pour ces enfants passe par la mise en application du droit, par de la dureté à l’égard des adultes qui les exploitent et par des places d’accueil afin de les mettre à l’abri et leur offrir un avenir meilleur. C’est aussi simple et aussi compliqué que cela.
[1]. Cet article s’appuie sur un travail d’observation de situations d’enfants accompagnant dans la rue, en France, des adultes qui mendient. Elle est également nourrie de nombreux échanges avec des intervenants de la chaine de prise en charge du phénomène (du travailleur social au juge en passant par le policier, du professeur de droit au bénévole associatif en passant par le conseiller technique de cabinet ministériel). Elle constitue la partie descriptive d’un travail plus prescriptif qui est là pour susciter le débat. Celui-ci a débuté à partir d’une chronique dans les Actualités sociales hebdomadaires (26 avril 2013). On en trouvera d’autres développements sur le site de la Fondation pour l’innovation politique. www.fondapol.org/
[2]. On se permet de renvoyer, pour davantage de précisions, à Julien Damon, La Question SDF. Critique d’une action publique, Paris, PUF, 2012 ; Julien Damon, « Zéro SDF : un objectif souhaitable et atteignable », Droit social, n° 3, 2008, pp. 349-359 ; Julien Damon, « Vagabondage et mendicité : délits périmés, contrôle persistant », in Laurent Mucchielli et Philippe Robert (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, pp. 120-129 ; Julien Damon, « La mendicité : traque publique, ressource privée », Recherches et Prévisions, n° 50/51, 1998, pp. 109-127.
[3]. Notons que, dans un circulaire du 3 juin 2003, de la direction des affaires criminelles et des grâces, la Chancellerie soulignait que « Bien évidemment, en cas de constatation de ces infractions par les services de police ou de gendarmerie et de placement en garde à vue de leur auteur, le magistrat du parquet de permanence devra ordonner le placement du mineur en bas âge dès le début de la procédure. »
[4]. Sur les difficultés à interpréter la formule « au point de compromettre sa santé » de l’article 227-15 et sur les ambiguïtés de la décision de la Cour de cassation, voir Jean-Yves Maréchal, « La privation de soins ou d’aliments : une infraction de prévention ? », Recueil Dalloz Sirey, octobre 2006, pp. 2446-2449. Pour une autre analyse, voir Jean-Luc Rongé, « Mendicité avec enfant… Le dilemme », Journal du droit des jeunes, n° 308, 2011, pp. 8-10.
[5]. Signalons que le souci d’aller plus avant dans la pénalisation de la mendicité avec enfants n’est pas l’apanage d’une droite qualifiée de sécuritaire. Ainsi Claude Bartolone, Président socialiste de l’Assemblée nationale, s’est prononcé le 6 octobre 2013 en faveur d’une action plus résolue et d’un droit mieux adapté. «Lorsque vous avez des journées entières des mères en particulier», qui mendient «avec des enfants en bas âge, il y a des choses qui ne peuvent pas être acceptées», a-t-il assuré sur les ondes de Radio J. Et d’ajouter : « Lorsque l’on a des enfants et des mères dans une telle situation, il faut être capable de les aider. Les collectivités locales savent le faire, il y a l’aide sociale à l’enfance, un certain nombre de structures qui permettent de prendre en compte ce genre de choses ».
[6]. Cette directive a pour objet d’intégrer dans « l’acquis » de l’Union les dispositions de la convention du Conseil de l’Europe relative à la lutte contre la traite des êtres humains, signée à Varsovie le 25 octobre 2007 (ratifiée par la France et entrée en vigueur en 2008).
[7]. Pour une synthèse, voir Michel Borgetto, Robert Lafore, L’aide et l’action sociales, Paris, La Documentation française, 2013.
[8]. Ces « maraudes » pédestres ou motorisées ont, à Paris, ceci d’étrange qu’il y a probablement maintenant autant de « maraudeurs » que de sans-abri. Mais c’est une autre histoire. En tout cas, ceci indique bien que les situations sont connues.
[9]. À ce sujet de l’européanisation, voir l’analyse contenue dans Julien Damon, « Pour une agence européenne en faveur des sans-abri », Revue de droit sanitaire et social, vol. 43, n° 5, 2007, pp. 887-895 et, pour un texte récent, voir la Résolution du Parlement européen du 16 janvier 2014 sur une stratégie de l’Union européenne pour les personnes sans-abri (2013/2994(RSP)).
« Politiques familiales et allocations familiales : traits et évolutions », Revue de droit sanitaire et social, n° 6, 2013, pp. 987-997.
Politiques familiales et allocations familiales
Traits et évolutions
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po (Master Urbanisme)
www.eclairs.fr
L’essentiel
Les politiques familiales campent en bonne place au sein de l’édifice français de protection sociale. En leur cœur historique se trouvent les allocations familiales, cette prestation souvent confondue avec l’ensemble des prestations familiales. Les politiques familiales à la française se distinguent par des traits spécifiques : haut niveau de dépense, institutionnalisation poussée, diversité des instruments, centration sur les problématiques de fécondité, gouvernance éclatée. Dans ce panorama, qui est affecté par les évolutions familiales, les allocations familiales n’ont plus la place qu’elles ont pu occuper. Régulièrement discutées, notamment pour être modulées en fonction des ressources des parents, elles sont, de fait, concurrencées par d’autres priorités. Il en va notamment ainsi de l’accueil de la petite enfance, un domaine d’intervention publique qui prend toujours davantage d’importance.
Mots-clés : Politique familiale * Allocations familiales * Petite enfance * Sécurité sociale * Prestations * Investissement social
L’ensemble institutionnel et financier constitué par les politiques familiales ne dispose pas, en France, et a fortiori dans le contexte international, de délimitation organique indiscutable. L’expression est une facilité de langage destinée à rassembler des dispositifs nés à diverses époques, conçus avec des visées variées, appuyés sur des conceptions différentes et qui désignent désormais un mécanisme socio-fiscal plus ou moins consistant selon les pays.
Concrètement, les politiques familiales sont des programmes publics qui identifient les familles comme cibles d’actions mises en œuvre pour modifier les ressources des ménages, la vie quotidienne des enfants et des parents, les équilibres domestiques, la dynamique démographique d’un pays, voire les structures familiales elles-mêmes.
La France tient la famille en haute considération symbolique, politique et économique. Les politiques familiales françaises sont très denses (ne serait-ce que sur un plan financier), expressément formulées (même si incarnées par un assortiment composite d’institutions et de prestations), soutenues, dans leur principe général, par toutes les formations politiques. Elles bénéficient d’un regard positif, aussi bien à l’échelon national qu’à l’étranger, en raison d’un niveau de fécondité relativement élevé au sein des économies avancées (même si le lien entre dépenses de politique familiale et niveau de fécondité peut être discuté).
Dans cette contribution, on s’intéressera, d’abord, à ce qui fait la diversité et le pluriel des politiques familiales. On mettra, ensuite, en évidence dix spécificités des politiques familiales en France. Enfin, on montrera combien les allocations familiales sont aujourd’hui concurrencées, en faits et en idées, par d’autres priorités, dont l’accueil de la petite enfance.
Le pluriel des politiques familiales
Il importe de noter combien l’année 2013 aura été marquée par une puissante mobilisation contre le projet de « mariage pour tous ». Les échanges et polémiques autour du mariage homosexuel ont certainement ravivé les feux de controverses qui, avec le temps, avaient été apaisées. Le thème de la famille qui depuis le début des années 2000 faisait globalement consensus est, à nouveau, disputé. Il est bien tôt pour savoir ce que seront les conséquences des clivages et fractures qui se sont (ré)ouvertes. Mais ces évènements, dans la rue comme dans le droit, n’enlèvent probablement rien à un constat général, celui de l’acceptation du pluriel pour les politiques familiales comme, à moindre raison peut-être, pour les formes familiales. Le pluriel est de rigueur pour les politiques familiales françaises car il signe l’évolution même de ce pan de l’intervention publique et de la conception sous-jacente de la famille. Alors qu’originellement, la politique familiale portait sur la famille, ce sont désormais les familles qui sont concernées. Il n’y a pas seulement là un jeu, au fond assez classique, de mots et d’écriture. Le pluriel, célébré par certains, regretté par d’autres, est largement accepté. Significativement, la codification du droit est passée, dans les années 2000, d’un Code de la famille et de l’aide sociale à un Code de l’action sociale et des familles[1].
En France, la famille est depuis très longtemps envisagée comme une institution intermédiaire, cruciale, à la charnière des domaines public et privé. Aussi, depuis la fin du XIXe siècle, les interventions sociales en direction spécifique de la famille, et ce jusqu’aux années 1960, se sont-elles surtout intéressées à une forme particulière de famille : celle du père employé et de son épouse au foyer pour élever leurs enfants. Désormais, la palette des prestations, dispositifs et établissements sociaux cherche à s’adapter à la diversification des structures familiales[2].
Le pluriel, sur le plan de l’action publique, se justifie plus encore si l’on considère les politiques familiales au niveau international[3]. Il n’existe pas dans tous les pays de l’Union européenne et de l’OCDE une politique familiale cohérente et explicite. L’expression, d’ailleurs, n’a dans certains pays ni traduction possible ni grand sens. Et ils n’ont pas tous un département ministériel pour la famille, ni même une structure administrative dédiée. Néanmoins, on trouve partout un cadre juridique et des moyens pour réguler la vie privée (mariage, héritage, etc.), réduire les inégalités entre ménages avec et sans enfants et faciliter le quotidien des familles. Les options divergent sur les formes, le contenu et l’étendue des actions. Les politiques familiales diffèrent grandement selon la distribution des responsabilités et des obligations à l’égard des membres de la famille, entre les pouvoirs publics, les familles elles-mêmes, le marché et la société civile (églises, associations).
Tous les gouvernements n’identifient pas explicitement la famille comme cible. Dans les pays du Sud de l’Europe, et plus largement dans les pays de tradition catholique, il s’agit d’intervenir en direction de la famille. Mais dans les pays du Nord, majoritairement protestants, les prestations correspondent plutôt à des droits dirigés individuellement vers les enfants.
Qu’il y ait ou non une politique explicitement familiale, on trouve désormais dans tous les pays, au moins dans l’Union européenne, des mesures et programmes développés autour de trois grands types d’objectifs : la redistribution des revenus ; le soutien à la natalité ; la promotion de l’égalité entre hommes et femmes.
Certains États poursuivent simultanément les trois objectifs ; d’autres se concentrent sur un seul d’entre eux. Avec le temps et les événements, l’objectif principal peut évoluer. La Belgique et la France ont historiquement développé une politique familiale à visée nataliste. L’Italie, le Portugal et l’Espagne, après leur accès à la démocratie, se sont au contraire longtemps refusé à investir expressément en ce sens, associant cette démarche à leur passé totalitaire et patriarcal. Dans les pays d’Europe centrale et orientale qui ont rejoint l’Union européenne en 2004, les problèmes de déclin démographique ont justifié la promotion de mesures familiales. Pour autant, dans ces pays qui ont fait l’expérience d’une conception de la famille annexée à l’État, l’aversion à l’intervention étatique dans l’espace privé peut être forte. Il en va de même, en dehors de l’Europe, dans des pays comme le Japon ou la Corée du Sud, frappés par de très faibles niveaux de fécondité et marqués par des conceptions très traditionnelles des rôles masculin et féminin, n’appelant pas de politique publique (ou seulement résiduelle).
Dans les pays scandinaves et en France, la politique familiale est hautement structurée et légitimée. À l’inverse, au Sud et à l’Est, les mesures renvoyant à la politique familiale sont souvent hésitantes, sans cohérence et parfois contestées. Entre ces deux pôles, on trouve des pays, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, où la rhétorique pro-familiale est désormais très présente, mais où les acteurs politiques demeurent souvent réticents à l’idée d’intervenir dans la vie privée. Dans le cas anglais, les très hauts niveaux de pauvreté chez les enfants ont conduit les gouvernements à investir massivement à partir de la fin des années 1990 dans le soutien aux familles défavorisées, en se fixant même l’objectif ambitieux d’éradiquer la pauvreté infantile d’ici 2020. En Allemagne, ce sont les préoccupations démographiques qui ont amené les pouvoirs publics à mettre en place des mesures visant à aider les femmes à mieux concilier désir d’enfant et aspirations professionnelles. Il est même prévu, depuis 2013, que tous les enfants allemands disposent d’un droit personnel – à faire valoir – pour un mode de garde.
Les législations nationales reflètent des particularités historiques, philosophiques et religieuses. Il en ressort des normes juridiques comprenant des dispositions très variées pour ce qui relève des droits et devoirs respectifs des conjoints, de l’autorité parentale, ou encore des obligations réciproques des membres de la famille.
Les différences en matière de montants de règles d’attribution des prestations familiales illustrent cette diversité dans le domaine social. On trouve des points communs dans la mesure où pour déterminer le niveau des prestations, le rang de l’enfant dans la fratrie, le nombre des enfants et leur âge sont très généralement pris en considération. Les paramètres sont cependant disparates. En Autriche, en Belgique, au Danemark, en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas et au Portugal, les prestations augmentent avec l’âge de l’enfant. L’âge limite pour le service des prestations familiales est de 16 ans en Irlande, au Portugal, en Suède et au Royaume-Uni, de 17 ans aux Pays-Bas, de 20 ans en France, et 18 ans ailleurs[4].
Les logiques, l’organisation et les instruments des politiques familiales se composent à partir d’un ensemble d’outils que n’utilisent pas tous les pays (prestations sociales, équipements, allégements fiscaux, congés parentaux, etc.). Les États mettent plus ou moins l’accent sur des prestations monétaires ou sur des équipements et services. La France, en particulier pour ce qui concerne l’accueil des petits enfants, se situe parmi les pays qui privilégient les prestations en espèces par rapport aux prestations en nature (services et équipements). Pour la seule branche famille de la Sécurité sociale, 95 % des dépenses sont constituées de dépenses directes vers la famille, 5 % sont consacrées au financement des équipements et des services.
Les clivages sont également prononcés pour ce qui relève des prestations sous condition de ressources. Les pays d’Europe du Nord à tradition universaliste s’opposent au Royaume-Uni où la majorité des prestations familiales sont sous condition de ressources. Autre dissemblance, le montant des prestations varie de 1 à 15, entre les pays les plus généreux, comme le Luxembourg, et les pays du Sud qui accordent les allocations les plus faibles.
Tous ces contrastes relatifs aux montants et à l’organisation des dépenses en direction des familles ne s’expliquent pas simplement par l’histoire, la prégnance des problèmes démographiques ou le niveau de richesse des pays. Ils reflètent aussi les choix et la volonté politiques des gouvernements[5].
Dix spécificités des politiques familiales en France
Après le balayage de la diversité des politiques familiales, on peut mettre en lumière dix spécificités françaises. Cet exercice permet de recenser certains traits qui distinguent totalement la France (comme le fait d’être le seul pays dans l’UE à ne pas servir d’allocations familiales au premier enfant), et d’autres traits qui sont tout simplement plus prononcés que dans la plupart des autres pays (comme l’adhésion même de la population à l’idée qu’il faut soutenir les familles).
1. Dans le concert international, la France se distingue d’abord par l’ampleur de son investissement dans les politiques familiales. Si les nomenclatures et paramètres peuvent être longuement discutés, les comparaisons établies par l’OCDE sont claires : la dépense publique, rapportée au PIB, compte parmi les importante, avec près de 4 % du PIB affectés, en France, à la politique familiale[6]. Si l’on veut être plus précis, il faut indiquer qu’en 2007, il en allait très clairement ainsi dans la zone OCDE, si l’on prend en compte les dépenses publiques de politique familiale, rapportées au PIB, sous les trois formes des avantages fiscaux, des services et des prestations monétaires. En 2009, toujours avec la même source OCDE, il n’en allait plus exactement de même. La France était, dans le palmarès OCDE de la dépense de politique familiale, en quatrième position. Elle se situait notamment derrière le Royaume-Uni et l’Irlande. Ces deux pays, de tradition dite libérale pour ce qui concerne la protection sociale, ont beaucoup investi pour lutter contre la pauvreté infantile.
2. Une palette très développée d’instruments (prestations, fiscalité, travail social, etc.) autorise des interventions universelles ouvertes à tous (les allocations familiales), des prestations contributives (notamment pour les personnes ayant travaillé ou exerçant actuellement une activité – c’est le cas de la prestation d’accueil du jeune enfant), et des mesures ciblées (avec des barèmes tenant compte de la structure familiale dans le cas des minima sociaux). Parmi ces instruments, la France se singularise, entre autres, par l’importance accordée au mécanisme du quotient familial, visant à tenir compte de la taille du foyer pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Le montant de cette dépense fiscale – très discutée sur le plan des principes, notamment en qu’elle favoriserait les plus aisés – est de l’ordre de 0,6 point de PIB[7].
3. La politique familiale à la française – qui conserve parfois ce singulier de grandeur – présente un haut degré de structuration et d’identification dans l’architecture administrative, avec, de surcroît, l’institutionnalisation d’opérateurs particuliers : les associations familiales fédérées au sein de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Ces associations ont un rôle d’opérateurs mais aussi une fonction reconnue par le législateur de représentation des intérêts familiaux. Aucun autre pays n’a institué une représentation de ce type avec une telle force.
4. Les politiques familiales bénéficient, en France, d’un fort consensus politique quant à la légitimité des interventions, même si la direction des réformes à entreprendre soulève toujours des polémiques. La politique familiale, dans son essence, fait bien consensus, au moins compromis. Mais dès qu’il s’agit des périmètres financiers, et, surtout, des priorités, les choses deviennent plus discutées. Soumise à des attentes et des objectifs à certains égards contradictoires, hésitant entre politique dite familiale et politique dite sociale, oscillant entre politiques des revenus, de l’emploi, du handicap, du logement, de lutte contre les exclusions, les éléments qui composent les politiques familiales font, depuis longtemps, l’objet d’âpres affrontements. Gauche et droite, conservateurs et progressistes des deux camps, ne s’affrontent plus véritablement sur la légitimité et les fondements des politiques familiales, mais sur leurs curseurs, leurs paramètres et leurs moyens. En témoignent l’âpreté et l’importance des débats, en 2012 et 2013, autour certes du mariage pour tous, mais aussi autour du niveau du plafond du quotient familial.
5. Traditionnellement, les politiques familiales françaises se concentrent sur les familles nombreuses (par la progressivité des prestations sociales et du quotient familial). Plus le nombre d’enfants est important, plus les mécanismes sont favorables. L’orientation est clairement, depuis l’origine, nataliste. L’illustration criante est celles des allocations familiales : rien au premier enfant, environ 130 euros par mois au deuxième, environ 300 au troisième. D’autres pays font ce choix de la progressivité ou de la prime selon le nombre d’enfants. La France est, rappelons-le, le seul État membre de l’UE à ne pas verser d’allocations familiales au premier enfant[8].
6. La gouvernance des politiques familiales apparaît très éclatée entre de multiples opérateurs[9]. Classiquement, la branche famille de la Sécurité sociale (les caisses d’allocations familiales – CAF) se trouve au cœur des dispositifs. Mais elle est de plus en plus concurrencée par l’État qui détient le monopole de la norme, et par les collectivités territoriales qui participent de façon croissante aux politiques sociales. Surtout, malgré la présence, dans la plupart des gouvernements constitués depuis une quinzaine d’années, d’un ministre de la Famille, celui-ci doit toujours davantage composer avec ses collègues chargés du Budget, de l’Éducation ou encore de l’Emploi. Si les politiques familiales à la française semblent dotées d’une forte cohésion, elles se révèlent de plus en plus dispersées.
7. D’abord développée pour les salariés de l’industrie et du commerce comme un risque de Sécurité sociale – la politique familiale française est très liée à l’emploi de par son histoire, notamment dans son financement, qui repose sur des cotisations patronales. Généralisées depuis 1978, il est régulièrement affirmé qu’il n’y aurait plus forcément de raison de financer les prestations familiales par des charges pesant sur le coût du travail[10]. Cette singularité, liée à un État providence de tradition bismarckienne, s’atténue avec la fiscalisation progressive des outils relevant de la politique familiale. Il est possible qu’à terme – en témoignent les débats autour de la TVA sociale – la plus grande partie des politiques familiales soit financée par le biais de la fiscalité. Que ceci soit un bien ou un mal.
8. Concernant leurs effets, les politiques familiales à la française sont, comparativement, plus défavorables aux classes moyennes. La courbe de leurs effets redistributifs (prestations et fiscalité) suit, en effet, le profil d’un « U ». Les moins favorisés bénéficient des prestations ; les plus favorisés bénéficient des allègements fiscaux. Au milieu, les « classes moyennes » ne bénéficient pas aussi nettement que les plus modestes des prestations, et pas aussi fortement des avantages fiscaux que les plus aisés. Ce profil en « U » est discuté[11]. Pour certains, la mesure des performances de la politique familiale ne saurait se faire qu’en fonction de la compensation de la perte de niveau de vie occasionnée par la présence d’enfants. Il n’en reste pas moins que cette courbe est bien la description d’une réalité des incidences du système socio-fiscal sur le revenu des ménages, distinguant assez nettement la France de nombreux autres pays riches[12].
9. Sur le plan des réussites, le taux relativement élevé de fécondité – situant la France, selon les années, au premier ou au deuxième rang européen derrière l’Irlande, avec plus de deux enfants par femme – est très souvent avancé comme le principal succès des politiques familiales à la française. Le constat est discutable car la corrélation entre niveau de dépenses familiales et niveau de fécondité n’a rien d’évident. Il n’en reste pas moins que la France, dans les instances européennes ou dans d’autres cercles internationaux (comme l’OCDE) fait valoir cet argument, avec une situation démographique bien moins dégradée que nombre de pays riches.
10. Sur le plan des échecs et des insuffisances, de très nettes faiblesses sont mises en avant pour ce qui relève du traitement efficace de la monoparentalité et de la pauvreté des enfants. Des critiques soulignent également le caractère paradoxal des mesures en faveur des mères, conduisant à soutenir à la fois le maintien en activité et le maintien au foyer. Il est vrai que ce ne sont pas là les visées originelles des politiques françaises. Il s’agit pourtant probablement de chantiers de très grande importance pour l’avenir.
Au terme de cette liste en dix points, on ne saurait ériger une unique spécificité des politiques familiales en France, mais bien des caractéristiques qui distinguent, plus ou moins profondément, ce pan particulier des politiques publiques françaises, par rapport aux autres pays riches. Il n’en reste pas moins que dans tous les pays, les défis sont similaires. Il en va ainsi de l’adaptation des politiques familiales au vieillissement de la population, aux transformations des familles et aux tensions budgétaires. C’est probablement sur ce dernier point que le sujet est le plus lourd en France, car il porte sur des montants considérables et sur des mécanismes toujours difficilement réformables car touchant à une matière jugée cruciale et sensible, celle de la famille[13].
Le virage : des allocations familiales à l’accueil de la petite enfance
Le plus important virage de la politique familiale n’est pas le plus commenté. On parle très souvent du passage d’une politique familiale vers une politique sociale, avec les mises sous condition de ressource de certaines prestations ou encore les abaissements du plafond du quotient familial. Ces sujets, à nouveau discutés en 2013, masquent une transformation bien plus importante. En raison de l’extension de l’activité féminine et souvent pour l’encourager, les principales nouvelles mesures en faveur des familles ont consisté, depuis les années 1970, en interventions visant la petite enfance. Sans programme planifié ni vision d’ensemble générale, la politique petite enfance (mais c’est le cas de la plupart des politiques publiques) s’est structurée avec le temps, et l’addition des instruments. C’est dans les travaux du Commissariat au Plan, dans les années 1970 que s’élaborent une pensée et des propositions en termes de « conciliation vie familiale et vie professionnelle ». Alors que l’accueil de la petite enfance était, avant ces premières réflexions, essentiellement envisagée comme une politique sanitaire ou de lutte contre la pauvreté ouvrière, ce champ d’action publique se construit progressivement avec une ambition plus généraliste.
Dès 1970, l’Etat et les CAF décident de subventionner les crèches, par de l’action sociale. En 1977, les nourrices, rebaptisées assistantes maternelles (mais toujours appelées « nounous », au moins par les enfants), se voient conférer un statut par la loi. A partir de 1980 les CAF aident financièrement les parents employeurs. A partir de 1983 les CAF passent des « contrats crèches » avec les communes qui investissent. En 1989 des déductions fiscales sont aménagées pour frais de garde. En 1985, sous un gouvernement de gauche, une allocation parentale d’éducation (APE) est créée à l’attention du parent (quasi-systématiquement la mère) renonçant partiellement ou totalement à son activité professionnelle pour se consacrer à l’éducation de ses enfants (à partir du troisième enfant). Cette allocation se situe à l’intersection des mesures pour résorber le chômage et des mesures classiques de politique familiale. Il en va ainsi souvent de la pertinence de la politique petite enfance : elle se situe au carrefour de politiques différentes (le soutien à l’activité, l’éducation, la lutte contre le travail dissimulé, le rayonnement international de la France, etc.). En 1986, sous un gouvernement de droite, une allocation pour la garde d’enfant à domicile (AGED) est mise en place, favorisant de fait les foyers aisés, mais permettant également de participer au développement des emplois de service, tout en luttant contre le travail au noir. Après la création de l’aide aux familles pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée (AFEAMA) en 1990, la loi famille de 1994 a élargi le bénéfice de l’APE au deuxième enfant.
D’un côté des prestations proposent donc aux parents (la mère) la possibilité d’interrompre leur carrière pour garder leurs enfants ; de l’autre des prestations aident les parents à pouvoir faire garder leurs enfants pendant qu’ils travaillent. Le principe affiché au fondement du développement des accueils collectifs, des prestations individuelles pour la garde des enfants, et de la rémunération des congés parentaux est celui du « libre choix » (une expression très française en matière de politique publique). Les pouvoirs publics souhaitent soutenir toutes les aspirations des familles (des mères) : soit demeurer ou revenir au foyer, soit s’investir dans une activité professionnelle.
Les différents paramètres de ces diverses modalités d’intervention ont fait l’objet de nombreux débats, et d’évolutions dans des sens variés. L’AGED a ainsi donné lieu, comme tous les avantages fiscaux liés à la garde des enfants, à des aménagements plus ou moins favorables selon les majorités au pouvoir. Là aussi les tensions ont pu s’apaiser (avant peut-être de reprendre un jour), et le souci affiché est toujours de développer l’offre, sous toutes ses formes, de mode de garde.
La volonté a également été de simplifier un dispositif jugé trop éparpillé. En 2004 a ainsi été créée la Prestation d’Accueil du Jeune Enfant (PAJE). La PAJE, répond au double objectif de simplifier la législation en faveur de la garde des jeunes enfants et de favoriser un « libre choix » des parents. Cette prestation doit leur permettre de choisir le type d’accueil qu’ils jugent préférable pour leur enfant ou de réduire, voire suspendre, leur activité professionnelle pour se consacrer à l’éducation de leur enfant. Pour toute naissance ou adoption les familles peuvent bénéficier de cette prestation nouvelle qui vient en remplacer cinq. Elle comprend une prime à la naissance ou à l’adoption et une allocation de base. Elle comprend aussi un complément de libre choix d’activité (CLCA), un complément de libre choix du mode de garde (CMG). Ce dernier est versé lorsque des parents exerçant une activité professionnelle choisissent de faire garder leur enfant à domicile ou bien, plus souvent, par une assistante maternelle. Ce complément remplace l’AFEAMA et l’AGED. Le CLCA se substitue à l’APE, et s’en différencie car il est attribuable dès le premier enfant.
Les toutes récentes années ne se distinguent pas par des innovations radicales, mais par des réflexions fondamentales. Depuis 2007, deux projets, largement convergents, sont ponctuellement évoqués. Il s’agirait d’aller vers un « service public de la petite enfance » ou bien vers un « droit opposable à un mode de garde ». Dans les deux cas, le principe, inspiré des politiques des pays scandinaves, serait de proposer à tous les enfants de moins de trois ans, une solution d’accueil. C’est en tout cas précisément dans les pays du Nord de l’Europe que sont signalées les politiques les plus denses et les mieux notées pour la petite enfance. Pour la France, aller vers une telle réorganisation (service public et/ou droit opposable), suppose une refonte générale de la gouvernance de la politique familiale française[14].
Sur le registre des évolutions globales des politiques familiales, les courbes des dépenses sont claires. Avant le milieu des années 1980, la branche famille ne dépensait rien, ou presque, pour l’accueil du jeune enfant (i.e lorsqu’il a moins de trois ans). Depuis lors, les innovations et créations ont très largement porté sur ce dossier. Depuis 2010, la branche Famille dépense plus, pour ce qui concerne les prestations légales, en matière d’accueil du jeune enfant qu’en allocations familiales. Et les collectivités territoriales s’impliquent, en lien avec les CAF, considérablement. L’ensemble pèse autour de 1 point de PIB (surtout si l’on intègre les dépenses liées à la préscolarisation à l’école maternelle).
En une quarantaine d’années s’est donc affichée et affirmée une politique composite pour la petite enfance. Et en une trentaine d’années seulement, on est passé d’une dépense tout à fait résiduelle à une dépense significativement supérieure (si on prend en compte l’action sociale des Caisses et celle des collectivités territoriales) aux allocations familiales. La conciliation vie familiale/vie professionnelle est devenue l’un des principaux objectifs explicites de la politique familiale, tandis qu’il consomme toujours davantage de financements.
Aujourd’hui les politiques petite enfance sont soutenues et développées certes au nom maintenant traditionnel de la conciliation vie professionnelle/vie familiale, mais également au nom d’un principe baptisé « investissement social ». L’idée d’investissement social consiste à insister sur une première ambition de la protection sociale : celle-ci ne doit pas uniquement viser l’indemnisation en cas de problème, mais, plus volontairement, l’égalité des chances en donnant à chacun la possibilité des bases de son autonomie.
On peut relever une récente – et à certains égards étonnante – effervescence internationale autour de l’expression[15]. La perspective est celle d’un virage des politiques sociales dans un sens favorable aux familles, aux femmes actives, aux jeunes et aux enfants. L’idée, d’abord évoquée dans les couloirs de cénacles universitaires, de la Commission européenne ou de l’Ocde, est forte. Elle s’appuie sur deux principes. Le premier n’a rien d’inédit : il vaut mieux prévenir que guérir. Le deuxième est plus sophistiqué : les systèmes de protection sociale, en particulier en Europe, avec leurs différences, se sont constitués non pas pour prévenir les problèmes sociaux, mais plutôt pour compenser les charges liées à leurs conséquences. Sur le plan de la politique familiale française, les allocations familiales sont typiquement présentées comme un instrument de compensation.
Sur le plan doctrinal, les animateurs du mouvement en faveur de l’investissement social appellent à considérer la protection sociale comme une condition de possibilité et non un obstacle à une croissance économique soutenue. On retrouve pleinement cet argument dans le cas de la politique petite enfance, depuis même ses prémices de structuration dans les années 1970, quand le thème de la conciliation vie familiale/vie professionnelle a émergé.
Raisonner et suggérer en termes d’investissement c’est contrer cette critique de l’Etat-providence selon laquelle les dépenses sociales seraient essentiellement et seulement une charge et un coût. Surtout, approcher les politiques sociales de cette manière, c’est s’autoriser plusieurs types de gains. Tout d’abord, pour les enfants défavorisés, mettre l’accent sur une intervention le plus tôt possible, avec une politique volontariste d’accueil de la petite enfance, c’est viser la réalisation d’un objectif d’égalité des chances. Ensuite, passer par ce développement de modes d’accueil de qualité pour tous, c’est permettre aux familles de réaliser à la fois leurs souhaits d’investissement professionnel et leurs désirs d’enfant(s). La logique d’investissement social, en ce premier sens, se veut favorable à la démographie. Troisième observation et proposition : l’investissement dans la petite enfance est favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes car il permet l’émancipation et l’autonomie des femmes. Ces dernières – quatrième effet positif attendu d’un tournant souhaité vers l’investissement social – trouveraient plus d’offres d’emploi dans une économie favorisant les services à la personne (aux petits enfants en particulier).
Parler d’investissement social, c’est donc montrer que investissement dans le social est rentable. Il existe ainsi toute une littérature de démonstration de la rentabilité sociale (en termes de coûts postérieurs évités comme de contributions directes à la croissance) d’interventions précoces. De multiples études montrent ainsi qu’investir dans l’enfance, dans la petite enfance au premier chef, permet de limiter des coûts postérieurs.
Une illustration très frappante (et très connue) des logiques d’investissement social se trouve dans la célèbre « courbe de Heckman ». Du nom du Prix Nobel d’économie James Heckman, spécialiste de capital humain, elle met en relation l’âge du destinataire d’une politique, avec son rendement. L’image est claire : plus l’intervention est précoce, plus l’efficacité est élevée. Le bénéfice des interventions précoces (accueil de la petite enfance) est, en outre, majoré pour les moins favorisés. La courbe de Heckman montre que le rendement des investissements dans l’éducation est fortement décroissant. Si l’investissement dans le primaire est à rentabilité plus élevée que l’investissement dans le secondaire ou le supérieur, cela conduit à une priorité souhaitée dans les dépenses consacrées à la petite enfance.
Heckman estime même qu’il faut passer d’une logique de redistribution à une logique de predistribution, en concentrant l’ensemble des dépenses sociales sur les premiers âges. Dans les termes de Heckman, les politiques « prédistributives » sont plus justes et plus efficientes économiquement[16].
Au-delà des néologismes et du caractère clinquant et parfois grandiloquent des analyses valorisant la logique dite d’investissement social, le constat est simple. La logique fondatrice des allocations familiales, celle de la compensation des charges familiales, est puissamment remise en question par plusieurs dynamiques. Tout d’abord, la crise des finances publiques invite à faire des économies sur des prestations sociales. Les allocations familiales, à la française, sont de bonnes clientes pour des réformes paramétriques ou radicales (même si elles ont du mal à voir le jour). Ensuite, en termes d’adaptation aux évolutions familiales (notamment les recompositions et l’activité féminine) les allocations familiales n’ont pas connu d’évolution sensible. Et elles présentent maintenant des incongruités (la première d’entre elles étant d’être organisées à partir du deuxième enfant seulement). Enfin, et surtout, c’est en termes à la fois de savoirs et de doctrine que les allocations familiales françaises sont concurrencées. Concurrencées par d’autres mécanismes (les services et équipements), et par d’autres priorités (notamment l’accent mis, et probablement à mettre encore davantage sur la petite enfance). L’avenir des allocations familiales passera peut-être par des révisions comme une modulation en fonction des ressources[17] ou par de moindres revalorisations. Mais le sujet central est bien celui de la priorité réelle des politiques familiales. Les allocations familiales en ont été le navire amiral ou la locomotive (chacun choisira son image). De fait, elles n’occupent déjà plus cette place.
[1]. Signalons au lecteur qui ne verrait pas la nuance que c’est bien le pluriel qui apparaît. Et, au-delà du Code, pour s’intéresser à tous les aspects des transformations familiales, à l’aune de la question des familles recomposées, voir Isabelle Corpart, Familles recomposées. Le couple, l’enfant, les parents, le patrimoine, le logement, Rueil-Malmaison, Éditions Lamy, 2011 ; Julien Damon, Les familles recomposées, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2012.
[2]. Pour une approche historique et sociologique, voir Julien Damon, Les politiques familiales, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2007.
[3]. Voir le site Internet et les différentes publications de l’OCDE, notamment le rapport Doing Better for Families, (OCDE, 2011). Voir également le travail de Olivier Thévenon, « Les politiques familiales des pays développés : des modèles contrastés », Population et sociétés, n° 448, 2008. Voir aussi Quentin Skinner (dir.), Families and States in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
[4]. Sur le suivi de ces différences, notamment pour ce qui concerne les allocations familiales (au sens propre), voir les différents travaux de Philippe Steck.
[5]. Pour une vision plus complète, qu’il faut régulièrement actualiser, des convergences et des divergences nationales, au sein de l’Union européenne, voir Julien Damon, « L’Europe des politiques familiales : la convergence dans l’hétérogénéité », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 4, 2008, pp. 601-618.
[6]. En fonction d’autres délimitations, plus larges, du périmètre des politiques familiales, on peut aboutir à des estimations significativement plus élevées.
[7]. Sur le quotient familial, voir les deux papiers de points de vue opposés, signés par Noam Leandri et Louis Maurin, pour l’un et Henri Sterdyniak pour l’autre, dans Les Cahiers français, n° 369, 2012.
[8]. À ce sujet, et avec une proposition versée au débat, voir Julien Damon, « De l’allocation familiale au premier enfant à l’allocation par enfant : la forfaitisation des allocations familiales », Droit social, n° 12, 2007, pp. 1270-1277.
[9]. À ce sujet, voir les travaux de Jérôme Minonzio.
[10]. Sur ce point, voir la contribution de Antoine Math.
[11]. Pour une critique de cette représentation en « U » voir les travaux de Henri Sterdyniak, par exemple, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n° 116, 2011.
[12]. Pour une discussion de ce « U », et, plus largement, des impacts du système sociofiscal on se permet de renvoyer, encore, à un de nos travaux : Julien Damon, Les classes moyennes, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2013.
[13]. Pour une série d’analyses et de propositions récentes de réforme générale voir Medhi Ben Jelloul, Clément Schaff , « Réformer la politique familiale. Pourquoi et pour qui », Revue de l’OFCE, n° 122, 2012, pp. 1-33.
[14]. Voir, notamment, Centre d’analyse stratégique, Rapport sur le service public de la petite enfance, Paris, La Documentation française, 2007.
[15]. Voir, notamment, Jacques Delors, Michel Dollé, Investir dans le social, Paris, Odile Jacob, 2009 ; Nathalie Morel, Bruno Palier, Joakim Palme (dir.), Towards a Social Investment Welfare State? Ideas, Policies and Challenges, Londres, Policy Press, 2012. Relevons que l’idée n’est pas si neuve. On la trouve même de manière assez explicite au cœur du solidarisme. Voir l’anthologie de Serge Audier, La pensée solidariste. Aux sources du modèle républicain français, Paris, PUF, 2010. Mais c’est une autre histoire.
[16]. Pour une courte introduction et une vive discussion, voir l’ouvrage de James Heckman, Giving Kids a Fair Change, Cambridge, MIT Press, 2013. L’économiste y développe sa position, et dix auteurs critiques (dont Charles Murray) font part de leurs réserves ou compléments.
[17]. À ce sujet très controversé de la mise sous condition de ressources et de la modulation des allocations familiales, on s’autorise un dernier renvoi vers une contribution personnelle : Julien Damon, « La mise sous condition de ressources des allocations familiales : une discrimination vraiment positive ? », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 2, 2008, pp. 336-352
“L’efficacité des dépenses Petite enfance”, Regards, n °44, novembre 2013, pp. 83-91
Les décisions d’investissements de la politique familiale française sur la petite enfance sont-elles suffisamment éclairées pour garantir leur pertinence ?
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
Conseiller Scientifique de l’En3s
www.eclairs.fr
Le long titre, sous forme d’interrogation, de cette contribution est probablement signe de l’importance de son thème. Ce titre contient un constat. La politique familiale française est de plus en plus orientée sur la petite enfance. Et il contient une question. De façon brutale elle pourrait être formulée ainsi : cette orientation est-elle fondée ? Plus précisément, il s’agit de savoir si les dépenses consenties en matière d’accueil et d’éducation de la petite enfance, pour des prestations et services très divers, reposent sur des expertises et savoirs qui leur assurent des fondements solides.
Le thème est, en réalité, redoutable. Car il peut revenir à des sujets fondamentaux, qui n’ont en réalité jamais été tranchés. En voici au moins deux: la politique d’accueil de la petite enfance est-elle déployée d’abord en direction des enfants (pour leur socialisation) ou de leurs parents (pour qu’ils puissent s’inscrire sur le marché du travail ? la partition française originale de la petite enfance, entre les 0-3 ans (pris en charge, en gros, par les prestations CAF) et les 3-6 ans (pris en charge, en gros aussi, par l’école maternelle) a-t-elle seulement un sens ?
De façon plus technique, le libellé de la question pourrait être ainsi rédigé : au nom de quoi et avec quelles visées (le pluriel s’impose) finance-t-on aujourd’hui des crèches, rémunère-t-on des périodes de congé parental, verse-t-on des prestations pour compenser les coûts de l’emploi d’assistantes maternelles ?
Reprendre un tel sujet sous forme interrogative peut surprendre. En effet, ne dispose-t-on pas maintenant d’une multitude de recherches, d’observations, d’évaluations et de données ? C’est certainement plus aujourd’hui une situation d’abondance que de disette. Il en va des travaux des experts et opérateurs français comme d’investigations et comparaisons internationales menées par l’OCDE, l’AISS et même le BIT. C’est peu dire qu’il y a de la matière, nourrie aussi des conceptions et recommandations (loin d’être toujours convergentes) des psychologues et médecins spécialisés, alimentée encore par de multiples rapports administratifs et parlementaires. De tout ce savoir émerge-t-il aujourd’hui un corpus ou une doctrine (chacun choisira son terme) permettant de soutenir la pertinence des diverses dépenses françaises de politique familiale pour la petite enfance ?
Pour apporter quelques jalons, on raisonnera en trois temps. On soulignera, d’abord, combien le virage de la politique familiale française vers la petite française est récent et puissant. On s’intéressera, ensuite, à la famille d’idées qui aujourd’hui a le vent en poupe et qui légitime les politiques petite enfance au nom de l’« investissement social ». Enfin, on se livrera à une rapide discussion sur la pertinence et l’efficience de la politique familiale en matière de petite enfance, au regard de la littérature considérable dont dispose aujourd’hui le décideur.
Le virage de la politique familiale française vers la petite enfance
Le plus important virage de la politique familiale n’est pas le plus commenté. On parle très souvent du passage d’une politique familiale vers une politique sociale, avec les mises sous condition de ressource de certaines prestations ou encore les abaissements du plafond du quotient familial. Ces sujets, à nouveau discutés en 2013, masquent une transformation bien plus importante. En raison de l’extension de l’activité féminine et souvent pour l’encourager, les principales nouvelles mesures en faveur des familles ont consisté, depuis les années 1970, en interventions visant la petite enfance. Sans programme planifié ni vision d’ensemble générale, la politique petite enfance (mais c’est le cas de la plupart des politiques publiques) s’est structurée avec le temps, et l’addition des instruments. C’est dans les travaux du Commissariat au Plan, dans les années 1970 que s’élaborent une pensée et des propositions en termes de « conciliation vie familiale et vie professionnelle ». Alors que l’accueil de la petite enfance était, avant ces premières réflexions, essentiellement envisagée comme une politique sanitaire ou de lutte contre la pauvreté ouvrière, ce champ d’action publique se construit progressivement avec une ambition plus généraliste.
Dès 1970, l’Etat et les CAF décident de subventionner les crèches, par de l’action sociale. En 1977, les nourrices, rebaptisées assistantes maternelles (mais toujours appelées « nounous », au moins par les enfants), se voient conférer un statut par la loi. A partir de 1980 les CAF aident financièrement les parents employeurs. A partir de 1983 les CAF passent des « contrats crèches » avec les communes qui investissent. En 1989 des déductions fiscales sont aménagées pour frais de garde.
En 1985, sous un gouvernement de gauche, une allocation parentale d’éducation (APE) est créée à l’attention du parent (quasi-systématiquement la mère) renonçant partiellement ou totalement à son activité professionnelle pour se consacrer à l’éduction de ses enfants (à partir du troisième enfant). Cette allocation se situe à l’intersection des mesures pour résorber le chômage et des mesures classiques de politique familiale. Il en va ainsi souvent de la pertinence de la politique petite enfance : elle se situe au carrefour de politiques différentes (le soutien à l’activité, l’éducation, la lutte contre le travail dissimulé, le rayonnement international de la France, etc.).
En 1986, sous un gouvernement de droite, une allocation pour la garde d’enfant à domicile (AGED) est mise en place, favorisant de fait les foyers aisés, mais permettant également de participer au développement des emplois de service, tout en luttant contre le travail au noir.
Après la création de l’aide aux familles pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée (AFEAMA) en 1990, la loi famille de 1994 a élargi le bénéfice de l’APE au deuxième enfant.
D’un côté des prestations proposent donc aux parents (la mère) la possibilité d’interrompre leur carrière pour garder leurs enfants ; de l’autre des prestations aident les parents à pouvoir faire garder leurs enfants pendant qu’ils travaillent. Le principe affiché au fondement du développement des accueils collectifs, des prestations individuelles pour la garde des enfants, et de la rémunération des congés parentaux est celui du « libre choix » (une expression très française en matière de politique publique). Les pouvoirs publics souhaitent soutenir toutes les aspirations des familles (des mères) : soit demeurer ou revenir au foyer, soit s’investir dans une activité professionnelle.
Les différents paramètres de ces diverses modalités d’intervention ont fait l’objet de nombreux débats, et d’évolutions dans des sens variés. L’AGED a ainsi donné lieu, comme tous les avantages fiscaux liés à la garde des enfants, à des aménagements plus ou moins favorables selon les majorités au pouvoir. Là aussi les tensions ont pu s’apaiser (avant peut-être de reprendre un jour), et le souci affiché est toujours de développer l’offre, sous toutes ses formes, de mode de garde.
La volonté a également été de simplifier un dispositif jugé trop éparpillé. En 2004 a ainsi été créée la Prestation d’Accueil du Jeune Enfant (PAJE).
La PAJE, répond au double objectif de simplifier la législation en faveur de la garde des jeunes enfants et de favoriser un « libre choix » des parents. Cette prestation doit leur permettre de choisir le type d’accueil qu’ils jugent préférable pour leur enfant ou de réduire, voire suspendre, leur activité professionnelle pour se consacrer à l’éducation de leur enfant. Pour toute naissance ou adoption les familles peuvent bénéficier de cette prestation nouvelle qui vient en remplacer cinq. Elle comprend une prime à la naissance ou à l’adoption et une allocation de base. Elle comprend aussi un complément de libre choix d’activité (CLCA), un complément de libre choix du mode de garde (CMG). Ce dernier est versé lorsque des parents exerçant une activité professionnelle choisissent de faire garder leur enfant à domicile ou bien, plus souvent, par une assistante maternelle. Ce complément remplace l’AFEAMA et l’AGED. Le CLCA se substitue à l’APE, et s’en différencie car il est attribuable dès le premier enfant.
Pour participer à ce développement, tous azimuts, de l’accueil de la petite enfance, les entreprises ont aussi été appelées à se mobiliser. La possibilité d’ouvrir et de gérer des équipements, avec des subventions, a été ouverte au secteur privé. Les entreprises peuvent bénéficier de crédits d’impôts pour des mesures en faveur de leurs employés chargés de famille. Depuis 2004 elles peuvent recevoir un financement public (jusqu’à 80 % de l’investissement) pour créer leur propre crèche.
Les toutes récentes années ne se distinguent pas par des innovations radicales, mais par des réflexions fondamentales. Depuis 2007, deux projets, largement convergents, sont ponctuellement évoqués. Il s’agirait d’aller vers un « service public de la petite enfance » ou bien vers un « droit opposable à un mode de garde ». Dans les deux cas, le principe, inspiré des politiques des pays scandinaves, serait de proposer à tous les enfants de moins de trois ans, une solution d’accueil. C’est en tout cas précisément dans les pays du Nord de l’Europe que sont signalées les politiques les plus denses et les mieux notées pour la petite enfance. Pour la France, aller vers une telle réorganisation (service public et/ou droit opposable), suppose une refonte générale de la gouvernance de la politique familiale française. Ce qui n’est pas à l’ordre du jour.
Pour notre affaire, les courbes des dépenses sont claires. Avant le milieu des années 1980, la branche famille ne dépensait rien, ou presque, pour l’accueil du jeune enfant (i.e lorsqu’il a moins de trois ans). Depuis lors, les innovations et créations ont très largement porté sur ce dossier. Depuis 2010, la branche Famille dépense plus, pour ce qui concerne les prestations légales, en matière d’accueil du jeune enfant qu’en allocations familiales. Et les collectivités territoriales s’impliquent, en lien avec les CAF, considérablement. L’ensemble pèse autour de 1 point de PIB (surtout si l’on intègre les dépenses liées à la préscolarisation à l’école maternelle).
Dépenses pour les allocations familiales et pour l’accueil du jeune enfant (en milliards d’euros 2011)
Source : CNAF
En une quarantaine d’années s’est donc affichée et affirmée une politique composite pour la petite enfance. Et en une trentaine d’années seulement, on est passé d’une dépense tout à fait résiduelle à une dépense significativement supérieure (si on prend en compte l’action sociale des Caisses et celle des collectivités territoriales) aux allocations familiales. La conciliation vie familiale/vie professionnelle est devenue l’un des principaux objectifs explicites de la politique familiale, tandis qu’il consomme toujours davantage de financements. C’est l’un des principaux critères de mesure de la performance de la politique familiale.
ENCADRÉ – Juger de la pertinence et de l’efficience par les « PQE famille »
L’accueil de la petite enfance – plus précisément l’offre d’accueil, reliée à l’activité féminine – constitue l’un des quatre objectifs assignés par les programmes de qualité et d’efficience (PQE) famille, annexés au Projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2013. Plus précisément, l’accueil de la petite enfance constitue l’essentiel du programme 3 baptisé « Concilier vie familiale et vie professionnelle », aux côtés des programmes 1 – Contribuer à la compensation financière des charges de famille, 2 – Aider les familles vulnérables, et 4 – Garantir la viabilité financière de la branche famille. En voici les grands objectifs.
3 – Concilier vie familiale et vie professionnelle
3-1 – Indicateur sur l’offre en modes de garde
– évolution de la capacité théorique d’accueil par les modes de garde formels pour 100 enfants de moins de six ans ;
– taux d’occupation des établissements d’accueil pour jeunes enfants.
3-2 – Suivi du développement de la garde, collective et individuelle, d’enfants de moins de 3 ans sur la période 2009 – 2012
– nombre de places créées en accueil collectif depuis 2009 ;
– nombre d’enfants supplémentaires de moins de 3 ans accueillis par un assistant maternel depuis 2009.
3-3 – Indicateur sur l’évolution de la dispersion territoriale des modes de garde
– densité moyenne de la capacité théorique d’accueil par les modes de garde formels pour 100 enfants de moins de 3 ans dans les départements les mieux et les moins bien dotés ;
– densité moyenne de places agréées en EAJE pour 100 enfants de moins de 3 ans dans les départements les mieux et les moins bien dotés.
3-4 – Taux d’effort et reste à charge des familles selon le mode de garde, le revenu et la configuration familiale (cas types)|
3-5 – Indicateur sur l’emploi des femmes
– Taux d’emploi des femmes et des hommes âgés de 20 à 64 ans ;
– Taux d’emploi des femmes et des hommes selon le nombre d’enfants à charge (0, 1, 2, 3 et plus) et l’âge de l’enfant ;
– Taux d’activité des femmes selon le nombre d’enfants à charge (0, 1, 2 , 3 et plus) et l’âge de l’enfant.
3-6 – Disparités salariales entre hommes et femmes
XXX FIN DE L’ENCADRÉ XXX
Afin de déterminer la pertinence de la politique petite enfance, après cette rapide reprise historique, il faudrait l’établir – sans se cantonner au PQE – pour chacun de ses instruments au regard de chacun de ses objectifs. La tâche est compliquée et pas forcément utile dans un article de synthèse. Pour avoir une impression générale de la pertinence de la politique enfance en association avec l’expertise produite en la matière, il est judicieux de se pencher sur l’idée, actuellement en vogue, d’investissement social. Il y aurait là, à partir de travaux sérieux et solides, un socle cohérent pour fonder la dépense petite enfance en pertinence.
L’investissement social comme légitimation
Aujourd’hui les politiques petite enfance sont soutenues et développées certes au nom maintenant traditionnel de la conciliation vie professionnelle/vie familiale, mais également au nom d’un principe baptisé « investissement social ». L’idée d’investissement social consiste à insister sur une première ambition de la protection sociale : celle-ci ne doit pas uniquement viser l’indemnisation en cas de problème, mais, plus volontairement, l’égalité des chances en donnant à chacun la possibilité des bases de son autonomie.
On peut relever une récente – et à certains égards étonnante – effervescence internationale autour de l’expression. La perspective est celle d’un virage des politiques sociales dans un sens favorable aux familles, aux femmes actives, aux jeunes et aux enfants. Elle a quitté la littérature académique pour entrer, à l’échelle mondiale, sur le terrain des propositions d’orientation pour les réformes.
L’idée, d’abord évoquée dans les couloirs de cénacles universitaires, de la Commission européenne ou de l’Ocde, est forte. Elle s’appuie sur deux principes. Le premier n’a rien d’inédit : il vaut mieux prévenir que guérir. Le deuxième est plus sophistiqué : les systèmes de protection sociale, en particulier en Europe, avec leurs différences, se sont constitués non pas pour prévenir les problèmes sociaux, mais plutôt pour compenser les charges liées à leurs conséquences. Sur le plan de la politique familiale française, les allocations familiales sont typiquement présentées comme un instrument de compensation.
Illustration institutionnelle récente : en février 2013, la Commission européenne a adopté une communication sur les investissements sociaux en faveur de la croissance et de la cohésion. Avec ce texte, la Commission invite les Etats membres à donner la priorité aux investissements sociaux et à moderniser leurs systèmes de protection sociale. « Pour être plus performants, plus forts, plus solidaires et plus compétitifs », l’Union européenne se propose, de la sorte, un cadre d’interventions et, surtout, de révisions pour les politiques sociales des 27 Etats membres. Concrètement, la Commission recommande notamment d’investir plus vigoureusement dans les services pour la petite enfance. Elle propose que ses propres outils financiers contribuent davantage à ce « paquet » de résolutions et d’invitations sur l’investissement social.
Sur le plan doctrinal, les animateurs du mouvement en faveur de l’investissement social appellent à considérer la protection sociale comme une condition de possibilité et non un obstacle à une croissance économique soutenue. On retrouve pleinement cet argument dans le cas de la politique petite enfance, depuis même ses prémices de structuration dans les années 1970, quand le thème de la conciliation vie familiale/vie professionnelle a émergé.
Raisonner et suggérer en termes d’investissement c’est contrer cette critique de l’Etat-providence selon laquelle les dépenses sociales seraient essentiellement et seulement une charge et un coût. Surtout, approcher les politiques sociales de cette manière, c’est s’autoriser plusieurs types de gains. Tout d’abord, pour les enfants défavorisés, mettre l’accent sur une intervention le plus tôt possible, avec une politique volontariste d’accueil de la petite enfance, c’est viser la réalisation d’un objectif d’égalité des chances. Ensuite, passer par ce développement de modes d’accueil de qualité pour tous, c’est permettre aux familles de réaliser à la fois leurs souhaits d’investissement professionnel et leurs désirs d’enfant(s). La logique d’investissement social, en ce premier sens, se veut favorable à la démographie. Troisième observation et proposition : l’investissement dans la petite enfance est favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes car il permet l’émancipation et l’autonomie des femmes. Ces dernières – quatrième effet positif attendu d’un tournant souhaité vers l’investissement social – trouveraient plus d’offres d’emploi dans une économie favorisant les services à la personne (aux petits enfants en particulier).
Parler d’investissement social, c’est donc montrer que investissement dans le social est rentable. Il existe ainsi toute une littérature de démonstration de la rentabilité sociale (en termes de coûts postérieurs évités comme de contributions directes à la croissance) d’interventions précoces. De multiples études montrent ainsi qu’investir dans l’enfance, dans la petite enfance au premier chef, permet de limiter des coûts postérieurs.
La courbe de Heckman
Une illustration très frappante (et très connue) des logiques d’investissement social se trouve dans la célèbre « courbe de Heckman ». Du nom du Prix Nobel d’économie James Heckman, spécialiste de capital humain, elle met en relation l’âge du destinataire d’une politique, avec son rendement. L’image est claire : plus l’intervention est précoce, plus l’efficacité est élevée. Le bénéfice des interventions précoces (accueil de la petite enfance) est, en outre, majoré pour les moins favorisés. La courbe de Heckman montre que le rendement des investissements dans l’éducation est fortement décroissant. Si l’investissement dans le primaire est à rentabilité plus élevée que l’investissement dans le secondaire ou le supérieur, cela conduit à une priorité souhaitée dans les dépenses consacrées à la petite enfance.
Heckman estime même qu’il faut passer d’une logique de redistribution à une logique de predistribution, en concentrant l’ensemble des dépenses sociales sur les premiers âges. Dans les termes de Heckman, les politiques « prédistributives » sont plus justes et plus efficientes économiquement[1].
Au-delà du caractère clinquant et parfois grandiloquent des analyses valorisant la logique dite d’investissement social, leur grand intérêt est de souligner que la dépense sociale a un rendement et une efficacité. Au sens purement économique la dépense de prestation sociale n’est jamais véritablement un investissement, dans la mesure où elle ne peut que rarement s’amortir. Mais en un sens comptable et politique, parler d’investissement social c’est rappeler qu’à une charge est attachée un produit. Dans une certaine mesure, l’idée d’investissement social consiste à renverser la liaison typique de la protection sociale Produits à Charges (des ressources tirées de prélèvements obligatoires affectées à des dépenses sociales) par une autre optique Charges à Produits (des dépenses sociales dont on peut mesurer l’impact économique). En réalité, le principe d’investissement social peut se saisir comme une liaison en trois temps Produits à Charges à Produits (Prélèvements à Dépenses à Effets). Pour le traduire en matière de politique petite enfance ceci signifie : Cotisation et impôts finançant la politique familiale à Des crèches et des prestations pour l’accueil des enfants à Moins d’inégalités et une population mieux formée et plus active. Il y a tout, dans ces liaisons, de la formule magique. Et celle-ci pose la question non pas de la légitimité mais de la simple utilité des autres dépenses de politique familiale. Car le gros sujet amené par la politique petite enfance est de bien savoir la place qu’elle doit prendre dans la politique familiale (résiduelle comme dans les années 1970, en progression constante comme aujourd’hui, intégrale un jour ?). Le tout est de connaître l’efficience de la politique familiale et, en son sein, celle de la politique petite enfance. Celle-ci doit-elle compléter ou remplacer les instruments habituels de compensation ? La question n’est jamais exprimée de façon aussi nette dans le débat politique. Elle l’est pleinement dans certains des travaux académiques se situant dans le sillon de l’investissement social. En revanche, les débats peuvent être rude, et ils le sont autant académiquement que politiquement, quand à savoir ce qu’est l’efficacité relative de chacun des instruments de la politique petite enfance.
Discussion : une politique petite enfance pertinente et efficience ?
En somme la question, prosaïque mais redoutable, contenue dans le titre interrogatif de cette contribution est bien là : la politique petite enfance à la française – avec sa palette d’interventions – est-elle la plus efficiente possible ? Et que peuvent nous aider à conclure l’ensemble des études disponibles ?
Les décisions d’investissement dans la politique petite enfance sont aujourd’hui éclairés par de multiples canaux et travaux. Il serait bien malvenu et bien malhonnête de dire que les conclusions vont toutes dans le même sens… Et les différentes voix qui s’expriment, pour soutenir différentes voies en matière de politique petite enfance, ont toutes des arguments solides. Pourquoi donc ce patchwork qui empêche une conclusion univoque ? Parce que pour juger de la pertinence et de l’efficience d’une politique il faut connaître ses objectifs. Or ceux-ci, comme on l’a signalé, sont composites et contradictoires. Il s’agit de soutenir des maintiens et des sorties du marché du travail, des services et des prestations, des préférences pour les accueils individuels et pour les accueils collectifs, etc. Il est donc bien malaisé de pouvoir formuler un jugement évaluatif.
Il serait pourtant bien inconvenant de conclure ainsi. On se permettra donc cinq courtes remarques sur l’efficience et la pertinence de la politique petite enfance française, à l’aune du foisonnement d’expertises qu’elle provoque et qui l’accompagne.
- Tout d’abord un constat simple, rendu possible par l’amélioration des comparaisons internationales (Eurostat et OCDE sont ici à l’honneur). La France compte parmi les premiers pays, si elle n’est pas le premier, en matière de dépense petite enfance. Puisqu’il demeure tant d’insatisfaction exprimée à l’égard de l’offre et de besoins non ou mal satisfaits, l’efficience globale de la politique est certainement plus faible que dans d’autres pays à niveau de dépense moins haut (rapporté au PIB) mais à niveau de couverture des besoins et de satisfaction plus élevé. Cette première remarque est absolument capitale.
- Sur le plan des réussites, le taux relativement élevé de fécondité, en France, est très souvent avancé comme le principal succès des politiques familiales et singulièrement de sa politique petite enfance (dont on déplore toutefois les insuffisances). Le constat est discutable car la corrélation entre niveau de dépenses familiales et niveau de fécondité n’a rien d’évidente. Il n’en reste pas moins que la France, dans les instances européennes ou dans d’autres cercles internationaux fait valoir cet argument, avec une situation démographique bien moins dégradée que nombre de pays riches. Il y a probablement là, géopolitiquement, un outil de soft power. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Le sujet est de savoir si la politique petite enfance est là pour permettre à la France d’avoir des enfants, ou si elle est d’abord là pour permettre aux enfants, en France, d’être accueillis tôt dans de bonnes conditions de socialisation. Il ne sert à rien de rétorquer que les deux visées se rejoignent. Dans un cas nous avons une politique démographique, dans l’autre une politique sociale que d’aucuns disent aussi démocratique. Alors qu’on lui attribue peut-être plus de vertus qu’elle en a vraiment en matière de soutien à la natalité, la politique petite enfance doit être jugée aussi, voire principalement, sur d’autres critères. Son problème stratégique est peut-être d’ailleurs d’être trop bien vendue sur le plan démographique. Puisqu’en l’espèce elle serait efficace, il ne serait pas judicieux de vraiment la revoir. Une telle option – qui est assez généralisée – est très discutable.
- C’est peut-être à l’échelle locale que la politique petite enfance, soutenue en particulier par les données CAF et les collaborations fructueuses avec les collectivités territoriales (même si elles peuvent être difficiles sur certains territoires), sait être la plus pertinente. Il s’agit d’adapter, en fonction des moyens et besoins locaux, une offre et une gouvernance qui répondent aux attentes des parents. On ne saurait rien dire de l’efficience locale, mais sur le plan de la pertinence il est certain que les décisions locales d’investissements sont éclairées et étayées (thème de cet article) même si le ressort politique demeure toujours premier. Cette garantie de pertinence locale met aussi en lumière les insuffisances des politiques petite enfance. Et c’est alors à l’échelon national – financeur en grande majorité – de savoir ce qu’il veut…
- La politique petite enfance fait l’objet de multiples éclairages, avec de la donnée, de l’innovation, de l’expérimentation. Il faut tout de même se méfier des effets de mode. Ainsi les enquêtes et résultats venus d’autres pays, en particulier des Etats-Unis (pour les plus célèbres : le programme Perry Preschool ou le projet Abecedarian), ne doivent pas voir leurs résultats autant célébrés qu’ils le sont dans les rapports traitant de ce qu’il faut faire. Plutôt que des enquêtes et expériences évaluées sur long terme (ce qui est toujours intéressant, mais long), il faut des décisions et des orientations. Ce qui est plus coûteux et plus dangereux politiquement.
- Une dernière remarque porte sur la nature de l’exercice d’expertise (ou de recherche). L’accumulation des sources, des matériaux et résultats est impressionnante. Mais ce n’est probablement pas de ces travaux, aussi rigoureux puissent-ils être, qu’il doit être possible de dégager une garantie de pertinence. Il faut attendre d’instances dédiées, entre autres, à cette fonction de pouvoir, en fonction de l’appropriation et de la discussion de ces enseignements, dire ce qui marche bien et ce qui ne marche pas bien, voire même de formuler ce qui pourrait marcher mieux. Ensuite ce sont des décisions éminemment politiques qui doivent dire où il faut aller en matière de petite enfance. Et ce n’est certainement pas un peu partout. En un mot, plus clair, émiettement et éparpillement des instruments et financements sont un risque pour l’avenir d’une politique, surtout en période de graves tensions sur les moyens. Des instances de haut niveau comme les hauts conseils de la famille et du financement de la protection sociale peuvent apporter une réponse à la question du titre de cet article. Au moins les éléments qui permettent à tout un chacun de se forger une conviction.
[1]. On ne mettra qu’une note dans cet article, dans un souci de concision, pour vivement recommander le court ouvrage de James Heckman, Giving Kids a Fair Change, Cambridge, MIT Press, 2013. L’économiste y développe sa position, et dix auteurs critiques (dont Charles Murray) font part de leurs réserves ou compléments. Un bijou de fond et de forme.
« Peut-on faire le bien en faisant des affaires ? », L’Expansion Management Review, n° 150, septembre 2013.
Les liaisons entre intérêt général et entreprise ne sont pas évidentes. Des positions bien tranchées existent et s’opposent parfois. À des discussions sur des normes (respecter ses obligations socio-fiscales, réaliser un reporting social et environnemental) peuvent s’ajouter des polémiques sur des dogmes (le libéralisme fatalement destructeur, l’interventionnisme public forcément inhibiteur).
Après avoir été à l’éthique des affaires et à la citoyenneté d’entreprise, la mode est aujourd’hui, un peu partout dans le monde développé, à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et à de nouvelles tergiversations sur la place de l’entreprise dans la société. Pourtant le prix Nobel libéral Milton Friedman a bien prévenu : l’unique responsabilité des entreprises serait de rémunérer leurs actionnaires. Au-delà, point de salut ? Cet article, qui aborde l’actualité de la RSE ; la déborde pour traiter, précisément, des liens entre la sphère de l’entreprise et celle de l’intérêt général, singulièrement dans le cas français. Après quelques considérations et définitions sur ce thème, au fond assez classique, il s’agira de se demander s’il est vraiment possible de faire le bien en faisant du profit. Les diverses thèses en présence se soutiennent et s’affrontent dans un contexte de relations toujours plus serrées – qu’on le célèbre ou qu’on le regrette – entre deux mondes qui, parfois envisagés comme étanches, ont toujours été interdépendants. Encore davantage aujourd’hui.
Variations autour de l’intérêt général et de l’entreprise
Il est assez aisé de se lancer dans des dissertations savantes, et pontifiantes, sur les liens entre intérêt général et intéressement des salariés, entre intérêt général et désintéressement philanthropique, entre intérêt général et intérêts bien compris des parties. Les considérations sur la nature et les bordures de l’intérêt général sont, potentiellement, lassantes. Mais il faut bien commencer par là.
Point de départ important, pour une discussion sur les affinités entre intérêt général et monde de l’entreprise : l’entreprise semble relativement claire alors que l’intérêt général apparaît flou. La première a, en France, assez mauvaise presse (symbole, dans ses versions extrêmes, de la cupidité) alors que le second est, toujours en France, valorisé (symbole, lui aussi dans ses variantes extrême, de la démocratie réalisée). L’intérêt général serait pleinement incarné par les pouvoirs publics, au premier rang desquels l’État[1]. L’entreprise, en première analyse, n’aurait de lien avec lui que pour s’y plier ou pour tenter de s’y soustraire.
L’intérêt général occupe une bonne place au sein du palmarès des notions installées au cœur de la tradition juridique et de la pensée politique françaises[2]. Intensément discuté, omniprésent dans le droit administratif et, plus largement, dans le droit public, le concept connaît une relative dilution et même une certaine « désétatisation »[3]. Conçu comme dépassement de l’addition des intérêts privés, il reste érigé, avec d’autres idées, au rang de clé de voûte juridique. C’est à son aune que l’on continue à juger de finalité, d’utilité, voire de légitimité. Aujourd’hui, chacun s’en réclame ou s’en prévaut. Ce ne sont plus quelques organes publics qui le matérialisent (l’État), mais des fonctions que des opérateurs divers peuvent assurer (le service de l’eau, par exemple).
Les responsables d’entreprises en contestent l’exclusivité aux responsables publics. Parfois, ils valorisent ce qui, un temps, a été baptisé citoyenneté d’entreprise[4]. Maintenant, ils sont confrontés, concrètement, à des besoins et attentes (de leurs clients, de leurs fournisseurs, des pouvoirs publics eux-mêmes) et, juridiquement, à des normes et obligations (établies par des conventions privées ou par des lois). Ces dernières sont relativement anciennes et passent, par exemple, par les obligations fiscales et sociales. D’autres sont plus récentes, ou semblent plus fraîches, autour de la responsabilité sociale des entreprises (RSE)[5] ou de l’investissement socialement responsable (ISR)[6]. Autre nouveauté aujourd’hui mise en avant : des entreprises se donnent, explicitement, avec le mouvement de l’« entrepreneuriat social », des missions et des visées d’intérêt général[7]. Certaines activités économiques se voient conférer l’objectif de résoudre des problèmes sociaux et environnementaux.
Quatre types de regards sont généralement portés sur cette mobilisation des entreprises en faveur de causes qui ne relèvent pas directement de leur objet social et sur ces initiatives privées prises pour compléter, pallier ou remplacer les pouvoirs publics. Tout d’abord des militants enthousiastes cherchent à faire valoir leurs idées, au nom du bien commun. Ensuite, des observateurs critiques ou dubitatifs en contestent, frontalement ou dans les couloirs, le bien-fondé. Ensuite encore, des cyniques cherchent à en tirer des bénéfices et avantages. Enfin – position probablement la plus répandue – des responsables d’entreprise, des élus, des fonctionnaires agissent pragmatiquement, en innovant et en faisant entrer progressivement au cœur de l’entreprise des sujets qui étaient auparavant périphériques ou marginaux.
Des marchés spécialisés de conseil et de notation sociale se sont créés. Des chaires universitaires et des observatoires se sont montés. La littérature s’est étendue avec, notamment, des rayons particuliers dans les librairies de management[8]. Les conclusions de ces travaux indiquent que la RSE, loin d’être une mode passagère, serait bien un mouvement structurel. Les entreprises, sous le regard d’une opinion publique toujours plus soucieuse et informée, doivent prendre en compte des considérations sociales, au risque de leur réputation (et, partant, de leur valeur). Qu’il s’agisse de pauvreté, de changement climatique, de diversité, elles sont convoquées régulièrement aux tribunaux, virtuels ou réels, de l’éthique, de la responsabilité et des bonnes pratiques. Les entreprises « vertueuses » s’assurent la fidélité de leur clientèle, l’attachement de leurs employés et une limitation des risques juridiques et médiatiques. Toute cette dynamique se nourrit d’un cocktail composé de convictions de dirigeants et de législations qui s’étendent (par exemple sur la non discrimination).
Faire le bien en faisant des affaires ?
La problématique capitale, qui traverse religions et conceptions du capitalisme, est de savoir s’il est possible de faire le bien en faisant des affaires. Et la réponse n’a rien d’évident.
Bill Gates, un des plus grands capitalistes et des plus grands philanthropes de l’histoire humaine, a surpris Davos en janvier 2008 avec une conférence sur « une nouvelle approche du capitalisme ». Il est temps, soulignait-il, que les plus grandes entreprises mondiales se mettent à travailler au service des plus pauvres dans le monde. Un an plus tard, l’influent journaliste Michael Kinsley a eu la bonne idée de publier la tribune de Bill Gates accompagnée d’un dialogue avec Warren Buffett et, surtout, d’une anthologie de critiques fournissant leurs appréciations et leurs critiques de la RSE[9]. Cette collection de mails (comme sur un blog) rassemble des signatures prestigieuses : Ed Glaeser, William Easterly, Richard Posner, Martin Wolf, Esther Duflo, Edmund Phelps, Robert Reich, Lawrence Summers, Gary Becker. Que du beau monde, divers dans ses origines et, surtout, ses convictions.
De ces dialogues épistolaires de haut rang, il ne ressort pas une grande ferveur pour le projet du fondateur de Microsoft d’un capitalisme philanthropique. Au contraire même. L’œuvre et le propos de Milton Friedman traversent les points de vue[10]. Selon le Prix Nobel d’économie, les responsables d’une entreprise n’auraient qu’une responsabilité sociale : maximiser le profit des propriétaires (c’est-à-dire des actionnaires). « Des individus autodésignés peuvent-ils décider de ce qui est de l’intérêt de la société ? » s’interrogeait-il. À la rigueur, notait Friedman, l’entreprise peut se lancer dans des activités dites socialement responsables à condition qu’elles contribuent, directement ou indirectement, à la maximisation des profits. Le devoir des dirigeants d’entreprise serait d’œuvrer uniquement dans l’intérêt exclusif des clients et des actionnaires. Point. Nombre de contributeurs suivent cette perspective et voient dans les positions de Bill Gates une aberration théorique et une naïveté pratique.
Que les entreprises intègrent la justice sociale (ou l’intérêt général) dans leur Business Plan est une idée noble, mais, pour bien des critiques, c’est seulement une idée. Bill Gates, reprenant en réalité une très ancienne considération libérale, estime que le génie capitaliste est de mettre implicitement l’intérêt individuel au service de l’intérêt général. Mais cette mise au service des autres ne saurait passer expressément par une obligation, ni même par de simples incitations. Le sujet, avec ses cohortes de défenseurs et de détracteurs, est toujours ouvert. C’est celui des frontières de la responsabilité des entreprises. Pour les puristes de l’analyse à la Friedman cette responsabilité ne saurait être qu’extrêmement limitée. Et l’intérêt général pourrait, d’ailleurs, s’en accommoder en ne demandant pas davantage. Pour d’autres, de plus en plus nombreux, une vision extensive de la responsabilité des entreprises s’impose[11]. Et l’intérêt général, à leurs yeux, le commande. La question qui ne peut se trancher est celle des limites, dans un sens comme dans l’autre. Quels seuils minimaux et maximaux fixer ? Personne ne saurait définitivement répondre, surtout en invoquant l’intérêt général.
Du côté des partisans du développement de la RSE, on trouve maintenant – entre autres –Philippe Kotler, le grand pape du marketing. Dans un ouvrage récent[12], Avec ses coauteurs, il se démarque d’emblée et expressément d’un Milton Friedman. Pour Kotler la responsabilité sociale des entreprises est passée du rang de gadget, à celui d’élément stratégique. Il ne s’agit plus de dire que l’on fait du bien pour faire bien, mais de faire véritablement du bien en intégrant cette dimension à la vision de l’entreprise. Pour réussir, une entreprise doit nécessairement être investie socialement En quelques formules, qui font mouche, on passe, de la sorte, du « doing good to look good » au « doing well by doing good ». En multipliant les exemples, cet ouvrage de management met en évidence six vertus à une RSE de qualité : augmentation des ventes et des parts de marché ; renforcement de la marque ; amélioration de l’image ; attractivité pour de nouveaux talents ; réduction des coûts ; charme pour les investisseurs. En gros, la RSE, est une formule miracle, qui, de surcroît, conduit à un monde meilleur. La caricature pourrait être facile. L’ouvrage regorge néanmoins d’exemples et d’arguments qui illustrent une thèse simple : les entreprises qui réussissent, dans tous les domaines, sont celles qui ne voient pas la RSE comme une obligation extérieure, mais comme levier d’efficacité. Rédigé comme un guide de recettes à destination des décideurs, le livre fourmille d’idées sur les façons de s’associer à une cause ou sur le mécénat de compétences (la mise à disposition temporaire d’experts). Le décideur pressé lira les développements consacrés à la nécessité de bien choisir ses sujets et de s’engager dans la durée, au risque de passer pour opportuniste, cynique ou hypocrite. Un gros problème en effet.
Des liaisons toujours discutées mais aujourd’hui obligées
En tout état de cause, RSE et développement durable, avec leurs incarnations variées, comptent assurément parmi les défis fondamentaux de l’entreprise au XXIème siècle, que ceci soit légitime ou forcé. Ce ne sont plus des à-côtés, mais des éléments pleinement stratégiques[13]. Les entreprises satisfont ou cherchent à satisfaire de puissantes attentes. Institutions structurantes, lorsqu’elles se portent bien, elles se trouvent de facto et de jure investies de responsabilités qu’elles se doivent d’exercer[14]. Bousculées par les conséquences de la crise née à la fin des années 2000, devant intégrer les multiples transformations de la société au sein de leurs effectifs (féminisation, métissage, nouvelles technologies de l’information, etc.) il leur faut être aussi performantes sur le plan social que sur le plan économique[15].
Ce rôle qu’elles s’octroient ou qu’on leur prescrit ne va pas de soi en France. Les entreprises n’y éveillent pas immédiatement la bienveillance. Traditionnellement défiante à l’égard du marché et de la libre-entreprise, l’opinion française ne voit pas toutes les entreprises de la même façon. Surtout, les Français ne confèrent pas à l’entreprise un rôle déterminant en matière d’intérêt général. Qu’il s’agisse d’ « utilité sociale » ou de « cohésion sociale », les entreprises ne sont pas les premières institutions auxquelles les gens pensent.
Deux baromètres d’opinion publique viennent nous rappeler en effet, qu’en matière d’intérêt général, toutes les entreprises ne sont pas logées à la même enseigne des représentations et des aspirations.
Une première enquête sur l’« utilité sociétale des grandes entreprises en France », produit au printemps 2012, a apporté des résultats intéressants[16]. Si plus de neuf Français sur dix estiment que la SNCF (92 %), EDF (93 %) et La Poste (95 %) sont « utiles à la société », ils sont majoritaires à estimer que Nike (52 %), Heineken (54 %), Mac Donald’s (61 %) et Coca Cola (65 %) ne le sont pas. Il n’y a pas là une préférence chauvine : Microsoft est jugé utile à 78 % contre 38 % pour L’Oréal. Mais il y a une préférence claire, dans cette réponse française, pour les entreprises de service public. Le fait d’exercer des missions d’intérêt général (réelles ou supposées telles) est prépondérant pour être considéré comme une entreprise utile a? la société. L’élément le plus valorisé, à cet égard, est la création d’emplois.
Dans la première livraison d’un « baromètre de la cohésion sociale », réalisée en 2011 pour le Ministère des affaires sociales, un autre sondage signale que les entreprises se trouvent au tout dernier rang des institutions bien placées pour « améliorer la cohésion sociale »[17]. Aux yeux de l’opinion, les pouvoirs publics (de l’État aux départements) apparaissent les mieux placés et recueillent au total 65 % des suffrages. L’Etat, en particulier, arrive en tête des réponses (35 %). Les efforts des individus arrivent en deuxième position (19 %). Les entreprises ne rassemblent que 1 % des suffrages. Il faut noter que les partis politiques et les syndicats ne font pas beaucoup mieux (3 %) tandis que les associations, généralement parées de nombreuses vertus, ne sont pas, en l’espèce, plébiscitées.
L’opinion peut être réservée. Il est pourtant absolument incontestable que des entreprises, publiques comme privées, agissent sur des motifs d’intérêt général. Des sociétés privées peuvent avoir et gérer, généralement pour le compte même de la puissance publique, des activités d’intérêt général. Leur productions et services concourent à des objectifs d’intérêt général. Dans les nomenclatures européennes, ces firmes ont tout à fait leur place pour être gestionnaires de services d’intérêt général (SIG) et de services d’intérêt économique général (SIEG). Pour des raisons de concurrence, le sujet est plus compliqué en ce qui concerne les services sociaux d’intérêt général (SSIG) mais rien n’empêche les entreprises privées d’investir et de se placer sur les marchés de la dépendance des personnes âgées ou de la garde des jeunes enfants.
Le sujet des proximités et des parentés entre intérêt général et entreprise suscite autant de passions idéologiques que d’analyses pratiques. Il y a quelques décennies, il pouvait éveiller, de la part du monde patronal, des réactions et réserves bien argumentées. Alors que les patrons, en France, ont toujours été un rien fascinés par l’intérêt général, trop les appeler à intégrer ces préoccupations d’ordre général était dénoncé comme une incitation néfaste à s’éparpiller et se méprendre. À la fin des années 1970, un ancien Vice-président du CNPF écrivait ainsi clairement, dans un chapitre incisif sur « le piège de l’intérêt général », que « pour que les vaches soient bien gardées, la sagesse populaire enseigne depuis longtemps que chacun doit faire son métier »[18]. Depuis, la tendance de tous les côtés est à estimer qu’il est bénéfique, pour tous, de voir les entreprises à la fois bien mener leurs affaires et servir, de surcroît, l’intérêt général.
Ce sujet des liaisons heureuses entre entreprises et intérêt général prend une résonance toute singulière aujourd’hui. En effet, les délimitations du public et du privé ne sont plus aussi nettes qu’elles ont pu l’être. Tout le monde s’accorde pour estimer qu’en termes d’intérêt général, le secteur public et ses agents n’ont pas le monopole de la vertu, tout comme le secteur privé et ses dirigeants n’ont pas celui du vice. La période est à l’hybridation croissante entre un secteur privé qui se publicise et un secteur public qui se privatise, dans le cadre, par exemple, du développement des délégations de service public (DSP) et des partenariats public-privé (PPP). Si les élus en demeurent les dépositaires, sous contrôle du juge, l’intérêt général n’est plus la propriété exclusive d’une sphère.
Sur le registre de l’intérêt général, le rapprochement – qui n’est pas fusion – entre les deux sphères publique et privée soulève une question majeure : celle du temps. Tout d’abord, aucun dirigeant ne niera le zest de schizophrénie que suppose l’implication des entreprises au-delà de leur seul objet social. Si les discours stratégiques valorisent ces orientations, face aux investisseurs – notamment en période de turbulences, les priorités restent les résultats, les performances de rendement. Certes, il existe des exigences de long terme qui invitent à réviser la définition des contours et directions d’une entreprise. Pour autant, la mission principale d’un responsable d’unité, tout comme son intérêt singulier, est de rendre des comptes sur des temps courts de performance. Entre la pression de l’urgence et le légitime souci de préservation voire d’amélioration de l’environnement, il y a bien plus que des nuances. Ce ne sont pas pour autant des fossés infranchissables.
Le thème des attaches entre entreprises et intérêt général ne s’épuise jamais et se renouvelle constamment, avec, en particulier, de nouvelles formulations. Ainsi, les entreprises ne devraient-elles plus chercher à créer de la valeur ajoutée, mais de la « valeur partagée ». C’est l’idée, lancée au début des années 2010, par le célèbre Professeur de stratégie Michael Porter[19]. Compétitivité des entreprises et bien-être de leurs communautés environnantes seraient mutuellement dépendants. Il en irait – pas moins – d’une redéfinition du capitalisme, avec une hybridation non pas entre ce qui est public et ce qui est privé, mais entre ce qui est sans but lucratif et ce qui est à but lucratif. C’est la finalité même de l’entreprise qui est mise en question. Et on en revient à des oppositions et considérations qui ne sont pas toujours neuves. L’intérêt général est une entrée générale pour s’intéresser à la place de l’entreprise dans la société. Et, symétriquement, à la place de la société dans l’entreprise.
[1]. L’expression « État stratège » a connu son heure de gloire dans les années 1990. Ce n’est certainement pas un hasard si le rapport qui a donné son lustre à l’expression lui associait immédiatement la mission de garantir l’intérêt général : Commissariat général du plan, Pour un Etat stratège, garant de l’intérêt général, Paris, La Documentation française, 1993.
[2]. Voir le Rapport public 1999 du Conseil d’État, L’intérêt général, Paris, Conseil d’État, coll. « Études et documents », N° 50, 1999. Et notons que parmi les 20 personnes réunies, dans cet ouvrage, pour ces 10 entretiens, trois sont membres du Conseil d’État.
[3]. Voir le recueil de textes réunis par Bruno Denis, « L’intérêt général à l’épreuve du pluralisme », Problèmes politiques et sociaux, n° 946, 2008.
[4]. À ce sujet, pour dépasser les litanies françaises, on pourra consulter Andrew Crane, Dirk Matten, Jeremy Moon, Corporations and Citizenship, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Trois thèmes y sont abordés en profondeur. En tant que « citoyennes » les entreprises sont membres d’une communauté (maintenant mondialisée). Elles y apportent leurs valeurs et y défendent leurs intérêts. En tant que « gouvernements », les entreprises sont des communautés dans lesquelles s’administrent des droits et s’allouent des ressources. Enfin, en tant que sujets de délibération et de confrontation, les entreprises constituent une « arène » autorisant toutes les « parties prenantes » à faire valoir leur citoyenneté à l’égard de leurs choix.
[5]. Voir le dossier « Responsabilité sociale de l’entreprise, Revue française de gestion, vol. 34, n° 180, 2008.
[6]. Autour de l’ISR, voir Augustin Landier, Vinay B. Nair, Investing for Change. Profit from Responsible Investment, Oxford, Oxford University Press, 2009.
[7]. Il faut toujours relativiser les nouveautés. Les spécialistes font remonter les premiers travaux et débats sur la RSE au début des années 1950 avec la publication de l’ouvrage pionnier de l’économiste américain Howard Bowen, Social Responsibilities of the Businessman, New York, Harper, 1953. La notion d’entrepreneuriat social est plus récente, mais elle a des racines profondes dans le secteur, ancien, de l’économie sociale.
[8]. Afin d’alimenter une belle note de bas de page, permettant d’orienter d’éventuelles lectures complémentaires, on recommandera vivement les deux « 128 pages » sur la RSE publiés par des maisons concurrentes : Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée, La responsabilité sociale d’entreprise, Paris, La Découverte, « Repère », 2007; Jean-Pascal Gond, Jacques Igalens, La responsabilité sociale de l’entreprise, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2008. Sur l’entrepreneuriat social : Amandine Barthélémy, Romain Slitine, Entrepreneuriat social : innover au service de l’intérêt général : panorama, enjeux, outils, Paris, Vuibert, 2011 ; Jean-Marc Borello, François Bottollier-Depois, Nicolas Hazard, L’entreprise du XXI° siècle sera sociale (ou ne sera pas), Paris, Rue de l’Échiquier, 2012. En synthèse, le lecteur curieux peut se plonger dans les notes et actes de rencontres publiés, sur ces thèmes, par le Centre d’analyse stratégique sur www.strategie.gouv.fr.
[9]. Michael Kinsley (dir.), Creative Capitalism. A Conversation with Bill Gates, Warren Buffett, and Other Economic Leaders, New York, Simon & Schuster, 2008
[10]. Au-delà de considérations et d’analyses très sérieuses, on lui attribue la formule « the business of business is business ». Dans un article fréquemment cité (New York Times Magazine, 13 septembre 1970), il disposait : « The Social Responsibility of business is to increase its profits ». La RSE – au-delà de la seule quête du profit – se justifie en tant que voie pour générer du « goodwill » et peut donc se justifier dans l’intérêt propre de l’entreprise.
[11]. Sur un plan strictement juridique, voir, pour des mises au point, le dossier « Les périmètres sociaux de l’entreprise » (Droit social, n° 11-12, 2012) et l’article de Jean-Emmanuel Ray, « De la négociation collective interne au dialogue sociétal externe », Droit social, n° 3, 2013, pp. 261-268.
[12]. Philip Kotler, David Hessekiel, Nancy R. Lee, Good Works! Marketing and Corporate Initiatives that Build a Better World… and the Bottom Line, John Wiley & Sons, 2012.
[13]. Voir Michel Drancourt, Plaidoyer pour l’entreprise, Paris, François Bourin, 2010.
[14]. Voir les conclusions du groupe de travail présidé par Jean-Paul Bailly et Xavier Huillard, sur le thème de L’entreprise de l’apre?s-crise. Renouveler la contribution des entreprises à la cohésion sociale, Institut de l’Entreprise, 2010.
[15]. Voir Jean-Marc Le Gall, L’entreprise irréprochable. Réciprocité, responsabilité, démocratie, Paris, Desclée de Brouwer/Collège des Bernardins, 2011.
[16]. Utilité sociétale des grandes entreprises en France, avril 2012. www.institut-viavoice.com
[17]. Baromètre de la cohésion sociale, juin 2011. www.credoc.fr
[18]. Pierre de Calan, Le patronat piégé, Paris, La Table Ronde, 1977.
[19]. Michael E. Porter, Mark R. Kramer, « Creating Shared Value. How to reinvent capitalism – and unleash a wave of innovation and growth », Harvard Business Review, vol. 89, n° 1/2, 2011, pp. 62-77. Et pour une réaction ironique et critique, voir « Oh, Mr Porter. The new big idea from business’s greatest living guru seems a bit undercooked », The Economist, 10 mars 2011.
« Les transferts monétaires conditionnels : une innovation du Sud transposable en France ? », Revue de droit sanitaire et social, n° 6, 2010, pp. 1151-1159.
La question générale d’un lien entre prestations et obligations est vieille comme le monde. Une manière originale de l’aborder est le détour par le repérage et l’analyse d’innovations en dehors des murs hexagonaux. Les Transferts Monétaires Conditionnels (TMC), liant service de prestations familiales et contreparties des parents et des enfants, sont progressivement devenus un des principaux instruments de politique sociale du monde en développement. Outils de lutte contre la pauvreté et d’investissement dans le capital humain, les TMC (en anglais CCT pour Conditional Cash Transfer) ont un double objectif. Il s’agit à la fois de réduire, dans le court terme, la pauvreté infantile et, dans le moyen terme, d’augmenter l’implication des parents auprès de leurs enfants. La logique de ces TMC est explicitement expérimentée à New York. Elle se profile dans l’idée récente et très controversée d’une « cagnotte » récompensant, en France, l’assiduité scolaire de lycéens.
NOTE : depuis la publication de l’article les TMC se sont étendus davantage encore partout dans le monde, et les expérimentations françaises ont été stoppées… Pour quelques remarques : ici
« Revenu universel : le cas de l’Alaska », Revue de droit sanitaire et social, n° 4, 2011, pp. 658-664.
Le projet d’un revenu universel (ou de citoyenneté) resurgit régulièrement dans la littérature académique et/ou militante. Partisans savants et détracteurs tout aussi savants s’opposent à coups de chiffres et de principes. Le sujet a été à nouveau activé avec la proposition, en avril 2011, d’un « revenu citoyen » par l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin. Une entrée originale dans ce dossier consiste à étudier l’unique système existant, le « dividende permanent » à l’œuvre en Alaska depuis le début des années 1980. Souvent évoqué, mais rarement analysé, ce mécanisme présente d’incontestables singularités sur le plan de son financement (il repose sur une richesse naturelle que l’on est loin de trouver partout) mais aussi sur celui de sa philosophie (il a été monté, en partie, pour contrer l’extension de l’État providence). Il n’a cependant strictement rien n’anecdotique (ne serait-ce qu’en termes de montants) et mérite attention et examen poussé.
« Droits et fraudes », Droit social, n° 5, 2011, pp. 540-542.
Cette synthèse du colloque du 11 février 2011 ne constitue pas un raisonnement mais une restitution, personnelle, des constats, des problématiques, des enseignements, des paradoxes qui ont nourri et traversé les exposés, les débats et les tables rondes de cette journée.
« Que pensent les Français de la pauvreté ? », Droit social, n° 12, 2010, pp. 1143-1149.
La lutte contre la pauvreté est, aujourd’hui, un élément majeur des politiques sociales. Sous les triples effets du chômage, des changements familiaux et des migrations qui bouleversent les structures et les revenus des ménages, la pauvreté est redevenue, en France, une question centrale pour les pouvoirs publics, pour le droit et pour les individus. Qu’en pensent ces derniers ? Une étude à partir d’enquêtes d’opinion, françaises et européennes, permet de dresser un portrait assez caractéristique.
« Les Nations Unies et la lutte contre la pauvreté : la mise en œuvre problématique des Objectifs du Millénaire pour le Développement », Revue de droit sanitaire et social, vol. 47, n° 5, 2010, pp. 871-884.
La communauté internationale s’est engagée en 2000 avec d’ambitieux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), couvrant un vaste ensemble de problèmes sanitaires et sociaux. Le premier de ces objectifs consiste à diminuer de moitié la pauvreté dans le monde d’ici 2015. Celle-ci, évaluée à l’aune du critère dit de « un dollar par jour », fait l’objet de mesures et de débats sur ces mesures élaborées principalement par la Banque mondiale. Alors que les deux tiers du chemin ont été parcourus, l’optimisme, sur le plan de la pauvreté monétaire, peut prévaloir. Les objectifs globaux pourront probablement être atteints. Les résultats sont cependant principalement entraînés par les géants démographiques et économiques que sont devenus la Chine et l’Inde. Par ailleurs, depuis les crises économiques et alimentaires de la fin de la décennie 2000, le pessimisme est plutôt devenu de mise pour l’ensemble des OMD.
« Les villes face aux défis de l’attractivité. Classements, enjeux et stratégies urbaines »
Depuis une décennie, la notion d’attractivité fait florès dans les approches consacrées aux territoires comme dans les discours des élus et les travaux des experts. L’attractivité peut a priori apparaître comme une notion fourre-tout donnant lieu à un florilège d’indicateurs de toute sorte et à un nombre désormais impressionnant de palmarès dont la cohérence n’est pas toujours évidente. Mais ne s’agit-il que d’un mot-valise à l’usage d’un marketing urbain de circonstance ou, au contraire, d’un nouveau concept indispensable à l’évaluation de la performance et de la dynamique des territoires ?
« L’éducation financière. Une innovation sociale en plein développement »
L’éducation financière désigne l’ensemble des programmes de formation assurant un socle de connaissances en gestion, en finance, en économie. Des rudiments en ces matières sont maintenant considérés comme un élément essentiel des besoins contemporains, comme l’une des premières nécessités pour bien vivre. A ce titre, l’éducation financière campe en bonne place des opérations concrètes visant à promouvoir et améliorer les « life skills ».
« Les dotations en capital pour les jeunes », Droit social, n° 12, 2009, pp. 1159-1168. (avec Pierre-Yves Cusset)
L’idée d’une « dotation en capital » pour les jeunes revient régulièrement à l’ordre du jour. Une synthèse sur la question.
« Le guichet unique, c’est possible »
L’idée d’un guichet unique, pour la protection sociale, a pied depuis des années dans le débat spécialisé. Le terme même de guichet unique est néanmoins maintenant galvaudé en France, tant ces guichets que l’on voulait uniques se sont en réalité multipliés, qu’il s’agisse de l’emploi, de la famille ou du handicap. L’existence d’innovations dans d’autres contextes, Service Canada, Centrelink en Australie ou la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale en Belgique montre que le principe d’une entrée et d’une interface uniques n’est pas un rêve ou un mythe.
« Quelques remarques sur le ‘développement social local’ », Revue de droit sanitaire et social, vol. 46, n° 5, 2009, pp. 933-940.
Le sigle DSL, pour développement social local, a pris place dans le vocabulaire des organismes participant aux mécanismes de Sécurité sociale et d’action sociale. Prétendument innovant, voire salvateur, le DSL est à périmètre et contenu totalement hésitants. Il y aurait là à la fois démarche et principe efficaces, territorialement, en complément, voire en orientation du service des prestations. Bien implanté dans la branche famille et dans certaines collectivités territoriales, le DSL peut accompagner quelques innovations pragmatiques. Il ne saurait accéder au rang d’élément véritablement stratégique. Si le sigle, avec ce qu’il aspire à nommer, a ses promoteurs et thuriféraires, il faut savoir raison garder.
« Du RMI au RSA, en passant par le RMA », Revue de droit sanitaire et social, vol. 46, n° 2, 2009, pp. 213-22.
Dans la forêt des sigles de la protection sociale, le revenu de solidarité active (RSA), le revenu minimum d’insertion (RMI) et, entre les deux, le revenu minimum d’activité (RMA), ont fait couler beaucoup d’encre. Que dire de neuf qui n’ait déjà été dit, soit pour célébrer les vertus de ces innovations soit pour en décrier les défauts, soit encore pour en détailler les mécanismes de plus en plus sophistiqués ?
« Travailleurs pauvres : de quoi parle-t-on ? », Droit social, n° 3, 2009, pp. 292-299.
Il est apparu récemment dans l’expertise et le débat publics que l’activité n’était pas nécessairement – à supposer qu’elle l’ait vraiment été intégralement un jour – une protection contre la pauvreté. Depuis, s’est développé tout un ensemble de travaux savants, de propositions, de prises de position politiques et d’innovations en faveur et en direction des « travailleurs pauvres », avec principalement le Revenu de solidarité active (RSA) en France, mais aussi toutes les démarches et analyses européennes en termes d’« inclusion active ».
« Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager »
Le thème de cet article est, en quelque sorte, le « droit de miction », le « droit de pisser » ou le « droit de se soulager ». Les expressions peuvent, au premier abord, choquer ou au moins étonner. Le propos, qui prête assurément au comique troupier et à la plaisanterie graveleuse, n’en est pas moins grave. Saugrenue et insolite, mais aussi concrète et incarnée, la question des toilettes publiques relève du droit et de l’aménagement des espaces publics. Si des progrès sont repérables ces dernières années, notamment en ce qui concerne la gratuité des services parisiens, le sujet n’en reste pas moins d’importance, révélateur d’inégalités manifestes et terrain de possibles innovations.
« Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager », Droit social, n° 1, 2009, pp. 103-110.
La version originale de cet article a été actualisée et intégrée dans l’ouvrage Questions sociales et questions urbaines (PUF).
« Partenariat et politiques sociales », Revue de droit sanitaire et social, vol. 45, n° 1, 2009, pp. 149-162.
Le partenariat campe en bonne place des notions en vogue pour ce qui relève de la conduite contemporaine des affaires publiques. Le terme est relativement neuf. Il a pris de l’ampleur, de l’importance et un peu de contenu depuis vingt-cinq ans. Pour autant, l’engouement qu’il a pu susciter mérite d’être relativisé. La diversité des modalités de collaboration et de coopération ainsi rassemblée ne saurait conférer une grande unité aux pratiques. Celles-ci accompagnent des mutations profondes des politiques publiques. A ce titre, on peut noter que le partenariat viendrait progressivement remplacer le paritarisme comme clé de voûte de la gestion de la protection sociale à la française.
« Zéro SDF : un objectif souhaitable et atteignable », Droit social, n° 3, 2008, pp. 349-359.
Longtemps icônes de l’indignité infamante, les vagabonds et les mendiants ont été pendant des siècles la figure typique et parfois terrifiante du trouble à l’ordre public. A bien des égards, la prise en compte collective de leur situation – orientée vers la répression – campe à la source du droit pénal et du droit social. Le vagabond traverse ainsi l’histoire de la pénalisation des individus et de la socialisation des risques. Avant de devenir « SDF » (pour « sans domicile fixe ») – image emblématique des priorités politiques contemporaines de lutte contre l’exclusion – le vagabond a été décrit comme « clochard » durant la période des Trente Glorieuses, n’appelant plus qu’une coercition résiduelle.
« La mise sous condition de ressources des allocations familiales : une discrimination vraiment positive ? », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 2, 2008, pp. 336-352.
Des propositions récentes appellent, de nouveau, à la mise sous condition de ressource des allocations familiales. Déjà, en 1998, les allocations familiales avaient placées été dix mois sous conditions de ressources. La mesure avait suscité de nombreux débats et controverses autour de l’équité, de l’égalité, de la sélectivité et de la discrimination positive. Les trois quarts des prestations familiales sont versées en 2006 sans condition de ressource (comme en 1973). Dans l’ensemble des prestations (sociales et familiales) servies par la branche Famille de la Sécurité sociale, ce sont maintenant les deux tiers qui le sont avec une condition de ressource (contre un tiers en 1973). Le souci d’économie pourrait dicter une sélectivité accrue dans la mise en œuvre des prestations. Une telle option ne peut qu’éveiller des échanges d’arguments conséquents, à défaut d’une réelle reconfiguration des allocations familiales. En effet, l’introduction d’un ciblage est toujours un virage. Mais il s’agit de savoir vers quoi.
« L’Europe des politiques familiales : la convergence dans l’hétérogénéité », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 4, 2008, pp. 601-618.
L’étude des politiques familiales dans l’Union européenne constitue une matière délicate et mouvante. Délicate, car la comparabilité des politiques familiales nationales n’est pas toujours assurée. Mouvante, car la comparaison ne donne pas de résultats figés. Chaque année, en effet, les changements sont d’importance. La matière n’en reste pas moins passionnante. Elle permet d’abord de rendre compte de la signification de la devise européenne : « unis dans la diversité ».
« Pauvreté et justice sociale : l’optique libertarienne et conservatrice de Charles Murray », Regards croisés sur l’économie, n° 4, 2008, pp. 138-148.
Dans les bibliographies sur la pauvreté, Charles Murray est alternativement – ou bien concomitamment – présenté comme un (ultra)libéral et un (ultra)conservateur. Il est surtout décrié comme un extrémiste aux thèses radicales. Si sa radicalité est incontestable, ses thèses méritent d’être mieux connues, non pour les réhabiliter, mais pour en comprendre la richesse et l’originalité. Les idées de Murray sont un équilibre de conservatisme (sur la famille en particulier), de libertarisme (sur les politiques sociales en (général) et de déterminisme (sur les trajectoires individuelles grandement dépendantes de l’intelligence). Pour sortir de cet Etat-providence qu’il combat depuis trente ans, il propose un « plan » qu’il estime possible, avec la création d’un revenu minimum universel qui viendrait remplacer toutes les politiques sociales.
« Les fondements du ‘Grenelle de l’insertion’ », Revue de droit sanitaire et social, vol. 44, n° 6, 2008, pp. 1110-1123.
En mai 2008, le Grenelle de l’insertion a débouché sur un rapport et des propositions. Celles-ci sont classiquement appelées à être instruites techniquement et débattues politiquement. Pour les fonder, il a fallu aboutir à une vision autant que faire se peut partagée. C’est toute la stratégie de l’insertion professionnelle qui a été de la sorte évaluée. Des convictions communes quant aux réformes à entreprendre ont pu être mises au jour. Par ailleurs des études originales ont porté sur les périmètres de ces politiques. Il en ressort fondamentalement que loin d’être un segment marginal de l’action publique, l’insertion, mobilisant 19 milliards d’euros de crédits publics, a concerné ou concerne actuellement un cinquième de la population.
« Pour une agence européenne en faveur des sans-abri », Revue de droit sanitaire et social, vol. 43, n° 5, 2007, pp. 887-895.
Le traitement du vagabondage et de la mendicité a été un moteur de l’avènement des politiques sociales et pénales. Historiquement, pour dépasser l’incapacité des collectivités locales à gérer collectivement la présence de sans-abri, plus ou moins inquiétants, il a fallu des interventions régionales, puis nationales permettant l’affirmation des Etats. Aujourd’hui, dans une Union européenne aux frontières ouvertes, la nouvelle échelle de la gestion de la question des sans-abri est communautaire. Ce sont maintenant, à certains égards, plus les villes et l’Union que les régions et les Etats qui peuvent valablement agir. Progressivement les connaissances et les échanges se renforcent entre les Etats-membres. Il peut être suggéré de conforter cette dimension communautaire de l’intervention en faveur des sans-abri par la spécification de cette question au sein de la stratégie pour l’inclusion sociale, mais aussi par la création d’instruments particuliers, comme une agence européenne en charge du dossier.
« De l’allocation familiale au premier enfant à l’allocation par enfant : la forfaitisation des allocations familiales », Droit social, n° 12, 2007, pp. 1270-1277.
L’idée d’une allocation familiale au premier enfant a été une nouvelle fois évoquée et rapidement discutée pendant la campagne présidentielle. Elle part d’un constat simple : c’est pour le premier enfant que le niveau de compensation publique est le plus faible. Il s’agit là d’une particularité de la politique familiale française. Historiquement, celle-ci, dans une visée nataliste, investit fortement à partir du troisième enfant. Et, en matière d’allocations familiales, elle se singularise de la sorte au sein de l’Union européenne en n’en faisant pas bénéficier les familles avec un seul enfant.
« La prise en charge des vagabonds, des mendiants et des clochards : une histoire en mouvement », Revue de droit sanitaire et social, vol. 43, n° 6, 2007, pp. 933-951.
Longtemps icônes de l’indignité infamante, les vagabonds et les mendiants ont été pendant des siècles la figure typique et parfois terrifiante du trouble à l’ordre public. A bien des égards la prise en compte collective de leur situation – orientée vers la répression – est à la source du droit pénal et du droit social. Le vagabond traverse ainsi l’histoire de la pénalisation des individus et de la socialisation des risques. Avant de devenir « SDF » – icône des priorités politiques contemporaines de lutte contre l’exclusion – le vagabond a été décrit comme « clochard » durant la période des Trente Glorieuses, n’appelant plus qu’une coercition résiduelle et légitimant une montée en puissance des dispositifs d’assistance. Cet article opère un retour historique long sur le traitement du vagabondage et s’arrête sur le cas des clochards pour repérer quelques constances et souligner le caractère très récent du virage des politiques publiques, dans les années soixante et soixante-dix.
« Vers la fin des fessées ? », Futuribles, n° 305, 2005, pp. 28-46.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a invité récemment, dans une recommandation de juin 2004, les Etats membres à « interdire tous les châtiments corporels et toutes les autres formes de punition et traitement dégradant à l’encontre des enfants » estimant qu’il y avait là violation de « leur droit fondamental au respect de leur dignité humaine et de leur intégrité physique ». Il se dessine nettement un mouvement international dans ce sens, avec une initiative mondiale soutenue par l’UNICEF et l’UNESCO pour « mettre fin à toute forme de châtiment corporel des enfants ».
« Le rapport ‘Hirsch’ : filiation, contenu et enjeux », Revue de droit sanitaire et social, vol. 41, n° 4, 2005, pp. 610-619.
Mise en place par le Ministre des Solidarités, de la Santé et de la Famille, Philippe DousteBlazy, une Commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté », présidée et animée par le Président d’Emmaüs, Martin Hirsch, a exercé ses activités au cours du premier trimestre 2005. Elle a rassemblé, sans cahier des charges précis sinon de faire des analyses et suggestions relatives à la pauvreté des enfants, et dans un contexte de grande autonomie, des représentants des partenaires sociaux, des élus, des associations familiales, des associations de lutte contre l’exclusion, des collectivités territoriales et des administrations de l’Etat ainsi que quelques personnalités qualifiées.
« La dictature du partenariat. Vers de nouveaux modes de management public ? », Futuribles, n° 273, 2002, pp. 27-41.
Cette analyse, renseignée aux sources de la science et de la sociologie politiques, vise des éclaircissements et des appréciations, dubitatives mais constructives, sur la notion de « partenariat », employée dans la conduite des affaires publiques contemporaines, en particulier pour tout ce qui relève du « social ».