Dans trente ans une protection sociale simplifiée ?
Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po
Conseiller scientifique de Futuribles et de l’École nationale supérieur de la sécurité sociale (En3s).
La simplification apparaît, avec l’évaluation, comme une ardente obligation des politiques publiques contemporaines. Mais la simplification est compliquée. Et les grandes réformes de simplification se sont souvent avérées productrices de complexité. Il en va ainsi de la création du RSI et du RSA. Cette réforme de l’organisation de la sécurité sociale des indépendants et cette réforme des minima sociaux ont, toutes les deux, été présentées à leur origine comme de grandes œuvres de simplification. Et toutes les deux ont rapidement été décriées comme de redoutables complexifications, pour les gestionnaires comme pour les bénéficiaires. À rebours de ces exemples brocardés, des initiatives, reposant d’ailleurs de plus en plus sur de la dématérialisation, comme la carte Vitale, le chèque emploi service universel (CESU) ou le service Pajemploi (destiné à gérer les aspects administratifs des parents employeurs) sont valorisées. Pourra-t-on faire plus et mieux dans les trente ans qui viennent ? Les ressources et possibilités de la révolution numérique permettent d’envisager, de façon raisonnable, les grands traits d’une simplification qui n’est pas que vœu pieux, mais choc nécessaire et salutaire.
La simplification, ardente obligation
Nombre de responsables politiques, d’experts et d’opérateurs déplorent la complexité et, pire, la complexification croissante des politiques, des politiques sociales en particulier. Le sujet n’est pas neuf. Et pour faire de la prospective, il est toujours bon de faire un peu de rétrospective. La revue Droit Social publiait, dès les années 1970, des articles sur le thème de la complexité et de la simplification. Ces contributions, avec des désaccords techniques de détail, allaient déjà dans le sens d’une nécessaire lutte contre la complexité illégitime et contre-productive. Reprenant et commentant des positions politiques, des rapports administratifs sur la législation sociale, ces textes soulignaient le caractère sisyphéen de l’exercice de simplification et critiquaient l’absence de l’usager de ces débats, alors que la complexité croissante était déjà légitimée comme une adaptation du droit aux particularités. Déjà s’affirmait le souhait de voir la simplification devenir le « leitmotiv dans l’action administrative » ainsi que l’optimisme quant à la capacité des « techniques modernes de gestion » (le « management moderne ») pour « réduire enfin cette hydre de Lerne ».
Il n’y a donc pas nécessairement nouveauté au thème de la simplicité, mais l’intensité de la complexité devient particulièrement problématique. À trois échelles. Tout d’abord, sur un plan doctrinal, la cohérence globale du système de protection sociale échappe. L’aide et l’action sociales, qui étaient appelées à disparaître, se sont étendues et ramifiées. La prévoyance et les complémentaires, appelées elles-aussi, en principe, à s’effacer, ont le vent en poupe. La sécurité sociale elle-même fait l’objet, dans ses branches, ses régimes et ses mécanismes, d’une sophistication extrême. Avec la décentralisation, on a vu se mettre en place, à côté de l’Etat-providence, des départements-providence, eux-mêmes remis en question par une recentralisation, puis l’arrivée des métropoles. Face à ces mouvements, incessants, même les spécialistes n’ont plus vraiment de vue d’ensemble. Ce brouillage doctrinal, au fond, n’est pas forcément embarrassant. Plus graves sont les embarras concrets des opérateurs et gestionnaires (caisses de sécurité sociale et collectivités territoriales aux premiers rangs). Les politiques sociales sont quotidiennement modifiées par une révision permanente de leurs paramètres, ce qui se traduit, de plus en plus délicatement, dans les systèmes d’information. Dévoreuse de moyens et d’énergie, comme une course sans fin, cette complexification continue ne permet plus de gérer à bon droit. Mais, plus graves encore, l’incompréhension et les critiques des destinataires des politiques sociales s’accentuent. Les usagers ne comprennent pas leurs droits que peinent à leur expliquer des techniciens ou conseillers dépassés par la complexité. La simplification s’impose donc à la fois pour dépasser les impasses doctrinales, les limites gestionnaires, les tracas individuels. In fine, deux légitimités fondent la simplification : une légitimité économique (pour faire mieux, avec sinon moins, du moins probablement pas plus) ; une légitimité démocratique (pour assurer lisibilité, visibilité et efficacité des dépenses sociales).
Internaliser la complexité, externaliser la simplicité
Face à la densité et à la complexité des prestations sociales, certains experts, issus de rangs divers, soutiennent une simplification drastique. Plutôt que de multiples prestations sociales, sous conditions de ressource ou non, le principe serait de réduire leur nombre, d’en harmoniser les barèmes, et d’en assurer le service par une institution unique. Une solution radicale, dont on peut trouver des expressions politiques à gauche comme à droite, consiste à doter les individus d’un revenu universel. Cette idée d’un revenu qui peut aussi être dit inconditionnel ou de citoyenneté s’élabore depuis environ deux siècles et rassemble des partisans partout dans le monde. Le sujet est souvent balayé d’un revers de main sur l’autel des réalités économiques et des craintes de désincitation au travail. La pesée des arguments et contre-arguments doit cependant prendre en considération ce qu’une telle instauration signifierait en termes de simplification. Une totale révolution. Deux options philosophiques sous-jacentes à une telle configuration s’opposent. Dans un premier camp, les partisans du revenu universel aspirent à compléter l’édifice en place. Dans un deuxième camp, il s’agit de complétement le remplacer. Dans sa version extrême, cette idée a ceci de commun avec la sécurité sociale, d’ambitionner un système unique (pas d’autre organisation), universel (tout le monde est concerné) et uniforme (la prestation serait forfaitaire). Le projet et sa mise en œuvre sont cependant loin des couloirs de la décision. Il n’empêche que sur le registre des prestations, il est tout de même possible de simplifier. Une réforme d’envergure tiendrait d’une unification des bases ressources des différentes prestations. Une telle harmonisation aurait le double avantage de diminuer sensiblement le travail de contrôle des caisses et d’augmenter la visibilité que peuvent avoir les bénéficiaires des évolutions de leurs droits. La logique sous-jacente à cette voie de simplification est d’assurer la lisibilité et la stabilité des règles.
Un autre foyer, plus aisé, de simplifications relève de la relation de service. Puisque les différentes institutions ne peuvent être bouleversées du jour au lendemain, une idée force est de rendre compatibles, interopérables et interconnectés les systèmes d’information. La complexité doit ainsi être internalisée par la technique. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité, avec mise en œuvre d’un principe exigeant, celui de l’unicité. La perspective d’un point d’entrée unique pour un service global et intégré apparaît être une cible souhaitable et possible. Le programme « Dites-le nous une fois », développé par l’administration française à destination des entreprises, consiste à alléger les tâches administratives en diminuant les sollicitations et en mutualisant les données. Pour ce qui relève des politiques sociales, on parle souvent, en France, de guichet unique. Mais c’est en général pour les multiplier, ce qui est contradictoire. Les Anglo-saxons parlent de « one stop shop » que l’on doit plus valablement traduire par point d’entrée unique.
Toute cette simplification par unicité ne se ferait pas aisément. Elle se légitime au nom de l’usager, avec une ambition à haute teneur technologique, et haute valeur ajoutée de service. De telles orientations permettent une forte personnalisation de la relation de service, des gains substantiels de temps et de ressources. Elles sont susceptibles néanmoins de remettre en cause, dans leur substances, les institutions et réseaux de caisse existants. De telles évolutions ne vont donc pas sans réticences dont il convient de triompher.
Toute cette logique de simplification par unification et intégration de services est d’abord une architecture technique, permettant notamment l’intermédiation des relations entre institutions et des systèmes. Elle ne passe pas par la normalisation des institutions, des accueils et des prestations, mais par celle des données. Les points d’entrée uniques ne naissent pas d’une idée de transformation des prestations, mais de la possibilité d’améliorer leur administration. L’ambition est de diminuer les coûts de gestion pour l’organisation mais surtout pour la personne. Quels que soient les sujets d’entrée (une baisse de revenus, un problème de logement, mais aussi une naissance, un accident, un départ à la retraite, etc.), il n’y a plus, dans cette logique, de codes personnels et de dossiers différents. Le principe est que la personne doit être reconnue dès qu’elle est rencontrée, c’est-à-dire dès qu’elle est individuellement connectée.
La puissance des systèmes d’information ne doit pas être mise à défaut par des législations et réglementations inutilement sophistiquées. À l’inverse, cette capacité contemporaine de connexions et de collaborations peut assurément être mise au service d’une simplification pour l’usager, qui ne soit pas une complexification sans nom pour l’administration. La conclusion de cette analyse revient assez aisément à une citation que l’on attribue au génie de Leonard de Vinci : « La simplicité est la sophistication suprême ». Cette sophistication, par intégration de la complexité et offre de la simplicité, passe peut-être moins par des annonces grandioses et des réalisations immédiates que par petites touches successives. Un peu, au fond, comme s’est progressivement affirmée et comme continue à s’affirmer la sécurité sociale. Et comme probablement, elle s’affirmera encore.
Courage, simplifions
À l’horizon d’une trentaine d’années il est même possible d’être optimiste, sans être naïf. Pour se convaincre de la possibilité d’un optimisme, il suffit de se projeter trente ans en arrière. En 1985, quand la sécurité sociale fêtait ses quarante ans, elle n’envisageait ni RMI, ni CMU, ni CSG, ni risque dépendance, ni loi contre les exclusions, ni recueil national des données sociales. Elle ne pouvait imaginer que tout ou presque pourrait se gérer à partir de téléphones portables qui n’existaient même pas. S’il avait fallu projeter les 30 ans à venir en prolongeant les tendances alors à l’œuvre, on aurait bien trouvé quelques sujets sempiternellement présents (la complexité, les déficits, le rôle des partenaires sociaux, les concurrences entre opérateurs). Mais on aurait manqué l’essentiel : la formidable croissance des capacités technologiques permettant de personnaliser et d’adapter les services publics. D’où une idée simple à avoir à l’esprit : l’ingérable complexité n’est pas forcément l’horizon obligatoire. À condition de volonté.
Sachant qu’il est aisé de compliquer progressivement et coûteux de simplifier drastiquement, il faut bien du courage pour faire plus qu’annoncer un « choc de simplification » et vraiment le réaliser. Il ne faut certainement pas en attendre un monde totalement débureaucratisé. Mais on peut espérer une digestion heureuse de la révolution numérique toujours à l’œuvre, par intégration de la complexité dans les guichets et les systèmes d’information, et externalisation de la simplicité dans la relation de service aux clients et aux usagers. Il n’y a probablement rien de plus impérieux mais aussi de plus périlleux que de simplifier les organisations pour simplifier la vie des gens. Le grand problème est que le bureaucrate qui complexifie c’est toujours l’autre. Par conséquent, en particulier dans la sphère sociale, tout le monde est d’accord pour simplifier, combattre et briser la bureaucratie. Et dès lors une grande question surgit : on commence par qui ?
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