Combattre la pauvreté en Europe et aux Etats-Unis
RECENSION DATANT DE 2007
Alberto Alesina, Edward L. Glaeser, Fighting poverty in the US and Europe. A world of difference, Oxford, Oxford University Press, 2004, 250 pages.
Deux économistes de Harvard s’intéressent aux différences transatlantiques en matière de lutte contre la pauvreté[1]. Dans cette intéressante revue des théories et des faits, ils rappellent d’abord qu’aux Etats-Unis les dépenses publiques représentent 30 % du PIB, contre 45 % en Europe continentale et plus de 50 % dans les pays scandinaves. Près des deux tiers de cet écart sont imputables aux politiques sociales.
Un monde de différences
Les Etats européens interviennent plus en direction des pauvres, leurs systèmes sociaux sont plus redistributifs, la progressivité de l’impôt y est plus affirmée. Au niveau des opinions, 60 % des Américains, contre seulement 26 % des Européens, pensent que les pauvres sont fainéants.
Les considérations économiques ne permettent pas d’aller bien loin pour expliquer ce « monde de différences ». Il semblerait « naturel » que là où les inégalités avant transferts sociaux sont les plus importantes, le niveau de redistribution soit le plus élevé. Or les Etats-Unis connaissent un niveau d’inégalités considérablement plus élevé aussi bien avant qu’après transferts. Une variante de cette théorie est de considérer que la société américaine serait plus mobile socialement et donc, sur le moyen et le long terme, plus égalitaire (les riches d’aujourd’hui étant les pauvres de demain, et vice-versa). Selon cette variante les pauvres américains pourraient plus facilement sortir de la pauvreté et il serait donc moins nécessaire d’intervenir publiquement pour les aider.
Encadré
Les craintes françaises à l’égard de la pauvreté et de l’exclusion
Les données barométriques (issues d’enquêtes répétées dans le temps) et comparatives (situant la France dans un contexte international) informent du niveau particulièrement élevé de la crainte de l’exclusion et de la pauvreté en France.
Une série d’enquêtes menée par l’institut CSA depuis octobre 1993 montre que depuis une quinzaine d’années, plus d’un Français sur deux craint de devenir un jour un « exclu ».
Plus de la moitié des Français craignent de devenir des « exclus » (en %)
Vous arrive-t-il ou pas d’avoir peur de devenir vous même un exclu ? | Octobre
1993
|
Septembre 1995
|
Septembre 1996
|
Février
1998
|
Février
2002
|
Mai
2004
|
OUI | 55 | 53 | 53 | 57 | 55 | 55 |
NON | 43 | 46 | 46 | 43 | 45 | 44 |
NSP | 2 | 1 | 1 | – | – | 1 |
Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Source : Baromètre CSA/La Croix/FNARS
Un sondage BVA/Emmaüs publié en décembre 2006, a indiqué que 48 % des personnes interrogées pensaient même pouvoir devenir un jour sans-abri. Dans la même enquête répétée en novembre 2007, ce sont encore 47 % des Français qui redoutent de devenir un jour sans-abri.
Il y a là l’expression d’une crainte profonde des Français, pour eux-mêmes ou pour leurs proches, à l’égard du déclassement. Cette crainte est à apprécier dans le contexte européen. Deux enquêtes Eurobaromètre, l’une de 2006 sur « la réalité sociale » en Europe, l’autre sur l’exclusion, publiée en septembre 2007, confirment pleinement les résultats. Les Français sont les premiers à craindre la pauvreté, et les troisièmes en ce qui concerne la crainte de devenir un jour sans-abri. Ainsi 86 % des Français considèrent qu’« il peut arriver à n’importe qui de tomber dans la pauvreté au cours de sa vie ». Ce n’est le cas, en moyenne, que de 62 % des habitants de l’Union. Surtout, c’est le cas de moins de la moitié des Suédois, mais également d’une minorité de Lituaniens, de Tchèques, ou de Maltais. Au sujet du risque de devenir un jour sans-abri, 13 % des Français – dans cette enquête comparative européenne – affirment leur crainte. Seuls deux pays baltes affichent plus de peur.
—————- FIN DE l’ENCADRE —————-
Les Américains croient fermement que leur société est mobile. 71 % des Américains pensent d’ailleurs que les pauvres pourraient s’en sortir eux-mêmes s’ils travaillaient suffisamment. Les Européens ne sont que 40 % dans ce cas. Mais à observer sérieusement la mobilité sociale, il apparaît en réalité plus de similitudes que de divergences. La mobilité sociale des pauvres (ici les 20 % les moins favorisés) est même plus faible aux Etats-Unis.
Une autre explication « économique » est que les Américains seraient moins altruistes. Ceci ne se vérifie absolument pas. Sur le plan de la charité privée, les Américains sont bien plus généreux que les Européens ce qui n’est pas, selon les auteurs, fondamentalement liés aux incitations fiscales dont ils peuvent bénéficier. Les Américains seraient plus soucieux de passer par ces canaux privés de redistribution car ils permettent de sélectionner les bénéficiaires et ainsi d’aider ceux qui sont jugés légitimes, méritants et, au fond, ressemblants, c’est-à-dire ceux qui sont de la même origine.
Expliquer ces différences
Puisque que les explications économiques ne fonctionnent pas, Alesina et Glaeser passent à l’analyse des institutions politiques. Les pays européens se caractérisent par des systèmes représentatifs proportionnels relativement neufs, à la différence des Etats-Unis qui reposent depuis longtemps sur un système majoritaire. La proportionnelle permet l’émergence de mouvements de gauche plus favorables à la redistribution, ce que le système majoritaire peut freiner. Les auteurs voient là une explication fondamentale à la non-implantation du socialisme aux Etats-Unis, apportant ainsi un élément au problème de l’« exception américaine » qui mobilise la sociologie politique, de Werner Sombart à Seymour Martin Lipset en passant par Engels.
Le système proportionnel a pu, récemment, se développer dans des nations homogènes. Aux Etats-Unis, où les institutions sont d’une remarquable stabilité, la majorité WASP s’en est toujours méfiée car elle conduit à une représentation croissante, et donc à un plus grand pouvoir, des minorités (au premier rang desquelles, historiquement, les Noirs).
La nature fédérale de la Constitution américaine ne favorise pas non plus les politiques redistributives. Un niveau élevé de décentralisation s’oppose en effet à un rôle important de l’Etat central, notamment pour taxer des riches qui se trouvent à un endroit, en faveur de pauvres localisés à un autre.
Pour les auteurs, à côté des institutions politiques, la principale raison des écarts de niveau de générosité des systèmes de redistribution est la fragmentation de la société américaine. Il est toujours plus facile de convaincre aux Etats-Unis un Blanc de la classe moyenne que les pauvres sont « différents » (lire « noirs ») qu’en Europe, en particulier dans les pays du Nord. Un vaste ensemble d’études montre que les gens sont plus généreux à l’endroit de membres de leur groupe. Les clivages raciaux limitent dès lors les possibilités de redistribution. Au sein même des Etats-Unis, les villes où les prestations sociales sont les plus faibles sont celles où les communautés sont les plus fragmentées.
L’ouvrage pourra surprendre, voire choquer, le lecteur non au fait des approches américaines. Les auteurs calculent des indices de fractionnement religieux, racial et ethnique, avec des définitions bien difficilement importables. Leur indice de fractionnement racial souligne en tout cas l’extrême particularité américaine. Il est de 0,49 aux Etats-Unis, de 0,02 en Italie, 0,05 en Suède, 0,1 en France.
Sans grands égards pour Max Weber, Alesina et Glaeser notent une aversion au risque plus forte chez les Catholiques que chez les Protestants mais ils n’en tirent pas véritablement de conclusion. Revenant à des fondamentaux, ils mettent l’accent sur la géographie. La population américaine, plus mobile physiquement sur un espace plus étendu, s’oppose en bien des aspects à une population européenne plus dense, plus homogène, répartie sur un espace plus restreint.
Intéressés également par les aspects idéologiques des politiques, Alesina et Glaeser considèrent que ces dissimilitudes géographiques, institutionnelles et démographiques ont permis le maintien de la droite aux Etats-Unis et les progrès de la gauche en Europe. Sans prise de position, ils considèrent que chaque camp à quelque chose à apprendre de l’autre (l’affirmer ne mange pas de pain).
Selon nos deux experts, la France se distingue tout de même par une trop grande protection octroyée aux inclus (les fonctionnaires notamment). Appelant à un ciblage accru sur les « vrais » pauvres, ils assènent que la protection sociale ne doit plus reposer sur les compromis keynésiens. Elle devrait, simplement, passer par une diminution des dépenses publiques, ceci afin de libérer les énergies et de soutenir la croissance, ce qui, en retour, ferait diminuer le nombre de pauvres.
Cette argumentation, qui sera dite « libérale », est portée avec vigueur. La découvrir c’est prendre conscience de la divergence des regards sur ce qui fonde, oriente et peut-être compromet l’intégration sociale dans des contextes à bien des titres distants. On ne pourra que prendre connaissance avec intérêt de ce regard désenchanté sur les modèles sociaux européens, sur l’ampleur des dissemblances idéologiques entre les États-Unis et l’Europe, et sur l’animosité qui peut orienter les discussions transatlantiques[2].
Il y a beaucoup à discuter dans cet ouvrage qui évoque la place de la Cour Suprême américaine comme « obstacle majeur à des politiques progressistes », qui considère que les croyances erronées sont « façonnées » par de l’« endoctrinement » ou bien encore qui signale des erreurs d’appréciation de Tocqueville sur la mobilité sociale en Amérique. Il n’en constitue pas moins un apport notable, montrant très clairement les profondes racines culturelles et institutionnelles qui distinguent Américains et Européens dans leurs approches de la pauvreté, et plus généralement de la société.
L’implication du raisonnement de Alesina et de Glaeser est qu’une Europe où l’hétérogénéité progresse, est aussi une Europe où l’Etat-providence est plus vivement critiqué et attaqué. Les succès politiques des mouvements populistes et nationalistes l’illustrent. Il y a là un immense enjeu pour une Union Européenne qui s’élargit et qui devient donc de plus en plus étendue et composite[3].
—————- FIN DE l’ENCADRE —————-
[1]. L’ouvrage a été traduit sous le titre Combattre les inégalités et la pauvreté. Les Etats-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, 2006.
[2]. Relevons que le secrétaire général de l’OCDE, sans les accents excessifs de Alesina et Glaeser, va globalement dans leur sens. Sans réforme de son marché du travail et de son appareil productif, l’Europe serait « en danger ». « L’Europe a les cartes en main pour réduire l’écart, mais si elle ne le fait pas, ce sera à ses risques et périls », a mis en garde Angel Gurria dans les colonnes du Financial Times (24 mars 2008).
[3]. En refort de la thèse d’Alesina et Glaeser vient l’article aux conclusions tonitruantes de Robert Putnam, « E Pluribus Unum Diversity and Community in the 21st Century », Scandinavian Political Studies, vol. 30, n° 2°, 2007, pp. 137-174. Le spécialiste du capital social, citant d’ailleurs les travaux de Alesina et Glaeser, y fait état de constats accablants sur les méfaits de la diversité et de l’immigration pour la cohésion sociale, au moins à court terme.